Les prolégomènes : Du haschish et de l'allénation mentale
Les paradis artificiels
En 1860, Charles Baudelaire publie à Paris Les Paradis artificielels. Cette œuvre, il la situe explicitement dans le sillage de celle de Thomas De Quincey. Le travail sur l’opium, explique-t-il, a déjà été fait et d’une manière si éclatante, médicale et poétique à la fois, qu’il n’y a rien à ajouter. Reste le haschisch dont Baudelaire va proposer une exploration à la fois naturelle (origine et effets directs du haschisch) et morale (il entend par « moral » l’ensemble des modifications de sentiments induits par la substance). Les états de conscience modifiés sont expérimentés un peu à la manière de parfums dont les fragrances sont susceptibles d’offrir, à la sensibilité, le plaisir de nuances plus profondes et à l’art des dimensions nouvelles. Elles sont une sorte d’émulateur de « correspondances » :
Arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs et les couleurs contiennent une musique. Cela, dira-t-on, n’a rien que de fort naturel, et tout cerveau poétique, dans son état sain et normal, conçoit facilement ces analogies. Mais j’ai déjà averti le lecteur qu’il n’y avait rien de positivement surnaturel dans l’ivresse du haschisch ; seulement, ces analogies revêtent alors une vivacité inaccoutumée.
L’imagination d’un homme nerveux enivré de haschisch, écrira i lu me Baudelaire, est poussée jusqu’à un degré prodigieux, aussi peu déterminable que la force extrême possible du vent dans un ouragan. |,r>i objets environnants deviennent autant de suggestions qui agitent un monde de pensées, toutes plus colorées, plus vivantes, plus subtiles Il n unes que les autres. Mais bientôt, comme un fruit tombe de l’arbre sous l’effet de l’accumulation d’un suc qui lui est pourtant bénéfique, apparaît le moment du délire :
Ces villes magnifiques, se dit-il [celui qui est sous l’emprise du haschisch], ces musées qui regorgent de belles formes et de couleurs enivrantes, ces bibliothèques où sont accumulés les travaux de la science et li s rêves de la Muse, ces femmes enchanteresses, plus charmantes encore par la science de la parure et l’économie du regard, toutes ces choses ont été créées pour moi, pour moi, pour moi ! Pour moi, l’humanité a travaillé, a été martyrisée, immolée, pour servir de pâture, à mon implacable appétit d’émotion, de connaissance et de beauté !
Un basculement s’opère, chez le consommateur de ces substances, entre le moment où leur vitalité éclate et celui où cette même vitalité h if tourne en folie. Cette puissance de retournement que possède la substance sera à l’origine d’innombrables méditations morales. Baudelaire y verra un châtiment qu’aurait dû laisser prévoir les récompenses imméritées auxquelles la substance donne accès: «C’est la intuition de la prodigalité impie avec laquelle vous avez dépensé le fluide nerveux.»
Evolution du thème du châtiment
Ce thème du châtiment consécutif à l’excès de vitalité dont la mi il «lance ouvre le chemin, on va le retrouver à la fin du XIXesiècle dans l’autres œuvres qui commentent ou explorent les effets d’autres substances psychotropes. Ainsi, le détective le plus rusé de la littérature, la création de sir Arthur Conan Doyle, explique, dans la seconde nouvelle des aventures de Sherlock Holmes intitulée The Sign of Four’, combien les injections qu’il s’auto-administre lui sont utiles pour résoudre les délicats problèmes que posent ses enquêtes. Et, tandis qu’il s’injecte, sous les yeux de son ami VVatson, une nouvelle dose de cocaïne avant de reprendre l’enquête en cours, il explique longuement tous les bienfaits qu’il trouve à cette substance :
Transcendentalement stimulante et clarifiante pour l’esprit : voilà donc comment s’annonce, dans une œuvre de fiction, à la fin du XIXe siècle, la description des effets d’une substance, la cocaïne, qui deviendra, pour quelque temps, le plus puissant des stimulants connus avant d’être supplantée par une substance synthétique dans le premier tiers du XXe siècle (les amphétamines). Watson, cependant, n’est pas convaincu cette fois par l’argumentation du maître :
Voyons, faites le compte ! Il se peut que votre esprit soit, comme vous le dites, stimulé et excité par cette substance, mais il s’agit d’un processus pathologique qui entraîne la dégradation de certains tissus et qui, dans le meilleur des cas, vous laissera par la suite affaibli. Pourquoi devriez- vous, pour un plaisir éphémère, risquer de perdre ce qu’il y a de meilleur en vous ?
Et Watson précise qu’il parle non seulement en tant qu’ami mais surtout en tant que médecin. De moral chez Baudelaire, le châtiment est devenu physiologique et médical à la fin du siècle. Cette réinterprétation de la notion de châtiment en conséquence physiologique d’une action nocive, on va la voir se développer de façon constante tout au long du XXe siècle. Elle se déploie encore de nos jours sous les traits de ce qu’on nomme parfois « morale évolutionniste », laquelle |h nu suit l’objectif général d’ancrer la morale dans le schéma d’explication darwinien de la vie. Et ainsi, c’est à une réécriture, en termes physiologiques d’abord, biologiques ensuite, évolutionnistes enfin, de l’ensemble des problèmes qui avaient été rangés dans la catégorie ih nrrale de « morale » qu’on va assister tout au long du XXe siècle.Les discours normatifs changeront de système de justification. Cependant, pour l’essentiel, ruse de la raison, les prescriptions sur lesquelles il* Imnichent ces discours resteront sensiblement identiques.
Excitants et stimulants
Mais si les méditations d’un Baudelaire et d’un Conan Doyle s’orintent dans des voies qui reflètent les tendances interprétatives des époques auxquelles elles apparaissent, elles portent aussi sur des substances dont les effets sont bien distincts. Tandis que le haschisch du premier fait perdre ou modifie fortement la logique habituelle de enchaînement des pensées, la cocaïne du second l’augmente au h h il ra ire. Loin d’altérer les capacités cognitives, comme le fait le linm liisch, les stimulants paraissent les rendre plus puissantes. Avec le café tout d’abord, la cocaïne ensuite, et plus tard, les amphétamines,l’Europe découvrira ainsi, pendant toute la période de son rapide développement industriel, une série de substances qui ont la propriété stimuler l’éveil, la vigilance, la capacité d’attention et la clarté des pensés.
Ainsi, Honoré de Balzac, dans son Traité des excitants modernes(1938)consacre un chapitre au café. Prosélyte de cette religion nouvelle, il recommande de l’absorber, comme il le fait lui-même, fort, en l’introduisant de préférence dans un estomac vide.
Tout s’accélère: les idées se lèvent comme les bataillons de vastes urinées et livrent bataille. La mémoire vient à la charge, la cavalerie des métaphores s’emballe dans un magnifique galop ; l’artillerie de la logique se couvre d’encre. Comme si le café était passé dans les mots.
Le stimulant donne au désir la puissance d’une volonté, et c’est par là qu’il se rend précieux. Alors que le désir voit s’accumuler sur sa route des obstacles à son accomplissement qui le ralentissent et peuvent même mettre en péril sa réalisation, le stimulant, émulateur de la volonté, aide à triompher avec vigueur et rapidité de ces obstacles. Les stimulants se présentent ainsi comme des substances qui effectuent une transmutation du désir en volonté, laquelle s’affirme, nette et claire, et parvient sans peine à recruter à son profit toutes les puissances d’agir de l’individu. Il y a une forme de violence dans ces accélérations. Balzac, créateur de la figure littéraire du Rastignac, parle d’un enrôlement des vertus guerrières à des activités qui, en apparence, sont tout sauf guerrières, puisqu’au penseur dont la main seule trace les signes de son activité, il suffit, pour faire son œuvre, de rester assis à son bureau.
Pascal qui disait que tous nos malheurs viennent de ce que nous sommes incapables de rester seuls dans une chambre, semble rencontrer ici un contre-exemple inspiré. Par son imagination éveillée, l’écrivain est ailleurs que là où son corps se trouve. Si sa pensée est convenablement stimulée, il peut rester très longtemps à écrire. Il peut le faire parce que son instinct guerrier n’est pas endormi mais est au contraire en pleine activité, en pleine conquête. Mais pour être ainsi celle d’un paisible combattant, la pensée de l’écrivain fait fonctionner les ressorts d’une substance matérielle qui « passe dans les mots ». A travers les mots faits d’encre que l’écrivain trace sur la feuille de papier, une transsubstantiation s’effectue : le café est devenu langage et discours.