Les drogues entre diabolisation et banalisation
Quand la presse américaine puis européenne commence à relater les trips au LSD et les marijuana parties dont se serait entichée la jeunesse occidentale, une vague d’émotion submerge le public. Aux États-Unis, elle est amplifiée par le retour des soldats du Viêt-Nam, qui ont massivement recouru aux substances psychoactives pour survivre à l’enfer.
Face au spectre d’une génération tout entière abrutie par la drogue, la société choisit de réagir avec vigueur : partout, les barrières législatives érigées au début du siècle se renforcent. En France, la loi de 1970 alourdit considérablement les peines contre les trafiquants et établit le très controversé délit d’usage », que d’aucuns jugent attentatoire aux libertés individuelles,- en même temps, elle crée l’injonction thérapeutique, c’est-à-dire l’obligation
de se soigner contre une remise de peine. Les polices spécialisées s’étoffent toujours plus; la drogue remplit les prisons et les tribunaux : environ 20 % des personnes détenues en France à la fin du XXe siècle ont été arrêtées pour une affaire de stupéfiants. Champions de la lutte antidrogue, les Américains mènent une lutte impitoyable contre les pays producteurs et les narcotrafiquants.
Si la mode psychédélique ou les rave parties sont restées des phénomènes ponctuels, ne concernant qu’une fraction de la jeunesse, il ne fait aucun doute que certaines pratiques se sont aujourd’hui banalisées. Emblème à l’origine
de la contre-culture, le joint est maintenant fumé par des dizaines de millions de personnes de par le monde, pour la plupart socialement intégrées. Autrefois réservée aux marginaux, la cocaïne est très appréciée du show business et des cadres surmenés.
Les États-Unis auraient ainsi connu une véritable épidémie de cocaïnomanie au cours des années 1980, essentiellement au sein de sa classe moyenne.
On estime que 5 % à 8 % de la population européenne, et sans doute 10 % de la population américaine, a consommé une substance illicite au moins une fois dans sa vie, ou en consomme de manière occasionnelle. Ainsi, si les usagers de drogues dures, des héroïnomanes essentiellement, demeurent une minorité – environ 0,5 % de la population européenne, et en particulier 14 0 000 à 17 0 000 personnes en France – le « phénomène drogue » a bel et bien explosé.
Le constat est encore plus saisissant si l’on prend en compte non seulement les substances légalement définies comme « stupéfiants », mais l’ensemble des produits psychotropes apparus sur le marché à partir des années 1950. Somnifères, anxiolytiques, antidépresseurs, neuroleptiques, la médecine dispose désormais d’une vaste gamme pour apaiser des maux auxquels la société « stressée » est de plus en plus sujette. Le recours à ces produits participe aussi d’un besoin d’adaptation aux différents impératifs sociaux – bien dormir, se maîtriser, « tenir le coup » -, et souvent d’un souci de performance individuelle.
La diffusion des pratiques de dopage dans les milieux du sport illustre ce phénomène jusqu’à la caricature. La compétition est devenue si intense, les enjeux financiers si importants, que le recours aux trésors de la pharmacie se fait presque systématique, parfois au de la santé des sportifs : amphétamines, stéroïdes anabolisants, puis hormones telles 1’EP.O ou l’IGF 1 et 2, autant de béquilles chimiques qui éloignent toujours plus le sport de son idéal naturaliste.
Et que dire du tabac et de l’alcool, de plus en plus considérés comme des drogues « dures »
On estime qu’aujourd’hui environ 10 millions de fumeurs et près de 3,5 millions de buveurs en France ont un rapport pathologique avec leur produit de prédilection. Nombre de psychologues et de psychanalystes préfèrent alors parler de « conduites de dépendance », concept qui relativise la notion de drogue en insistant sur le contexte de l’usage et la psychologie du consommateur, plutôt que sur le produit lui-même.
En finir avec les drogues:
C’est ce caractère flou, ambigu, peu rigoureux, qui amène aujourd’hui les plus libertaires ou les plus réalistes à réclamer la dépénalisation partielle des drogues. Outre que l’on dénie à certaines d’entre elles, et tout particulièrement au cannabis, un caractère de toxicité réelle, les adversaires de la prohibition ont beau jeu de dénoncer ses très nombreux effets pervers : marginalisation des toxicomanes, prise en main des circuits clandestins de la drogue par des pègres trafiquantes, inflation du prix et détérioration de la qualité des produits… Les arguments ne manquent pas pour exiger un règlement moins étroitement policier du problème de la drogue.
La principale difficulté réside sans doute dans son économie souterraine. Premier marché mondial des matières premières, le trafic de drogue générait, à la fin du XXe siècle, un chiffre d’affaires estimé à 250 milliards de dollars par an. Les cultures illégales ont largement proliféré : coca en Amérique du Sud, cannabis aux États-Unis, au Moyen-Orient et en Afrique, pavot en Afghanistan et dans le Triangle d’or (Birmanie, Laos, Cambodge), incessamment déplacées et recréées au fur et à mesure des actions de destructions. Pour beaucoup de nations du tiers monde, cette activité représente un revenu nettement supérieur à celui des produits agricoles traditionnels, fortement dépréciés au sein des échanges mondiaux.
De nombreux États sont ainsi économiquement dépendants de la drogue : au Maroc, par exemple, le cannabis représenterait 10% du PNB.
Contrôlés par des trafiquants toujours plus habiles à contourner les lois, les réseaux du trafic international alimentent, par les techniques complexes du blanchiment, d’innombrables activités commerciales, notamment au Mexique et en Colombie, ou dans certaines régions telles la Floride ou la Côte d’Azur. Depuis la fin de la guerre froide, l’argent de la drogue sert aussi à financer de nombreux conflits locaux : en Casamance, au Pérou, en Afghanistan, au Kosovo, les dissidences armées n’ont pas hésité à prélever des taxes sur son commerce. Et si le discours officiel est souvent à la diabolisation, comme sous le régime des Talibans afghans, les mesures de prohibition n’ont parfois pour seul but que de faire remonter des cours tombés trop bas à la suite d’une surproduction.
Malgré les efforts titanesques déployés contre les narcotrafiquants par la coopération internationale des polices, États-Unis en tête, la drogue est devenue un phénomène mondial, tant du point de vue de la production et du commerce que de la consommation.
Presque absente d’Afrique noire il y a un demi- siècle, la marijuana s’y est massivement diffusée, tandis que les drogues de synthèse, héroïne, cocaïne, ont fait leur apparition dans de nombreux pays en voie de développement, tout particulièrement en Asie du Sud-Est. Pour capter de nouvelles clientèles, les trafiquants n’hésitent pas, en stratèges avisés, à mettre au point de nouveaux produits et à casser les prix. C’est ainsi que le crack a délibérément été promu sur les marchés clandestins à partir des années 1980. Bien meilleur marché que la cocaïne, il est devenu aujourd’hui la drogue des ghettos ethniques et de la misère sociale. Les plus démunis, notamment les enfants, versent dans la délinquance ou la prostitution pour s’en procurer ou se contentent souvent de drogues de substitution, tels les produits solvants.
Prévention ou répression : un débat difficile
C’est pour enrayer ces maux, inhérents au « tout répressif »», que certains pays ont décidé de s’engager dans la voie périlleuse d’une libération contrôlée.
En 1976, les Pays-Bas ont choisi de distinguer les « drogues dures » et les « drogues douces », autorisant la vente contrôlée et la consommation de ces dernières. Les cultures, comme les points de vente baptisés coffee shops, ont fleuri un peu partout, attirant une pacifique clientèle de connaisseurs, mais favorisant aussi le développement d’un « tourisme de la drogue » préjudiciable à l’image du pays. Si les drogues dures restent interdites, l’usage simple n’est pas condamné, et la prise en charge médico- psychologique prévaut sur la volonté de réprimer.
Moins libéraux que les Pays-Bas, les autres pays d’Europe présentent toute une gamme de positions, qui vont d’une assez grande tolérance vis-à-vis des usagers (Espagne, Grande-Bretagne, Italie, Suisse…) jusqu’à une politique de fermeté affichée (France, Irlande…). Aux États-Unis, l’intransigeance du gouvernement fédéral – qui s’est illustrée en particulier sous la présidence de Ronald Reagan – contraste avec la diversité des situations locales.
Dans tous les cas, la surcharge des tribunaux et les complications qu’a entraînées l’épidémie de SIDA ont obligé les gouvernements à assouplir leurs positions, en leur faisant abandonner les poursuites contre les seuls usagers, ou en les contraignant à adopter des programmes plus réalistes (distribution de seringues, programmes de maintenance avec des produits de substitution telle la méthadone).
En définitive, seules les évolutions de la société contemporaine paraissent susceptibles de réorienter le regard social et les politiques publiques : le succès massif du cannabis et de drogues « ludiques » telles que l’ecstasy invite en effet à une approche moins crispée du phénomène, même si en sens inverse le souci croissant de l’hygiène et de l’intégrité physique renforce le rejet des consommations les plus nocives pour la santé, à commencer par celles du tabac et de l’alcool. Que l’on penche pour l’indulgence ou la sévérité, il est probablement utopique d’imaginer une société sans drogues.