Les essais cliniques révolutionnent la psychiatrie
Mais avant de revenir sur ce point, plusieurs exemples doivent nous permettre de comprendre les autres effets des essais cliniques. Cela permettra d’échapper à l’idée habituelle, de bon sens, qu’ils sont une simple procédure technique qui n’aurait aucune influence profonde sur les objets qu’ils sont amenés à gérer. Le philosophe François Dagognet est le premier à avoir saisi que les études cliniques n’étaient pas un petit détail dans l’organisation de la médecine, mais qu’elles allaient la bouleverser de fond en comble, la réorganiser totalement, changer son centre de gravité. Les essais cliniques ont bien réinventé des pans entiers de la médecine, de ses savoirs, de ses concepts, de ses définitions, de ses règles morales et de ses pratiques.
Prenons l’exemple de la psychiatrie, domaine de la médecine qui a le plus souffert, subjectivement, de la puissance des essais cliniques et qui s’est le plus interrogé sur sa nouvelle identité, qui prenait totalement à revers l’identité que la psychanalyse commençait peu à peu à lui imposer. Les choses se sont passées de manière spectaculaire et traumatisante pour bien des acteurs.
La vieille entité de « psychisme », qui paraissait pourtant si solide et si installée, ne convenait absolument pas à la nouvelle psychiatrie organisée autour des essais cliniques. Elle a donc totalement disparu de toutes les grandes revues de psychiatrie (qui sont de langue anglaise), ainsi que des manuels de référence, sans que personne ne lui fasse même un enterrement digne de ce nom… Il n’était même pas utile de la réfuter, tellement on s’en est éloigné rapidement. Par quoi a-t-elle été
remplacée ? Par une pragmatique constituée d’un ensemble de comportements repérables et qui seraient mesurables, ayant tous en commun de permettre de former des groupes de patients pour les essais cliniques, indépendamment du contenu de leur expérience subjective et de leur passé individuel, ce qui signifie aussi indépendamment de toute interprétation en termes d’intentionnalité, de conflit intrapsychique.
Les questions d’interprétation n’ont plus beaucoup de raisons d’intéresser le psychiatre qui fait un diagnostic et décide d’une thérapeutique médicamenteuse — sinon pour mettre le patient en confiance, créer un « bon climat » avant d’entrer dans le vif du sujet. On pourrait appeler cet ensemble qui permet de décider où passe la frontière entre normal et pathologique, et qui vient prendre la place du psychisme, un « corps mental », car tout doit être repérable, quantifiable et comparable d’un patient à l’autre, ce qui est le contre-pied exact de toute notion de psychisme. Pour chaque situation pathologique ainsi cataloguée, cette frontière fait l’objet d’un consensus qui doit être construit entre les professionnels.
L’épisode le plus spectaculaire qui a été utilisé pour justifier la nécessité de ce consensus concerne la schizophrénie, comme le rapporte Pierre Pichot dans son histoire de la psychiatrie contemporaine : « En 1972, étaient publiés les résultats de la UK-US Study. Deux groupes de malades, hospitalisés les uns à Londres, les autres à New York, avaient été examinés par une équipe mixte anglo-américaine de psychiatres. Il apparut qu’un malade donné avait deux fois plus de chances d’être diagnostiqué schizophrène par un psychiatre américain que par un psychiatre anglais, et deux fois plus de chances d’être diagnostiqué déprimé par un psychiatre anglais que par un psychiatre américain. »
Les essais cliniques et l’élaboration de tous les outils diagnostics qui leur sont nécessaires créent une nouvelle manière de penser les troubles mentaux — que l’on essaiera de rattacher un peu artificiellement à des auteurs préfreudiens comme le psychiatre allemand Emil Kraepelin (1856-1926) — et, au-delà, de penser la psychologie normale et anormale. Certains font aujourd’hui des efforts désespérés pour lier ce « corps mental » qui ne dit jamais son nom — la psychiatrie moderne n’a pas besoin de ce type de concepts globalisants, au contraire — à la vieille notion de psychisme, mais cela n’a que peu de conséquences. Ainsi le psychiatre et psychanalyste Daniel Widlôcher, qui a dirigé un service universitaire de sciences cognitives tout en étant psychanalyste (il est aujourd’hui le président de l’Association internationale de psychanalyse), a essayé, à propos de la dépression, de construire ce type de liens.
Daniel Widlôcher propose de distinguer deux niveaux : un plan élémentaire, sur lequel agiraient les psychotropes (en induisant des ralentissements ou des accélérations psychiques et moteurs purs), et un plan intentionnel, sur lequel agiraient les psychothérapies. Le psychisme sortirait complexifier de cette histoire récente et non pas éliminé. C’est évidemment peine perdue. Cela apparaît aujourd’hui davantage comme un travail pour essayer de « sauver » quelque chose de l’ancienne psychologie, que comme un travail aux conséquences pratiques significatives pour la prise en charge des patients ou la mise au point de traitements. Car la notion de psychisme est non seulement inutile aux pharmacologues et à tous ceux qui apprennent par exemple ce qu’est la dépression sous l’angle de la thérapeutique médicamenteuse (ce qui est le cas de la plupart des psychiatres aujourd’hui et de la quasi-totalité des médecins généralistes), mais elle est même considérée comme une diversion paralysante, un frein au progrès.
Il est stupéfiant de constater la vitesse à laquelle, en moins d’une génération, la psychiatrie s’est transformée, ce dont témoigne l’adoption universelle de la méthode du DSM (Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux mis au point par les psychiatres américains et désormais adopté comme outil de référence dans le monde entier), fondée justement sur la disparition du psychisme et des notions associées, comme celle de névrose, devenues inutiles. Il paraît incroyable que l’on ait pu aussi vite changer de paradigme, que l’on ait pu se mettre à penser et à traiter les troubles psychiatriques — d’abord les plus graves avec les neuroleptiques et les premiers antidépresseurs, puis ceux de plus en plus bénins avec les anxiolytiques et les nouveaux antidépresseurs — sans avoir besoin ni du psychisme, ni de l’appareil psychique, ni de l’inconscient. Cela montre la puissance des redéfinitions permises par l’arrivée des médicaments, non pas en tant que tels, mais en tant que « propositions thérapeutiques », par le biais des essais cliniques qui ont défini ce dont ils étaient capables, puis, en toute logique, les populations qui devaient en prendre .
Quand le premier neuroleptique et les premiers antidépresseurs sont mis sur le marché, ce devenir de la psychiatrie n’est encore nullement décidé et n’est même pas imaginable. Les inventeurs jouent encore avec les théories psychiques diverses : ils se rattachent à la psychanalyse ou à la phénoménologie. C’est avec les essais cliniques que la psychiatrie se réorganise, essais cliniques qui sont venus après l’invention des grands médicaments psychiatriques. Ni la chlorpromazine, ni les premiers antidépresseurs n’ont été inventés dans le flux des essais cliniques. Ces derniers, on l’a vu, sont venus après la découverte et ont seulement permis de mettre au point les successeurs des premières innovations. Cette méthode des essais cliniques s’est montrée d’une remarquable efficacité pour mettre au point des lignées de successeurs que beaucoup de cliniciens jugent aujourd’hui comme très peu différents des originaux.
La même chose a eu lieu dans les secteurs de la médecine où le passage de la normalité à la pathologie ne peut être décidé que par consensus d’experts : hypertension, cholestérol, etc. Ainsi, les secteurs les plus fragiles de la médecine ont été incroyablement vite réorganisés, repensés, reconceptualisés, sur le mode de l’événement survenu avec les antibiotiques dans les maladies infectieuses, mais non sans ambiguïtés ni raccourcis.
La méthode des essais cliniques fonctionne donc comme un immense entonnoir : par un bout, elle vise à réguler les opérations de mise au point de molécules, alors que par l’autre, son but est d’installer le médicament de la manière la plus large possible, en augmentant progressivement le nombre de patients à qui on le prescrit, puis en donnant de nouvelles habitudes de prescription aux médecins .
Vidéo : Les essais cliniques révolutionnent la psychiatrie
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