Les drogues une passion maudite : occident apprenti-sorcier
De plus en plus fasciné par les drogues exotiques, POccident met à profit son savoir scientifique pour fabriquer et diffuser de nouveaux médicaments psychoactifs. En même temps que l’on découvre les redoutables effets de ces stupéfiants, se définit une nouvelle pathologie, la toxicomanie, qui justifiera ensuite les appels à la prohibition.
Les drogues dans l’ère de la science:
Au début du XIXe siècle, la chimie découvre l’existence des alcaloïdes, principes actifs des végétaux, que l’on sait désormais extraire. L’opium en contient pour sa part près d’une trentaine, dont la codéine, la thébaïne, la papavérine et, le plus actif, la morphine. En 1804, un médecin de l’armée de Napoléon, Armand Seguin, réussit à l’isoler, mais c’est à un chimiste de Hanovre, Friedrich Sertürner, qu’il revient de lui trouver son nom de baptême : Morphium, en hommage au dieu des Songes Morphée.
Les effets de la morphine sont dix fois plus rapides que ceux de l’opium. Avec la première injection d’acétate de morphine réalisée par le médecin écossais Alexander Wood, une formidable médication contre la douleur est désormais disponible.
Les résistances, pourtant, ne manquent pas, notamment chez les praticiens : à leurs yeux, la douleur du patient est, au mieux, négligeable et le plus souvent un symptôme utile, voire une expiation nécessaire. Déjà invoqués pour refuser l’utilisation chirurgicale de l’éther ou du chloroforme, ces arguments continueront d’être utilisés contre la morphine jusqu’au milieu du XXe siècle par les médecins les plus conservateurs.
Mais le droit de ne pas souffrir participe trop évidemment de la conquête du bien-être individuel pour qu’il n’assure pas au nouvel analgésique un succès croissant.
De fait, les prescriptions de morphine se banalisent pour soulager les douleurs aiguës, colique néphrétique, cancer en phase terminale, mais aussi des maux chroniques tels que migraine et insomnie.
Cocaïne et héroïne:
La science n’en finit pas de livrer de nouveaux médicaments miracles. En 1859, un chimiste viennois du nom d’Albert Niemann réussit à isoler la cocaïne, l’alcaloïde le plus actif de la coca. Le succès du nouveau produit reste d’abord modeste : on l’utilise comme anesthésiant local, notamment en ophtalmologie et en oto-rhino-laryngologie puis comme tonique pour redonner des forces aux vieillards et aux convalescents. Dans le dernier tiers du siècle, toutefois, la cocaïne gagne des adeptes. Souveraine contre la fatigue, l’abattement ou les états d’âme, elle est très appréciée des professions médicales et intellectuelles, qui tel Sigmund Freud n’hésitent pas à pratiquer une automédication sauvage.
Au début des années 1890, enfin, les laboratoires Bayer mettent au point un dérivé de la morphine, commercialisé à partir de 1898 sous le nom d’héroïne, forgé sur l’allemand heioisch qui signifie « héroïque Encore plus puissant que la morphine, le remède suscite de grands espoirs pour le traitement de la toux, de la tuberculose et des maladies respiratoires, ainsi que pour la guérison des… morphinomanes. Car en même temps que se sont diffusés ces nouveaux médicaments, leurs curieux effets sur certains patients n’ont pas manqué d’intriguer puis d’effrayer.
Inquiétudes médicales : la reconnaissance des nouvelles pathologies:
Les médecins en viennent à caractériser une nouvelle maladie : la morphinomanie. Non que la profession ait ignoré jusque-là les phénomènes d’accoutumance provoqués par les opiacés : le terme de « narcotisme » était employé dès la fin du XVIIIe siècle, et la Chine offrait le triste spectacle d’une « intoxication » de masse. Mais seul l’abus était habituellement considéré comme dommageable, et un usage raisonné demeurait envisageable.
À partir des années 1850, le regard change. On commence à décrire avec précision les symptômes provoqués par une consommation prolongée d’opium ou de morphine : dépendance psychologique et physiologique, accoutumance de l’organisme, qui rend nécessaire d’utiliser des doses croissantes pour obtenir les mêmes effets, syndrome de manque en cas de privation brutale. Puis la réflexion se déplace du produit vers l’usager : ce n’est plus seulement la substance elle-même qui est incriminée mais l’appétence vicieuse et pathologique de certains individus pour les « poisons de l’esprit ».
La preuve en est que la plupart des malades soignés à la morphine n’éprouvent aucune difficulté à se sevrer une fois le traitement terminé, tandis qu’une poignée d’autres développent un goût immodéré pour leur drogue. Ceux-là sont désormais appelés « morphinomanes », à la suite des travaux du médecin allemand Edouard Levinstein, qui publie en 1875 un ouvrage très remarqué: Sur la morphine. Traduit en France deux ans plus tard, il fait rapidement école, et l’on forge bientôt, sur la même racine, les termes « éthéromanie », «cocaïnomanie», «héroïnomanie» puis, en 1909, «toxicomanie », lequel désigne l’appétence générique pour les toxiques.
La théorie de la dégénérescence propose une grille d’interprétation commode : proche parent de l’alcoolique, dont on répertorie à la même époque les tares supposées, le toxicomane est un dégénéré, dont le vice fait peser une lourde menace sur l’avenir de la race, puisque les lésions débilitantes engendrées par sa néfaste habitude sont considérées comme héréditaires. Armés d’un portrait aussi répulsif, nombreux sont les thérapeutes à tirer la sonnette d’alarme. Et si aucun n’envisage de pouvoir se passer de si précieux auxiliaires de la médecine, plusieurs réclament un renforcement de la législation, qui restreindrait la facilité d’accès aux produits, encore grande à la fin du XIXe siècle.
Une vague de toxicomanies au tournant du siècle:
Est-ce à dire que les usages de stupéfiants et leur corollaire pathologique, la toxicomanie, sont en progression constante ? En France, comme en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis, il est vrai que les drogues gagnent de nouveaux territoires sociaux. D’abord consommée par des malades qui y ont pris goût lors d’un traitement, la morphine est désormais très appréciée des bourgeoises neurasthéniques, des femmes du monde en mal de sensations fortes ou des poètes décadents.
Les conflits armés, notamment la guerre de Sécession et la guerre de 1870, ont également contribué à diffuser la drogue parmi les blessés, de même que la médicalisation croissante de la société rend le produit accessible à des cercles plus larges.
Toutefois, si les drogues sont incontestablement en progression, l’émotion médiatique apparaît disproportionnée. En tout état de cause, les statistiques présentées par les thérapeutes restent insignifiantes : les cas se comptent par dizaines plus que par milliers, et les chiffres qui circulent dans la presse – on parle de 1 200 fumeries d’opium à Paris, de 60 000
morphinomanes rien que pour la capitale – sont parfaitement fantaisistes. Cependant, le sentiment que la drogue est en train de contaminer l’ensemble de la société devient prédominant.
Après la vogue de la morphine et celle de la fumerie d’opium, une troisième « épidémie »vient conforter cette crainte. À partir des années 1910, la cocaïne se diffuse dans le monde de la noce et de la nuit. À Paris, elle règne sur Montmartre et ravage le milieu de la prostitution, de même qu’à Londres, où actrices, danseuses et « artistes » de tout poil apprécient la pincée de « coco » avant un spectacle ou une nuit de débauche : le produit est réputé pour ses effets stimulants et aphrodisiaques.
Avec ce glissement vers les bas-fonds sociaux, les drogues prennent un visage plus trouble, qui les associe désormais à l’univers du crime et de la luxure. Nombreux sont alors les médecins, journalistes ou hommes politiques qui, en Europe comme aux États-Unis, pensent qu’il est temps de réagir.
Le mouvement pour la prohibition des drogues:
Dès 1906, les États-Unis ont souhaité épauler la Chine dans son difficile combat contre l’opium. Ils vont être le fer de lance de la lutte pour l’établissement d’une législation internationale.
Il est vrai que, depuis les années 1870, la société
américaine a découvert elle aussi l’inquiétante progression des drogues : non seulement la morphine et la cocaïne sont vendues sans aucun contrôle par les nombreux charlatans qui prospèrent dans ce pays, mais plusieurs minorités ethniques sont accusées de propager le goût des stupéfiants : les Mexicains fumeurs de marijuana, les Noirs adeptes de cocaïne et surtout les Chinois amateurs d’opium, de plus en plus nombreux à s’installer sur la côte Ouest. Le drame de la toxicomanie ne pouvait qu’émouvoir les courants puritains déjà sensibles au problème de l’alcool. Deux hommes proches de cette mouvance vont jouer en ce domaine un rôle déterminant : le Dr Hamilton Wright, chargé des questions de l’opium au département d’État, et le révérend Charles Brent, qui fera de la lutte contre les drogues le combat de toute une vie.
À partir de 1898, les États-Unis contrôlent les Philippines où l’opiomanie fait des ravages.
La question d’une action concrète se pose. En 1905, à la demande du président Theodore Roosevelt, une commission officielle visite le sud de la Chine et l’Indonésie; elle estime dans son rapport que jusqu’à 40 % des populations locales sont victimes de l’opium. Sens du business – le désir d’implanter les intérêts américains en Asie n’est pas absent de ce combat – et moralité se conjuguent pour enclencher une nouvelle croisade : les États-Unis réclament la tenue d’une conférence internationale sur la question des drogues.
Les grandes puissances européennes et les pays d’Asie et d’Amérique concernés à des titres divers par le problème de l’opium se réunissent à Shangai en février 1909. Deux camps s’affrontent, celui des « prohibitionnistes », mené par la Chine et les Etats-Unis, et celui des pays producteurs et des métropoles coloniales qui, telles la France
et l’Angleterre, souhaitent préserver le statu quo.
Il faudra attendre la conférence de La Haye, en décembre 1911-janvier 1912, pour que ces premiers efforts trouvent une traduction concrète. Une convention y est votée, par laquelle les pays signataires s’engagent à adopter une législation pour contrôler la production, le commerce et l’usage de l’opium, de la morphine et de la cocaïne. À cette date, les restrictions sur la vente libre des produits stupéfiants se sont déjà multipliées, au Canada et en Australie notamment. Aux États-Unis, vingt-neuf États ont déjà considérablement limité la diffusion de la cocaïne et de l’opium. Reste à harmoniser la législation au niveau fédéral : c’est fait en 1914 avec le Harrison Narcotic Act, qui contrôle sévèrement la circulation et la vente des stupéfiants, et n’en autorise que les usages médicaux.
En Europe, les pouvoirs publics ont commencé à réagir. En France, plusieurs scandales dans la marine coloniale, et notamment l’affaire Ullmo, en 1907, ont abouti, dès l’année suivante, à la restriction du commerce de l’opium. Mais les textes demeurent épars, incomplets, inefficaces. Enclenchée en 1911, la campagne pour l’adoption d’une loi de prohibition trouve son terme en pleine guerre mondiale, alors que l’on s’inquiète de l’effet délétère sur l’armée des poisons boches: morphine et cocaïne. Votée sans débat par le Parlement, la loi de 1916 punit, outre l’usage en société , le commerce et la détention
frauduleuse de « substances vénéneuses », réservant leur seul usage légal à une médecine sous haute surveillance.
En Grande-Bretagne, le Dangerous Drug Act de 1920 officialise les restrictions du temps de guerre. En 1922, tous les États signataires à La Haye ont appliqué la convention. Seule l’Allemagne résiste, car elle est l’un des premiers producteurs mondiaux de cocaïne et d’héroïne. En 1929, elle se dote à son tour d’une législation restrictive.
En matière de drogues, le monde est désormais entré dans le « siècle des policiers ».
Vidéo : Les drogues une passion maudite : occident apprenti-sorcier
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