Les poissons revent- ils
Une façon de comprendre l’importance du sommeil consiste à étudier celui-ci chez des espèces plus basses dans l’échelle hypogé- noétique. Une telle étude comparée nous confronte à une limitation fondamentale qui réside dans les méthodes utilisées. Les découvertes des changements qui surviennent dans le système nerveux pendant la transition de la veille au sommeil ont déterminé l’utilisation de définitions très claires et rigides du terme sommeil et ont fixé les critères selon lesquels nous définissons « la transition de la veille au sommeil ». Dans les nombreuses occasions au cours desquelles on me demande de fournir une définition scientifique du sommeil, je commence souvent par décrire les variations de l’activité électrique du cerveau qui se produisent pendant cette transition, plutôt que les changements comportementaux qui accompagnent l’assoupissement. Bien qu’il soit très facile de feindre le sommeil, il n’est pas possible de tromper les instruments d’enregistrement électrophysiologique. En vérité, chez certains animaux, l’activité électrique du cerveau pendant le sommeil ressemble à celle des êtres humains, mais, dans les systèmes nerveux primitifs des insectes, des poissons, ou même des amphibies ou des reptiles, on ne peut trouver aucune trace d’une telle activité. Comment, dès lors, définir le sommeil des poissons ou des insectes sans avoir recours aux enregistrements des ondes du cerveau ? Peut-être ne dorment-ils pas du tout ?
Des observations prolongées effectuées sur des poissons montrent que, au moins dans certains cas, d’indéniables et importantes variations existent dans leur niveau d’activité pendant le cycle jour- nuit. Il y a des moments où le poisson n’arrête pas de bouger, alors qu’à d’autres moments il descend au fond de l’aquarium où il demeure pratiquement immobile. Si nous essayons de le déranger pendant qu’il est dans ce dernier état, nous nous apercevons que son seuil de réaction est élevé. Certains affirment même que le fait que quelqu’un peut saisir sans crainte la queue d’un requin pendant qu’il se repose au fond d’un aquarium est la meilleure preuve que le requin est endormi. Pourtant, je ne connais aucun chercheur prêt à risquer sa vie pour en faire la démonstration dans des conditions expérimentales !
Les insectes, les poissons, les amphibies et les reptiles se soumettent tous aux critères comportementaux du sommeil : absence de mouvements, posture spécifique en fonction des espèces, seuil élevé d’excitation sexuelle et rapide changement d’état à la suite d’une stimulation intense.
On a des preuves que le sommeil comportemental existe aussi chez les abeilles, les guêpes, les mouches, les libellules, les sauterelles, les papillons et les phalènes, qui présentent tous des périodes de calme dans leur comportement. Bien plus, un éveil comportemental forcé chez les cafards et les scorpions n’est suivi d’un accroissement compensatoire du repos comportemental qui ressemble à l’accroissement du temps de sommeil après une période de privation. Cependant, il n’y a aucune modification claire des caractéristiques des enregistrements électriques du système nerveux de ces espèces, à la différence des mammifères, pendant les périodes de repos ou d’activité.
Chez les reptiles, nous trouvons les premiers signes d’une activité cérébrale électrique qui pourrait être l’ancêtre de l’encéphalogramme des mammifères. On a enregistré une haute amplitude et des pics d’activité dans le cerveau du caïman pendant son repos comportemental. De manière intéressante, après un éveil forcé, on note un accroissement de l’activité électrique, suggérant que les pics pourraient être caractéristiques du sommeil comportemental, ressemblant au rapport qui existe entre la haute amplitude des ondes delta et le sommeil profond des animaux. Des pics de haute amplitude, semblables à ceux-ci, ont été enregistrés chez les tortues de terre et de mer. Il convient de mentionner, toutefois, que tous
les chercheurs ne s’accordent pas sur le fait que ces pics seraient liés au sommeil comportemental. Dans la mesure où la température du corps décroît chez les reptiles au cours de cet état, certains d’entre eux pensent que ces pics de haute amplitude sont causés justement par cette baisse de température.
La majorité des chercheurs qui ont étudié le sommeil des animaux est d’accord pour affirmer que le « véritable sommeil » — un changement de l’état comportemental qui est aussi accompagné par des variations caractéristiques dans l’activité électrique du cerveau — n’est apparu pour la première fois dans l’échelle de l’évolution qu’après le développement du cerveau antérieur, et que celui-ci ne se trouve que chez les animaux à sang chaud.
Les caractéristiques électro physiologiques du sommeil paradoxal et des autres stades du sommeil apparaissent clairement dans le monde aviaire. Puisque nous ne possédons pas de preuves certaines que les animaux rêvent véritablement, j’utiliserai dans ce chapitre le terme « sommeil paradoxal » pour indiquer le stade du sommeil qui est analogue au sommeil REM des hommes. Chez les poulets, par exemple, la transition de la veille au sommeil est accompagnée par un voltage électrique accru des ondes du cerveau, une faible chute dans le tonus musculaire du cou et un pouls ralenti. Pendant le sommeil paradoxal, on remarque, en outre, une chute importante du tonus musculaire du cou, une accélération de la fréquence des ondes du cerveau, une baisse dans leur voltage électrique et une augmentation des mouvements oculaires. Chez d’autres oiseaux, on relève rarement une chute du tonus musculaire du cou. Bien que les caractéristiques électro physiologiques apparaissent très semblables, il existe une grande différence entre le cycle des stades du sommeil chez le poulet et chez les mammifères. La durée du sommeil paradoxal des mammifères se mesure en minutes, et elle peut même atteindre une demi-heure chez l’être humain ; ce type de sommeil chez les poulets et les oiseaux en général, au contraire, n’excède pas dix ou quinze secondes. Aussi, la proportion de sommeil REM chez les poulets ne représente-t-il pas plus de 3 à 12 % de leur sommeil total et s’élève-t-il à quelques minutes seulement par vingt-quatre heures. Les cycles veille- sommeil apparaissent, eux aussi, différents. De nombreux oiseaux ne connaissent pas des phases longues et ininterrompues de sommeil, mais combinent des périodes courtes de sommeil avec des périodes pendant lesquelles leurs yeux sont ouverts. Celles-ci
sont caractérisées par une activité électrique du cerveau semblable à celle de la veille, mais, pendant quelles se déroulent, les volatiles gardent néanmoins leur posture spécifique de sommeil. C’est ce qu’on a appelé « sommeil vigil », parce qu’il permet à l’oiseau de garder une vigilance périodique tout en permettant à un processus de sommeil inconnu de se poursuivre.
En outre, on voit souvent certains oiseaux dormir pendant de brefs instants en ne fermant qu’un œil, et il a été montré que, pendant ce laps de temps, seul un hémisphère du cerveau présente des signes électriques de sommeil, tandis que l’autre présente des signes de veille. Peut-être que cette phase où ils ne dorment que d’un œil est le résultat d’une évolution et d’une adaptation aux nécessités des migrations. L’utilisation de radars pour suivre les oiseaux migrateurs a montré que les martinets européens passent toute la nuit en vol. On croit parfois qu’ils dorment pendant ce temps, et il est possible aussi que les oiseaux de mer dorment en vol. Bien que cela n’ait pas été prouvé jusqu’à maintenant, peut- être que les brefs clignements d’yeux qu’ils effectuent pendant leur sommeil aident les oiseaux à maintenir leur cap sans en dévier et, en même temps, permettent à leur cerveau de bénéficier des processus liés au sommeil.
Le sommeil vigil, le sommeil d’un seul œil et les propriétés sans équivalent dans le règne animal du sommeil paradoxal des oiseaux donnent la preuve de l’adaptation du sommeil aux conditions de vie particulières de l’organisme. Au cours du procès de l’évolution, le sommeil s’est développé d’une manière semblable à celle d’autres instincts qui évoluaient en syntonie avec les styles et les conditions de vie de chaque espèce. Il se peut que les oiseaux, qui d’ordinaire se perchent en hauteur pour dormir, aient moins développé le sommeil paradoxal à cause de leurs conditions de sommeil particulières. Pour la même raison, ils ne subissent pas de perte de tonus musculaire dans cette sorte de petit sommeil paradoxal qui est le leur. Ceux qui se perchent ne peuvent absolument pas se permettre les longues périodes de relâchement musculaire qui sont caractéristiques du sommeil paradoxal. Il serait intéressant de mettre cette hypothèse à l’épreuve en faisant des recherches sur le sommeil paradoxal chez l’émeu, l’aptéryx et l’autruche, qui dorment tous étendus sur le sol.