Les drogues une passion maudite: le temps des prohibitions
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, partout des barrières se dressent pour entraver la progression de ces « poisons de la modernité » que sont devenues les drogues. Le rempart législatif suffira-t-il à juguler le fléau ? Hélas, les espoirs sont vite déçus, d’autant que l’on découvre peu à peu les effets pervers de la prohibition.
En Europe, à peine l’armistice de 1918 signé, et bien que l’époque soit marquée par le deuil et par les incertitudes de l’avenir, une frénésie d’oubli et de fêtes s’empare de la population. À Montparnasse, à Montmartre, à Soho, dans les quartiers chauds de Berlin, artistes et fêtards célèbrent la fin de la guerre en s’enivrant de jazz et de plaisirs nocturnes.
La cocaïne devient le stimulant vedette des Années folles. De vigoureuses campagnes de presse dénoncent cette nouvelle offensive toxique. Malgré les récentes lois, les stupéfiants continuent de circuler en abondance, tant en Europe qu’en Asie et aux États-Unis. La guerre elle-même est accusée d’avoir favorisé la diffusion de la morphine, abondamment utilisée sur le front. Et si les médecins cherchent de plus en plus à limiter les prescriptions d’opiacés, pour éviter tant les procès que les accusations de propager la toxicomanie, le corps médical ne peut stopper les pratiques frauduleuses, ni la dépendance que développent certains patients aux médicaments de substitution :Eucodal, Pantopon, et parfois barbituriques, inventés au début du XXe siècle. Véritables . dealers en blouse blanche », les plus malhonnêtes d’entre eux alimentent un lucratif commerce d’ordonnances de complaisance, grâce auxquelles nombre de toxicomanes peuvent continuer à se procurer leur produit.
Le développement du trafic international:
C’est dans l’entre-deux-guerres que s’organisent véritablement les circuits internationaux. Jusque-là, le commerce clandestin de la drogue restait semi- professionnalisé, aux mains de bandes sans grande envergure, pour lesquelles il n’était qu’une activité d’appoint, souvent complémentaire de la prostitution. À partir des années 1930, le syndicat du crime, lui- même en voie de constitution, fait main basse sur la distribution.
À Paris, le réseau corse et marseillais qui a pris possession de Pigalle mêle étroitement ses activités de proxénétisme au trafic de stupéfiants : le milieu des « filles » fonctionne ainsi comme un vaste vivier de revendeuses et de consommatrices. Mais c’est bientôt Marseille qui devient le pôle national et même mondial du marché de la drogue, et qui bénéficie de collusions occultes entre le Milieu et les autorités publiques. Deux grands trafiquants marseillais,
Paul Bonaventure Carbone et Louis-François Spirito, font régulièrement la une de l’actualité.
Aux États-Unis, le commerce des stupéfiants connaît une professionnalisation parallèle. D’abord aux mains de gangsters juifs, Jack « Legs » Diamond, Meyer Lansky ou Louis « Lepke » Buchalter, cette activité prend vraiment son essor en 1933, avec la fin de la prohibition sur l’alcool. Les Italo- Américains entrent alors en scène pour développer, sous la houlette du redoutable Lucky Luciano, un commerce hautement rentable. Bientôt, le pays devient le premier marché mondial des drogues.
Fabrication et diffusion, les grands axes du trafic:
Une géographie se dessine. Fabriquées dans les usines chimiques d’Allemagne, mais aussi de Suisse, des Pays-Bas et de France, la morphine et la cocaïne sont détournées des circuits légaux pour être revendues sur les marchés clandestins d’Europe et d’Amérique. Mais bientôt la Mafia prend aussi en main la fabrication des drogues. Produit en Turquie, puis en Iran, l’opium destiné à l’Europe est acheminé jusqu’à Marseille par mer ou par voie terrestre, via la Yougoslavie.
Il est ensuite transformé en morphine base, le produit brut avant purification, puis en héroïne, dans des laboratoires clandestins de la Côte d’Azur ou de la région parisienne, avant d’être acheminé vers le reste de l’Europe et surtout vers les États-Unis. Là-bas existe également un trafic de marijuana plus marginal, en provenance du Mexique.
La sphère asiatique possède ses propres réseaux de fabrication et de distribution. Victime d’une situation politique difficile, la Chine demeure un grand pays producteur et consommateur d’opium, malgré les campagnes de prohibition successives, notamment celle que lance le gouvernement de Tchang Kai-shek en 1929. Empêtrés dans les contradictions de leur politique coloniale, les Français ne mettent fin à la Régie de l’opium qu’avec la décolonisation de l’Indochine, après 1955. Et si les Anglais se sont résignés à diminuer la production indienne, de nouvelles menaces apparaissent, notamment avec le développement de réseaux trafiquants au sein des États Shan, l’actuelle Birmanie.
Nouvelles pratiques, nouvelles clientèles:
La prohibition des drogues modifie la donne pour les usagers. Promue par les trafiquants, pour qui elle représente une source de bénéfices bien supérieurs à ceux de l’opium ou de la morphine, l’héroïne devient le produit phare des années 1930. Victimes de son redoutable pouvoir addictif, les usagers doivent apprivoiser l’ivresse brutale qu’elle procure, sans parler des risques que provoque la multiplication des produits frelatés. Et si les plus aventureux apprécient I la commotion du flash,
; obtenu grâce à la ; pratique de l’injection j intraveineuse, ils s’en trouvent d’autres I pour regretter I les charmes plus subtils de l’opium. Devenue chère, trop aisément repérable à l’odeur, cette drogue ne circule plus guère qu’au sein des communautés asiatiques et dans les cercles littéraires.
Augmentant les risques de pénurie, la prohibition fait aussi s’envoler les prix bien au-delà du rythme de l’inflation. En 1929, le gramme de cocaïne ou d’héroïne se négocie à 100 francs sur le marché clandestin parisien, soit trois fois plus que dans la décennie précédente.
Mais ces coûts exorbitants n’empêchent pas les drogues de se diffuser au sein de la clientèle populaire qui fréquente les bars, les dancings et les maisons de passe où circulent les stupéfiants. Si l’on rencontre encore des usagers socialement intégrés, médecins, femmes du monde ou ex-coloniaux, le toxicomane de l’entre-deux- guerres est de plus en plus une prostituée, un chasseur de restaurant, une danseuse de nightclub, voire un ouvrier.
Quand la pauvreté l’oblige à se faire revendeur pour financer sa propre consommation, le toxicomane court le risque de basculer dans la délinquance et la marginalisation. Cet underwoild sordide de la drogue a été théorisé en 1937 par un sociologue américain de l’école de Chicago, Alfred Lindesmith.
La littérature et le cinéma se font aussi l’écho de cette dégradation sociale. Le premier roman de William Burroughs, Junkie, paru à New York en 1953, décrit la trajectoire d’un camé et le monde de la défonce. Razzia sur la chnouf, d’Auguste Le Breton, porté à l’écran en 1955, montre un policier aux prises avec une organisation criminelle. La même année, Otto Preminger réalise L’Homme au bras d’or.
Franck Sinatra y incarne un batteur toxicomane employé comme croupier, sauvé in extremis par une entraîneuse. Sur un mode plus simpliste et plus réactionnaire, la littérature populaire des années 1920 aux années 1950, tant en Europe qu’aux États-Unis, renvoie du monde de la drogue une image très répulsive, qui oppose le plus souvent de misérables toxicomanes tombés au dernier degré de la déchéance à des trafiquants cruels et sans aucun scrupule – nouvelles figures du Mal, qui font désormais l’objet d’une lutte sans merci.
L’impossible croisade contre les drogues:
Les pouvoirs publics ont bien vite pris conscience que les législations restaient inopérantes, et qu’il fallait combattre sur le front de la drogue des ennemis sans cesse renouvelés. Les polices spécialisées s’étendent et s’organisent. En France, la Brigade mondaine, épaulée par la Sûreté générale, dispose dès 1914 d’une équipe spécialement chargée de la répression du trafic des stupéfiants, qui va s’étoffer après la guerre. Fichage, empreintes digitales, écoutes téléphoniques… la lutte contre les trafiquants bénéficie des outils les plus modernes. L’organisation de police internationale
Interpol est fondée en 1923, et consacre une part importante de ses activités à cette lutte. Cependant, le nombre d’arrestations et de jugements – de l’ordre de quelques centaines par an pour la France de l’entre-deux-guerres – reste faible, à la fois parce que le problème de la drogue ne revêt pas la même ampleur qu’aujourd’hui, mais aussi parce que les effectifs et les moyens policiers restent encore limités. Les principales cibles des nouvelles lois sont essentiellement les petits revendeurs de rue, parfois eux-mêmes consommateurs.
Le simple usager fait plus rarement l’objet de poursuites, sauf en cas de contrefaçon d’ordonnance, d’usage en commun ou de détention de substances illicites. Les gros bonnets, quant à eux, connaissent toutes les ficelles pour échapper aux filets des policiers et au maquis des juridictions.
C’est pour contrer l’expansion de ce commerce illégal que la lutte internationale contre la drogue s’intensifie. En 1920 est créée à la Société des Nations la Commission consultative de l’opium et autres drogues nuisibles (CCO|, chargée de renforcer la législation internationale. En 1925, la convention de Genève met en place un système de certificats destinés à contrôler très étroitement la circulation des produits.
Le texte est renforcé par la convention de 1931, qui tente de planifier de manière stricte les besoins médicaux mondiaux, afin d’éviter toute fuite vers les circuits clandestins. Les obstacles restent pourtant nombreux : outre l’ingéniosité des trafiquants, nombre de pays producteurs, tels la Turquie, l’Iran ou la Yougoslavie, traînent des pieds pour limiter l’une de leurs principales sources de richesse. Si la Seconde Guerre mondiale désorganise pour un temps les réseaux et condamne les usagers à la disette ou aux ersatz, les années 1950 héritent d’un Milieu de la drogue déjà solidement constitué.
Vidéo : Les drogues une passion maudite: le temps des prohibitions
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