Les prolégomènes : Du haschish et de l'allénation mentale
C’est en explorant la tendance au délire que produit une autre substance orientale, le haschisch, que se constitue peu après, en France, une autre tradition. Elle se fixe des objectifs plus prosaïques, plus pragmatiques aussi. Il va s’agir de s’exposer volontairement, pendant il une période limitée, à une substance dont on suppose qu’elle produit des effets similaires à ceux qu’on rencontre chez des patients Imités pour troubles psychiatriques. Ces maladies dites mentales qui se signalent notamment par le fait que le patient passe d’un sujet à un .mire sans logique apparente et sans qu’il puisse lui-même fournir l’explication à ses étranges décale trouve l’homme sous l’effet du haschisch. D’où l’idée que cette substance provoque un état de psychose transitoire rations ne paraissent pas si éloignées de l’état dans lequel qui peut permettre de comprendre mieux la nature de la désorganisation qui est à l’origine des pathologies mentales.
Moreau de Tours
L’instigateur de cette voie d’approche est l’aliéniste français Moreau de Tours. Entre 1836 et 1840, Jacques-Joseph Moreau (dit Moreau de Tours), parcourt l’Orient : Égypte, Nubie, Palestine, Syrie. Les populations de ces pays consomment du haschisch sous diverses formes et Moreau sera, par elles, initié à cette consommation. Dès son retour en France, il s’attache à faire connaître les propriétés de la substance d’une manière qu’il qualifie de scientifique. Il publie, en 1845, un livre intitulé Du Haschisch et de l’aliénation mentale‘.
Il ne s’agit pas pour lui de faire des études statistiques ou de physiologie nerveuse, mais d’étudier sur lui-même les propriétés que l’on dirait aujourd’hui « psychotropes » de la substance : « L’expérience personnelle est ici le critérium de la vérité. » L’explorateur est, simultanément, le témoin et l’analyste de ses propres sensations, des impressions qui le traversent. Ce qui suppose qu’au milieu des remous de concepts et d’affects que provoque la substance, une instance demeure vigilante, attentive au projet d’ensemble de l’expérimentateur. Position plus observatrice qu’hédoniste, elle est censée conduire à de nouveaux aperçus sur la nature de la folie :
J’avais vu dans le haschisch, ou plutôt dans son action sur les facultés morales, un moyen puissant, unique d’exploration en matière de pathologie mentale ; je m’étais persuadé que par elle on devait pouvoir être initié aux mystères de l’aliénation, remonter à la source cachée de ces désordres si nombreux, si variés, si étranges qu’on a l’habitude de désigner sous le nom de folie.
Le club des haschischins
L’explorateur Moreau de Tours est aussi un propagandiste. En 1845, l’année même de la publication du livre dont il vient d’être question il crée à Paris le « Club des haschischins » qui se consacrera au côté artistique de l’exploration des modifications d’états de conscience provoqués par le haschisch. Dans les années qui suivent, le club attire un nombre croissant d’artistes : Baudelaire, Nerval, Gautier, Delacroix, Balzac viennent y déguster le Dawamesc, une confiture verte, presque compacte, à base de pistache, d’épices et de haschisch obtenue à partir d’un « extrait gras » de la plante, lequel est préparé en faisant bouillir les feuilles et les fleurs dans un peu d’eau avec du beurre frais. Le tout est réduit par évaporation jusqu’à obtenir un liquide qui a la consistance d’un sirop. On récupère ainsi une substance visqueuse chargée du principe actif qui a généralement une couleur verdâtre. Cet extrait se déguste ensuite mélangé à une pâte ou à une espèce de nougat aromatisé avec de l’essence de rose ou de jasmin.
La pièce dans laquelle ont lieu les réunions est équipée de vastes fauteuils dans lesquels les participants se laissent aller pour mieux éprouver les sensations provoquées par le loukoum magique. Ils décrivent généralement ces sensations comme une suite de modifications sensorielles souvent accompagnées d’hilarité et d’un état de bien-être général. Cet état est parfois mis à profit pour la composition instantanée d’œuvres littéraires, parfois aussi décrit après coup, comme un voyageur qui fait, de retour à Ithaque, le récit de ses aventures.
Moreau a des objectifs politiques autant qu’intellectuels (son invitation adressée à des personnalités du monde littéraire est aussi une stratégie). Il entend combattre une certaine forme de psychologie « moraliste » qui, selon lui, se signale par sa tendance à désigner comme anormal ce qui lui échappe dans le comportement de certaines personnes. A l’inverse, la position non moraliste, celle que Moreau défend, se reconnaît à ceci que, pour elle, la folie a un langage propre et distinct. Chez certains « aliénés », les idées se succèdent en suivant des enchaînements qui paraissent étrangers à la logique commune. Mais, si singulière et insaisissable qu’ils puissent paraître, ces enchaînements possèdent néanmoins, Moreau en est persuadé, une loi de composition propre que l’aliéniste a pour tâche de découvrir. « Est-il bien sûr que nous soyons en état de comprendre ces malades lorsqu’ils nous font part de leurs observations ? Ne nous tiennent-ils pas, au contraire, un langage auquel nous sommes nécessairement étrangers ? »
Moreau tente ainsi de tirer parti d’une propriété importante des psychotropes qui peut s’énoncer de la façon suivante : certaines substances matérielles peuvent modifier le cours habituel des pensées, la forme logique de leur enchaînement, sans annuler pour autant la
conscience que nous avons de ces enchaînements. Ce qui signifie, d’une part, que la conscience n’est que partiellement solidaire de la logique de l’enchaînement des pensées et, d’autre part, que certaines substances matérielles peuvent contribuer à augmenter l’écart que la pensée entretient avec la logique ordinaire qu’on appelle aussi parfois, le bon sens. Bien que ces remarques aient une portée philosophique évidente, elles seront ignorées ou, en tout cas, peu commentées par les philosophes professionnels qui sont, à la même époque, surtout préoccupés de discuter des mérites comparés des thèses matérialistes et idéalistes dans l’explication des connaissances humaines ou de ceux des thèses mécanistes et vitalistes dans l’explication du vivant.
Moreau de Tours
L’instigateur de cette voie d’approche est l’aliéniste français Moreau de Tours. Entre 1836 et 1840, Jacques-Joseph Moreau (dit Moreau de Tours), parcourt l’Orient : Égypte, Nubie, Palestine, Syrie. Les populations de ces pays consomment du haschisch sous diverses formes et Moreau sera, par elles, initié à cette consommation. Dès son retour en France, il s’attache à faire connaître les propriétés de la substance d’une manière qu’il qualifie de scientifique. Il publie, en 1845, un livre intitulé Du Haschisch et de l’aliénation mentale‘.
Il ne s’agit pas pour lui de faire des études statistiques ou de physiologie nerveuse, mais d’étudier sur lui-même les propriétés que l’on dirait aujourd’hui « psychotropes » de la substance : « L’expérience personnelle est ici le critérium de la vérité. » L’explorateur est, simultanément, le témoin et l’analyste de ses propres sensations, des impressions qui le traversent. Ce qui suppose qu’au milieu des remous de concepts et d’affects que provoque la substance, une instance demeure vigilante, attentive au projet d’ensemble de l’expérimentateur. Position plus observatrice qu’hédoniste, elle est censée conduire à de nouveaux aperçus sur la nature de la folie :
J’avais vu dans le haschisch, ou plutôt dans son action sur les facultés morales, un moyen puissant, unique d’exploration en matière de pathologie mentale ; je m’étais persuadé que par elle on devait pouvoir être initié aux mystères de l’aliénation, remonter à la source cachée de ces désordres si nombreux, si variés, si étranges qu’on a l’habitude de désigner sous le nom de folie.
Le club des haschischins
L’explorateur Moreau de Tours est aussi un propagandiste. En 1845, l’année même de la publication du livre dont il vient d’être question il crée à Paris le « Club des haschischins » qui se consacrera au côté artistique de l’exploration des modifications d’états de conscience provoqués par le haschisch. Dans les années qui suivent, le club attire un nombre croissant d’artistes : Baudelaire, Nerval, Gautier, Delacroix, Balzac viennent y déguster le Dawamesc, une confiture verte, presque compacte, à base de pistache, d’épices et de haschisch obtenue à partir d’un « extrait gras » de la plante, lequel est préparé en faisant bouillir les feuilles et les fleurs dans un peu d’eau avec du beurre frais. Le tout est réduit par évaporation jusqu’à obtenir un liquide qui a la consistance d’un sirop. On récupère ainsi une substance visqueuse chargée du principe actif qui a généralement une couleur verdâtre. Cet extrait se déguste ensuite mélangé à une pâte ou à une espèce de nougat aromatisé avec de l’essence de rose ou de jasmin.
La pièce dans laquelle ont lieu les réunions est équipée de vastes fauteuils dans lesquels les participants se laissent aller pour mieux éprouver les sensations provoquées par le loukoum magique. Ils décrivent généralement ces sensations comme une suite de modifications sensorielles souvent accompagnées d’hilarité et d’un état de bien-être général. Cet état est parfois mis à profit pour la composition instantanée d’œuvres littéraires, parfois aussi décrit après coup, comme un voyageur qui fait, de retour à Ithaque, le récit de ses aventures.
Moreau a des objectifs politiques autant qu’intellectuels (son invitation adressée à des personnalités du monde littéraire est aussi une stratégie). Il entend combattre une certaine forme de psychologie « moraliste » qui, selon lui, se signale par sa tendance à désigner comme anormal ce qui lui échappe dans le comportement de certaines personnes. A l’inverse, la position non moraliste, celle que Moreau défend, se reconnaît à ceci que, pour elle, la folie a un langage propre et distinct. Chez certains « aliénés », les idées se succèdent en suivant des enchaînements qui paraissent étrangers à la logique commune. Mais, si singulière et insaisissable qu’ils puissent paraître, ces enchaînements possèdent néanmoins, Moreau en est persuadé, une loi de composition propre que l’aliéniste a pour tâche de découvrir. « Est-il bien sûr que nous soyons en état de comprendre ces malades lorsqu’ils nous font part de leurs observations ? Ne nous tiennent-ils pas, au contraire, un langage auquel nous sommes nécessairement étrangers ? »
Moreau tente ainsi de tirer parti d’une propriété importante des psychotropes qui peut s’énoncer de la façon suivante : certaines substances matérielles peuvent modifier le cours habituel des pensées, la forme logique de leur enchaînement, sans annuler pour autant la
conscience que nous avons de ces enchaînements. Ce qui signifie, d’une part, que la conscience n’est que partiellement solidaire de la logique de l’enchaînement des pensées et, d’autre part, que certaines substances matérielles peuvent contribuer à augmenter l’écart que la pensée entretient avec la logique ordinaire qu’on appelle aussi parfois, le bon sens. Bien que ces remarques aient une portée philosophique évidente, elles seront ignorées ou, en tout cas, peu commentées par les philosophes professionnels qui sont, à la même époque, surtout préoccupés de discuter des mérites comparés des thèses matérialistes et idéalistes dans l’explication des connaissances humaines ou de ceux des thèses mécanistes et vitalistes dans l’explication du vivant.