Les états dépressifs
Ils doivent être différenciés de l’humeur depressive qui fait partie comme nous l’avons vu des symptômes de sevrage, en particulier lorsque la dépendance physique est importante; dans ce cas, les signes doivent rester modères et transitoires, réversibles sous l’ action de la nicotine. Dans d’autres cas, un état anxieux ou dépressif antérieur s’aggrave ou réapparaît; cette éventualité est actuellement une des causes les plus fréquentes de reprise de la cigarette. Les fumeurs bien motivés, indemnes de troubles psychiques, réussissent a arrêter facilement en remplaçant le tabac par le timbre ou la gomme; par contre les autres, « a problème » echouent et ainsi, leur pourcentage relatif augmente.
La situation la plus fréquente est celle d’un trouble psychologique ancien, mais latent ou méconnu. Ces fumeurs ont souvent des antécédents de dépression et surtout des troubles psychologiques, anciens et chroniques, remontant a l’adolescence, caractérises par une tristesse habituelle, un manque d’energie, une fatigabilité, un certain degré de perte de la joie de vivre, une impression générale d’etre « mal dans sa peau», avec des perturbations du sommeil et de l’appétit. Des troubles anxieux de types divers sont pratiquement toujours associés :
• L’anxiete généralisée, c’est-a-dire excessive, dans toutes les circonstances de la vie quotidienne et disproportionnée a l’ évènement: «je me fais du souci pour tout! »…
• Parfois, cette anxiété est très importante, devient de l’angoisse aigue qui se manifeste par des crises de panique, spontanées ou provoquées, qui en France sont souvent étiquetées « spasmophilie ».
• Des phobies de types divers sont fréquentes telle l’agoraphobie et des phobies spécifiques (avion, ascenseur, vide…)- La phobie sociale est dans mon expérience tres souvent rencontree, se manifestant par une hypertimidite, le trac, des difficultés pour s’affirmer en société… c’est la peur des autres si bien décrite dans le livre de Andre et Legeron.
Dans toutes ces situations, la consommation de cigarettes augmente. Tous ces états sont parfois décrits sous le nom de troubles de l’humeur; ils sont plus ou moins impor- tants et la chronicité de ces plaintes fait qu’elles sont souvent considérées par le sujet lui-meme et par son entourage, comme faisant partie de sa personnalité et de son caractère. Ces perturbations sont donc souvent méconnues dans leur réalité et non diagnostiquées, ou bien elles sont qualifiées de « fonctionnelles » ou d’etats nevrotiques. La classification du DSM en a reconnu l’individualite et les a décrites sous le nom de « dysthymies »: ceci correspond a la terminologie ancienne de névrose dépressive et constitue en fait une tendance a la dépression mineure, fluctuante et évoluant de façon prolongée sur des années. Chez ces sujets, l’installation du tabagisme a souvent ete précoce, avec augmentation rapide de la consommation, car la cigarette réduit un peu le mal-être.
Il y a alors souvent de fagon frappante un parallélisme entre l’etat psychologique et l’importance de la consommation de tabac; celle-ci augmente aux phases dépressives et se reduit au contraire dans les phases normales. Ce trouble est plus frequent chez la femme
En général deux cas sur trois et il existe alors presque toujours un syndrome prémenstruel tres marque, prolonge durant plusieurs jours, avec des perturbations du caractere, de l’irritabilite, de l’irascibilite, des crises de larmes, de l’hypersomnie avec un sommeil non reparateur et des pulsions vers les aliments sucres. Des antecedents psychopathologiques familiaux sont tres fréquents, sous forme de depressions d’intensite variable, d’etats dysthymiques et d’anxiete. Nous retrouvons également dans certains cas des tentatives de suicide, des etats d’alcoolo-dépendance et parfois d’autres toxicomanies.
L’association d’autres troubles psychologiques est également possible. Ce sont:
Des manifestations de dyscontrole comportemental avec impulsivite, agressivite, signes d’impatience dans la vie courante.
Parfois des troubles obsessionnels compulsifs avec consommation très importante de cigarettes – jusqu’a cinquante cigarettes par jour et plus – souvent associes a une absorption exagérée d’alcool, une consommation excessive, voire une alcoolodependance et parfois une boulimie ou d’autres conduites addictives.
Ces troubles psychiques apparaissent ou surtout s’aggravent habituellement a l’ arret du tabac, dans un delai de deux a trois semaines, plus tardivement s’il y a eu traitement de substitution nicotinique, lors de la diminution des doses. La survenue de l’etat depressif conduit presque toujours a la reprise volontaire de la consommation de cigarettes, en l’absence meme de tout syndrome de manque: en quelques jours, les troubles disparaissent alors.
Une autre eventualite, plus rare, est la survenue d’un etat depressif alors qu’il n’existait apparemment aucun antécédent personnel de troubles psychologiques. La décompensation peut prendre une allure grave, avec tous les signes d’une depression majeure installee brusquement en quelques jours, comme dans 1’ observation suivante:
Un homme de 45 ans fumait 20 cigarettes par jour depuis l’age de 20 ans; il n’avait aucun antecedent de troubles psychologiques. Apres une banale intervention chirurgicale, il a arrete brusquement de fumer, sans aide medicale. Le syndrome de manque s’est attenue rapidement et a disparu en peu de temps; vers la troisieme semaine, il a commence a se sentir fatigue, las, sans energie; en quelques jours, il a presente tous les criteres cliniques d’une depression majeure, avec idees sui- cidaires, pleurs, desespoir. II n’a pas voulu etre hospitalise.
La situation reclamait un traitement d’urgence car il refusait formellement l’idee de refumer en declarant: «Je suis nul, ce serait le pire echec!» Le traitement antidepresseur s’imposait, mais son delai d’action est toujours d’au moins deux semaines; il lui a alors été donne, en le gardant sous surveillance, une puis deux gommes a la nicotine a 2 mg- Deux heures plus tard, il nous a dit ressentir un debut d’amelioration; la consommation de gommes a ete poursuivie, de l’ordre de 5 a 6 gommes par jour, avec simultanement la mise en route d’un traitement antidepresseur par IRS. Trois jours apres, son etat s’est considérablement ameliore.
Le traitement par la nicotine a ete inter-rompu au bout de quatre semaines, celui par l’IRS a ete poursuivi pendant trois mois, puis les doses ont ete progressivement reduites avec arret au sixieme mois. Avec un recul de trois ans, le sujet n’a pas subi de rechute de ses troubles psychiques. La rapidite de la transformation clinique peut raisonnablement etre attribute au traitement nicotinique, car 1’amelioration est survenue tres rapidement, alors meme que les delais habituels d’action de l’IRS, de l’ordre de deux semaines environ, n’etaient pas encore ecoules.
Cette meme evolution peut egalement se produire pro- gressivement en quelques mois, aboutissant a des tableaux severes en 1’absence de traitement. Ainsi l’arret du tabac doit-il etre range, en fonction de notre experience, parmi les causes possibles de depression majeure.
Enfin, ce peut etre une depression ancienne, connue et sta- bilisee plus ou moins completement par un traitement antide-presseur prolonge; le tabagisme est toujours tres important, avec une forte dependance. II faut alors etre particulierement vigilant, car l’arret du tabac peut declencher une poussee depressive, en particulier lors de la diminution des doses de nicotine quand le sevrage se fait avec l’aide du traitement transdermique.
Fait remarquable, cette aggravation survient sans que reapparaissent la pulsion a fumer, ni le syndrome de manque. Une augmentation de la posologie des antidepresseurs est alors necessaire.
Elle reste parfois insuffisante comme dans les deux observations qui suivent:
Chez un sujet de 60 ans, gueri dix ans auparavant d’une alcoolodependance, atteint de depression ancienne et traite avec efficacite par antidepresseurs, l’arret du tabac a été obtenu faci- lement par le timbre-nicotine; quelques semaines plus tard s’installe une profonde depression, rebelle a toute therapeutique durant plus de deux ans; ultérieurement une amelioration rapide et spectaculaire des troubles psychiques a ete obtenue sous Paction de la gomme-nicotine sans modifications du traitement antidépresseur prealable. Mais depuis la reprise des apports nicotiniques, l’envie de fiimer est reapparue; ce sujet consomme maintenant 18a 20 gommes a 2 mg par jour, exactement comme lorsqu’il ftimait ses cigarettes. Il n’envisage pas d’interrompre cette consommation, car il juge son confort psychologique actuel excellent, meilleur que jamais, avec l’association IRS-nicotine.
La deuxième observation est similaire, chez une femme de 40 ans, atteinte d’une depression ancienne, mais bien stabilisée et recevant uniquement de petites doses vespérales d’un anxiolytique (benzodiazepine). A l’arret du tabac, en fin de trai- tement de substitution nicotinique s’installe un etat depressif tres severe, rebelle a tout traitement, durant plusieurs annees. Un essai d’apport nicotinique par le timbre n’a ete que tres peu effi- cace, mais, par contre, il a fait reapparaitre l’envie de fumer. Au bout de trois ans, la reprise du tabagisme a ete suivie en quelques jours d’une disparition complete des troubles, sans que les trai- tements antidepresseurs anterieurs aient ete modifies.
De telles observations amènent a soulever l’hypothese d’une action speciftque antidepressive de la nicotine. Chez certains fumeurs, les troubles psychiques apparaissent apres 1’arret brutal du tabac ou après la diminution des doses de nicotine lorsqu’il y a eu un traitement de substitution; ils disparaissent avec la reprise des apports nicotiniques, sous forme soit de cigarettes, soit de timbres ou de gommes. La chronologie des variations de l’etat psychologique constitue un argument en faveur de cette interpretation.
La nicotine serait une medication psychotrope, un anti-depresseur et regulateur de l’humeur. Pour certains fumeurs, vulnerables et psychologiquement fragiles, la cigarette constituent ainsi une automedication instinctive, amenant un soulagement a une souffrance morale… mais, helas, au prix d’une reelle dependance et surtout des risques majeurs inherents a tous les autres produits toxiques présents dans le tabac.