Les biotechnologies
Les biotechnologies touchent depuis longtemps la médecine, mais certaines de leurs applications possibles et les plus prometteuses ne sont pas encore définitivement acquises. Nous définirons ce que sont les biotechnologies dans leur diversité, ensuite nous présenterons leur histoire, très ancienne ou plus récente, les révolutions technologiques, les grands résultats auxquels elles ont donné lieu, avant de nous interroger sur leur réception par la société, les espoirs et les craintes quelles suscitent.
Les biotechnologies font partie d’un domaine extrêmement vaste et diversifié. De nombreuses définitions ont été données. L’une des plus générales est, je cite, « l’utilisation d’organismes vivants et de leurs parties dans l’agriculture, l’alimentation, et dans d’autres processus industriels ». Dans un ouvrage publié en 1981 par un chercheur britannique, John Smith, il est dit que la bio-technologie sera la technologie majeure du XXI siècle. La biotechnologie (au singulier en anglais) est présentée comme une activité reposant sur l’alliance de nombreuses disciplines fondamentales comme la biologie (cellulaire), la microbiologie, la biochimie, la biologie moléculaire, la génétique, la chimie et l’ingénierie chimique et des processus. Cette alliance permet à la biotechnologie de créer de nombreux domaines d’activité, que l’on peut énumérer brièvement : la génétique industrielle (à savoir la sélection de souches de micro-organismes) et, par extension, l’ingénierie génétique ; la technologie des bio-processus et en particulier de la fermentation; la technologie des enzymes ; la production de combustible biologique à partir de la biomasse, production importante ; la production de protéines par des cellules ; la biotechnologie médicale (celle qui est la plus connue dans le grand public : production d’antibiotiques, de vaccins, d’anticorps monoclonaux, etc.) ; mais aussi la biotechnologie de l’environnement ; la biotechnologie agricole et sylvicole ; la biotechnologie alimentaire et des boissons. Cette description rapide montre la diversité des pratiques biotechnologiques. Nombre de ces pratiques sont en réalité très anciennes, car les biotechnologies ont une longue histoire.
Certaines de ces pratiques, beaucoup plus récentes et révolutionnaires, ont marqué cette histoire, par l’introduction de modes d’opérations nouveaux. On peut en donner deux exemples. La technologie de l’ADN recombinant élaborée dans les années 1970 consistait à introduire des gènes étrangers dans des génomes, comme le gène de l’insuline humaine dans la bactérie Escherichia coli. L’ADN recombinant a constitué un tournant par rapport aux pratiques antérieures car il a consisté, non plus dans la sélection de propriétés génétiques préexistantes dans la population, mais dans la création de combinaisons génétiques nouvelles. Depuis lors, ce tournant a été encore amplifié. Deuxième exemple, une nouvelle génération de biotechnologies est apparue ces dernières années, qui a consisté à modifier dans le sens désiré les produits des gènes, à savoir les protéines et en particulier les enzymes, en améliorant leur action catalytique et même en les dotant de spécificités d’action nouvelles. Cela est possible par ce que l’on appelle l’« évolution dirigée », qui consiste à utiliser les règles du jeu de l’évolution biologique elle-même, réassortiments, recombinaisons génétiques en particulier, mutations dirigées et sélection, pour produire des protéines nouvelles utiles à toutes sortes d’applications, en particulier industrielles. Pour créer des protéines nouvelles, on crée par recombinaison du matériel génétique nouveau. Telle est donc toute l’ampleur du champ des biotechnologies actuelles, qui d’ailleurs se combinent aux nanotechnologies pour opérer de plus en plus à l’échelle de molécules isolées. Cette très grande diversité des biotechnologies est le signe que nous sommes d’ores et déjà entrés dans un nouveau système technologique, le système industriel biotechnologique, qui ne fera que se développer dans l’avenir. La conséquence que l’on peut tirer de cette diversité est que l’on ne peut porter de jugement global quant à l’utilité ou la dangerosité des biotechnologies.
Jetons un coup d’œil sur l’ancienneté de certaines de ces pratiques modificatrices. Comment faire de la nature notre alliée ? Tel a été le problème de l’homme, magnifiquement dégagé par les préhistoriens. C’est en cherchant à modifier la nature à son profit, par le développement des technologies agricoles et agroalimentaires que l’homme a lancé le processus d’expansion humaine à la surface de la terre. C’est bien la domestication de la nature sous tous ses aspects accessibles qui a permis l’expansion humaine. Que la nature ne soit pas spontanément adaptée, par une sorte d’harmonie préétablie, à la prodigieuse dynamique propre de l’espèce humaine et qu’elle doive donc être modifiée pour permettre cette expansion est un constat qui peut susciter plusieurs jugements. On peut par exemple déplorer que l’expansion de l’espèce humaine s’accompagne de modifications de la nature qui risquent fort, désormais, d’avoir des effets tels que cette expansion devra prendre d’autres formes, plus « durables » ou « soutenables », comme l’on dit aujourd’hui. Et il est vrai-semblable que tel sera le cas. Telle est, en tout cas, très brièvement rappelée, la situation « anthropologique » des biotechnologies au sens large, qui cherchent à résoudre le problème de l’homme : comment faire de la nature notre alliée.
À partir du moment où l’homme a développé l’agriculture, il a cherché à tirer un meilleur parti des ressources naturelles en utilisant, à l’aveugle, des processus naturels comme les fermentations qu’il a détournés à son profit pour la transformation des produits agricoles, la préparation de la bière, du vin ou des fromages. Ces productions peuvent être considérées comme des biotechnologies au sens où elles modifient un matériau d’origine biologique grâce à l’activité d’agents qui sont eux-mêmes des agents biologiques, des micro-organismes. D’ailleurs, au XIX siècle et au début du XX, les fermentations seront le terrain d’élection des biotechnologies et de la terminologie scientifique qui l’accompagne. Louis Pasteur apprend à maîtriser les fermentations en faisant varier les conditions d’existence des micro-organismes, ce qui va lui permettre un peu plus tard d’en atténuer également la virulence. En un certain sens bien déterminé, les vaccinations sont le résultat de modifications produites dans la virulence des micro-organismes par divers traitements. La médecine s’attache à combattre la nature. Ce combat peut s’exprimer dans des formules très frappantes.
« La nature, voilà l’ennemi. » Ce jugement d’un médecin fort connu et que je ne nommerai pas, car il s’agissait d’une conversation informelle, résume assez bien la perspective médicale. À bien des égards, la médecine a précisément à lutter contre la nature qui, comparée aux désirs de l’homme, n’est manifestement pas parfaite. On peut d’ailleurs prolonger ce jugement. On entend dire assez fréquemment, de la part de grands biologistes, que la nature n’est pas parfaite. Il faut s’entendre sur la signification d’un tel jugement. Considérée en elle-même, la nature est ce qu’elle est. Qu’elle ne soit pas « parfaite » peut signifier qu’elle n’est pas parfaitement adaptée, ni aux idées ni aux désirs de l’homme, que l’homme a dû, et doit aussi s’en défendre, s’en protéger, en la modifiant ou en se modifiant lui-même. On peut considérer, par exemple, que les vaccinations correspondent à ce double processus corrélatif de modification de la nature et de l’homme, puisque des micro-organismes à propriétés modifiées servent à modifier les réactions de l’organisme humain aux micro-organismes non modifiés et pathogènes.
Je voudrais maintenant prolonger ce propos en attirant l’attention sur l’ancienneté de la terminologie qui touche aux biotechnologies, et dire quelques mots sur les différents développements sémantiques et idéologiques au xx siècle. La terminologie des biotechnologies est beau¬coup plus ancienne que l’on aurait tendance à le croire en particulier dans notre pays où elle n’a été introduite que très récemment. Cette terminologie date principalement de la fin du XIX et du début du xx siècle, où l’on a vu fleurir tout un ensemble de termes proches, dont celui de biotechnologie créé simultanément, en 1917, en langue anglaise (aux États-Unis par un brasseur d’origine allemande) et en langue allemande. Les circonstances de la naissance du terme dans le contexte américain méritent d’être rappelées. D existait à Chicago, dans les années 1910, un collège « zymotechnique », fondé par un chimiste allemand émigré, John Siebel. Ce collège était une école qui enseignait la technique de fermentation et en particulier celle de la bière. C’était une école de brasserie. Or le terme de « zymotechnique », qui la désignait, est en réalité un dérivé du terme de zymotechnia, formé beaucoup plus anciennement par le chimiste et médecin Georg Emst Stahl en 1697 et qui désigne l’art des fermentations. L’ancienneté, la continuité des biotechnologies sont ici très manifestes. Toujours est-il que le collège « zymotechnique » disparaît en changeant de nom en 1917, car la prohibition de l’alcool est votée aux États-Unis, et qu’à sa place est créé un « bureau de biotechnologie », par le fils de John Siebel, Emil Siebel – histoire fort instructive de changement vertueux, nécessité par des raisons de société. Mais il n’est pas moins instructif de remarquer que le terme de biotechnologie apparaît au même moment, indépendamment, et ailleurs, puisqu’un agronome hongrois, Karl Ereky, le crée en langue allemande, en 1917 également, et qu’il s’agit là d’une création touchant un autre domaine, celui de l’élevage industriel. Le terme, de toute évidence, devait être forgé. Il semble avoir un certain succès, puisqu’il est introduit également en langue italienne en 1921, dans un autre cadre industriel, celui de la tannerie. On observe donc, dans des domaines et des contextes différents, une même formation, qui est en quelque sorte dans l’air du temps. Il est d’autant plus surprenant de constater que le terme ne sera introduit dans la langue française qu’en 1978.
Par la suite, entre les deux guerres mondiales, se développe une réflexion large et en quelque sorte philosophique sur la biotechnologie (au singulier), tout particulièrement en Angleterre. Cette réflexion prend place dans le contexte des crises économiques et des interrogations sur la capacité des systèmes industriels existants à créer une société qui réponde véritablement aux besoins des hommes. Certains des plus éminents biologistes anglais de l’entre-deux-guerres, Joseph Needham, John Burton Sanderson Haldane, Julian Huxley et d’autres plus vulgarisateurs, ont vu dans la biotechnologie littéralement une technologie de substitution, une technologie verte, capable de remplacer les technologies dominantes et de porter une économie moins sujette aux crises et plus équitable. Nous pouvons remarquer ici que la biotechnologie n’a pas été toujours et nécessairement vue comme une technologie menaçante et potentiellement destructrice, mais comme une technologie prometteuse, humaine. Après la Seconde Guerre mondiale, elle a même été considérée comme une technologie à promouvoir face à la technologie hyperdestructrice de l’âge atomique.
Si l’on fait retour sur les circonstances et les domaines de création des biotechnologies, on constate qu’elles concernent principalement le domaine biochimique. La génétique n’est pas encore entrée dans les biotechnologies, elle ne fera son entrée que plus tardivement. Les généticiens, dans les années 1930, commencent à considérer qu’il est possible, et pas seulement imaginable, de modifier les génomes. En effet, ils possèdent une connaissance de plus en plus fine des chromosomes, de la position relative des gènes et des fonctions de ces gènes, et ils sont capables de provoquer des mutations par les rayons X. On commence, de fait, à modifier les génomes, quoique d’une manière incontrôlée. Ces pratiques de laboratoire peuvent rencontrer la vieille idée de l’eugénisme qui, quant à elle, se trouve posée dans un contexte de sciences sociales tout autant que de biologie et de statistique depuis Francis Galton, et qui continue à être débattue. Débattue est d’ailleurs un mot bien faible, quand on réalise l’horreur sauvage avec laquelle l’eugénisme a été mis en œuvre, à partir des années 1930 et jusqu’à la chute du troisième Reich, par les nazis. Il est clair que cette horreur continue d’imprégner le jugement que l’on peut porter sur certains aspects de biotechnologies, nous y reviendrons. En tout état de cause, le tableau intégré, politique, social, scientifique et idéologique de ces très étranges années 1930 reste vraisemblablement à faire.
C’est également dans les années 1930 que l’idée d’une ingénierie biologique commence à être formulée aux États-Unis. Un programme d’étude d’ingénierie biologique est proposé au Massachussetts Institute of Technology Cil 1936. Ce programme comprend divers domaines mais pas celui de la génétique car cette dernière n’est pas encore sortie du laboratoire de recherche biologique pour entrer dans une école d’ingénieurs. La biochimie continue à dominer le champ des biotechnologies. Pendant la Seconde Guerre mondiale, chimistes, microbiologistes, pathologistes et ingénieurs s’allient dans un programme d’une ampleur sans précédent, créé aux États- Unis et qui reçoit le financement le plus important après le projet Manhattan de bombe atomique. Ce programme est destiné à fabriquer la pénicilline en grande quantité. Les ingénieurs doivent résoudre des problèmes qui tiennent aux fermentations dans des fermenteurs à grande capacité. Cette prouesse technique qui permit de sauver de nombreuses vies à la suite du débarquement de Normandie est un moment important de l’ingénierie biologique et des biotechnologies.
Dans les années 1960, l’ingénierie biologique se développe aux États-Unis, rassemblant l’ingénierie médicale, l’ingénierie de la santé et de l’environnement, la bionique, l’ingénierie de la fermentation, celle des facteurs humains. Cette ingénierie biologique est destinée à introduire la biologie dans la formation des ingénieurs et à développer la recherche appliquée. C’est pourtant du côté de la recherche fondamentale que la vision la plus futuriste a été élaborée. En 1958, dans sa conférence Nobel, le généticien et microbiologiste Edward Tatum, l’auteur de la théorie « un gène, un enzyme », développe une vision prophétique, envisageant de pouvoir contrôler le fonctionnement génétique pour produire de meilleurs organismes, par exemple en corrigeant les défauts génétiques du métabolisme qu’il avait étudiés chez les micro-organismes. Tatum généralisait cette vision, en imaginant que le jour où le code génétique serait déchiffré, l’amélioration de tous les organismes vivants ou de leurs parties pourrait être effectuée par ce qu’il appelait lui aussi l’ingénierie biologique. Au nombre de ces améliorations, il comptait la production de meilleurs enzymes par biosynthèse in vitro, la biosynthèse des molécules d’acides nucléiques correspondantes, l’introduction de ces molécules d’ADN dans le génome par l’utilisation de divers procédés dont des transporteurs viraux, et encore la mutation dirigée. Tatum est un véritable prophète. Bien des choses qu’il a imaginées ont été explorées et partiellement ou totalement réalisées. Par exemple, l’introduction de gènes sains par des vecteurs viraux dans des cellules somatiques pour corriger des maladies génétiques, la thérapie génique, a connu un mélange d’échecs et de demi-succès. La muta- genèse dirigée est couramment utilisée dans l’industrie biotechnologique pour fabriquer des enzymes à propriétés modifiées.
À l’époque où Edward Tatum recevait le prix Nobel, en 1958, la biologie moléculaire était en plein développement. C’est elle qui a fourni les outils de l’ingénierie biologique. Je voudrais proposer ici un commentaire depistémologie.
La biologie moderne se caractérise par le fait que les découvertes une fois effectuées donnent immédiatement les outils pour des découvertes et des pratiques nouvelles. En un sens philosophique, la biologie est biotechnologie. En outre, l’enchaînement des découvertes et des applications fait de la biologie moderne un processus en quelque sorte autocatalytique d’une extraordinaire efficacité, un processus qui se catalyse, qui se facilite lui- même. Les outils cellulaires découverts par la biologie moléculaire et utilisas ensuite par les biotechnologies sont des enzymes découverts dans les années 1960 à l’occasion de recherches sur les virus et sur les interactions entre virus et bactéries. Ces nouveaux enzymes sont principalement de deux types. Les enzymes de restriction ont été découverts par Wemer Arber dans des études d’une extraordinaire subtilité sur l’interaction entre les bactéries et ces virus que sont les phages.
Autre enzyme, la transcriptase réverse est capable d’effectuer la retranscription de l’ARN en ADN. Elle fut découverte par David Baltimore et Howard Temin dans des travaux longtemps ignorés ou refusés par la communauté des biologistes moléculaires, car ces biologistes étaient encore sous l’emprise du dogme de Crick qui postulait l’impossibilité de cette retranscription. Les travaux de Wemer Arber, précédemment signalés, sont également importants pour une autre raison : c’est qu’ils ont montré l’étendue du phénomène de l’échange des gènes entre bactéries, gènes qui sont naturellement transportés par les virus d’une bactérie à une autre. « L’échange génétique », tel est le titre de la conférence Nobel de Wemer Arber en 1978. D’autres travaux sur ces phénomènes naturels ont porté sur le réassortiment des gènes ou des fragments de gènes. Ils ont été repris par Walter Gilbert dans un article célèbre, « Pourquoi des gènes en morceaux ? » publié dans Nature en 1978 également, article dans lequel Walter Gilbert évoque le rôle des recombinaisons génétiques dans l’évolution. Les recombinaisons génétiques seront largement exploitées dans la nouvelle génération des biotechnologies. En vingt ans, de 1958 à 1978, la biologie moléculaire avait subi plusieurs révolutions, et les biotechnologies, en 1978 précisément, rencontraient un très grand succès médical, avec la fabrication d’insuline humaine par la bactérie Escherichia coli. Certaines des prophéties d’Edward Tatum étaient réalisées.
Je vous propose, cependant, de revenir un peu en arrière. En 1970 eut lieu à Londres un symposium sur la responsabilité biologique, organisé par la British Society for Social Responsibility in Science et réunissant des participants illustres, comme Jacques Monod et James Watson entre autres. À cette époque, et précisément en raison des progrès de la biologie moléculaire, l’exercice de prospective sur la technique biologique débouchait sur des estimations de faisabilité et de durée probable de réalisation. L’un des participants à ce symposium, le biochimiste Martin Pollock, énumérait ces possibles réalisables. Escherichia coli, en raison de sa croissance rapide, pourrait être utilisée pour la synthèse d’enzymes étrangers, le délai de réalisation étant à moyen terme (quinze à vingt ans). La réalisation a été beaucoup plus rapide (sept à huit ans) et les protéines synthétisées ont été des hormones (somatostatine, insuline), et non des enzymes. Il y a eu une accélération des biotechnologies. Le clonage reproductif des mammifères, également envisagé par Pollock comme extension du clonage reproductif de la grenouille, a été réalisé dès les années 1980 chez les bovins. La brebis Dolly clonée en 1996 ne constituait que le résultat d’une technique particulière d’utilisation de noyaux de cellules adultes dans la transplantation au lieu des cellules embryonnaires précédemment utilisées. Les thérapies géniques étaient également envisagées par Pollock en 1970.
Chez l’homme, on sait qu’un début de succès a été obtenu ici à l’hôpital Necker à Paris par l’équipe d’Alain Fischer, mais que ce succès a été partiel et que d’autres techniques que l’utilisation de rétrovirus pour les thérapies géniques sont en cours d’étude. Il est donc patent que la prospective en matière de biotechnologies est un exercice risqué, et qu’il y a eu d’un côté des accélérations, et de l’autre des obstacles.
La réunion de Londres s’explique par le fait que les biologistes percevaient de mieux en mieux leur propre responsabilité dans des recherches qui engageaient en réalité profondément le devenir de la société. Cela n’a fait que se confirmer et s’amplifier, et je voudrais maintenant dire quelques mots de Vintrication entre l’avancée des recherches et la prise de conscience des scientifiques. Un moment très important de l’avancée des recherches a été celui où Paul Berg, en 1972, a créé, à l’aide des outils disponibles de la biologie moléculaire, une molécule d’ADN hybride comportant de l’ADN du virus SV40 cancérigène chez le singe, de l’ADN du bactériophage lambda, et l’opéron lactose de la bactérie Escherichia coli. L’expérience de Berg s’inscrivait dans un programme qui avait plusieurs intentions : tout d’abord, mieux comprendre les mécanismes de la cancérogenèse chez les mammifères, mais également rendre les bactéries capables de synthétiser des produits de gènes d’organismes supérieurs, en augmentant ainsi leurs utilisations industrielles. C’est volontairement que Berg, ayant réalisé l’étape initiale de son programme, l’a suspendu pour mieux en évaluer les risques et les bénéfices. La probabilité que les bactéries ayant intégré des gènes cancérigènes transmettent ces gènes à des cellules animales ou humaines paraissait a priori assez faible mais non nulle. C’est ainsi qu’a débuté une enquête connue par la suite comme le processus d’Asilomar. Cette série de consultations et de conférences qui ont eu lieu à partir de 1973 est le premier exemple de moratoire décidé par les scientifiques sur leurs propres recherches. C’est aussi l’exemple d’une autorégulation de la science obtenue par les scientifiques face aux inquiétudes qui se propageaient dans la société à partir des scientifiques eux-mêmes, profondément divisés sur la conduite à tenir. Paul Berg a donc suspendu l’exécution de son programme et a lancé le processus d’Asilomar qui a comporté plusieurs étapes avec plusieurs conférences, la plus importante et internationale ayant eu lieu du 24 au 27 février 1975 à Asilomar en Californie. Paul Berg n’était pas le seul à s’inquiéter. Les virologistes, ceux qui travaillaient en particulier sur les virus cancérigènes, possédaient également depuis un certain temps cette inquiétude.
Entre 1973, époque du lancement du processus d’Asilomar, et 1978, époque des réussites initiales de l’ADN recombinant avec, en particulier, l’insuline recombinante permettant l’approvisionnement des diabétiques, il y a eu cinq années fertiles en événements et rebondissements multiples. Pour retenir les événements les plus significatifs sur le plan philosophique, je voudrais souligner d’abord que les scientifiques étaient divisés et que le public, étant peu au fait de ces choses, pouvait être poussé dans des sens contradictoires. Certains biologistes, dont un prix Nobel, le physiologiste George Wald, étaient farouchement opposés à la technologie de l’ADN recombinant qui, à leurs yeux, risquait de modifier les équilibres établis par la nature et pouvait en particulier s’accompagner de la diffusion de pathologies nouvelles à travers l’espèce humaine. Ce qui pouvait inquiéter dans les biotechnologies de l’ADN recombinant liées à la recherche sur les virus et sur les mécanismes du cancer était évidemment la création de pouvoirs infectieux nouveaux imprévisibles et incontrôlables. D’autres, comme Paul Berg et David Baltimore, défendaient le principe de la liberté de la recherche en mettant l’accent sur la faible probabilité des risques et aussi sur la nécessité de les évaluer précisément et donc d’expérimenter pour établir des règles. C’est à cette époque que la problématique « sciences et société » a pris la dimension de l’enjeu de société que nous lui connaissons actuellement. La deuxième conférence d’Asilomar, qui a eu lieu en février 1975, comportait d’ailleurs, outre les scientifiques directement impliqués, quelques représentants de la société civile, des juristes.
La conférence reçut pour tâche d’évaluer les risques biologiques créés par les nouvelles technologies pour la santé humaine. Le problème qu’elle avait à traiter était en réalité un problème philosophiquement très profond, celui de savoir comment se conduire dans des situations de risques inconnus, hypothétiques ou mal établis. Comment traiter un risque inconnu ? Le risque est de l’ordre de l’assertion. Dans Me nombreux cas, cette assertion n’est pas encore prouvée par des faits repérés. En outre, il est classique de distinguer, en matière de ris¬que, la probabilité d’occurrence de l’événement considéré et sa dangerosité. Il est remarquable qu’en raison de la présence de juristes, la conférence d’Asilomar a pris sur le sujet des risques inconnus une position différente de celle prise par la commission instituée par l’Académie des sciences des États-Unis en 1974, et présidée par Paul Berg.
Pour la commission Berg, les risques connus devaient être l’objet de mesures plus strictes que les risques inconnus. Cela impliquait que pour les risques inconnus, c’était à ceux qui affirmaient la réalité d’un risque de la démontrer. La conférence d’Asilomar a pris une position différente : les risques inconnus devaient être l’objet de mesures plus rigoureuses. L’absence de risque devait être prouvée tout autant que le risque. Mais pour prouver l’absence de risque, l’innocuité, il fallait définir et mettre en jeu, expérimenter les risques. Il est également assez clair qu’il est logiquement impossible de produire une démonstration complète d’absence de risque. Comme le savent bien en particulier les médecins, l’absence de preuve n’est pas la preuve dune absence. Il fallait donc, des procédures particulièrement rigoureuses pour tenter de prouver l’innocuité. De telles procédures ont été appliquées dans certains cas, à la suite de la conférence d’Asilomar, et elles ont pu aboutir à la spécification des situations particulières dans lesquelles telle ou telle action était effectivement sans danger – étant entendu que dans d’autres conditions elle pouvait effectivement être dangereuse. Autrement dit, faire la preuve de l’innocuité revient aussi à établir les conditions de la dangerosité, les deux sont liés, et finalement la charge de la preuve revient également aux deux parties, c’est du moins ce qui personnellement me frappe le plus dans ces situations biologiques toujours complexes et singulières.
Les résultats principaux de la conférence d’Asilomar ont été d’abord d’interdire certaines expériences jugées trop dangereuses ; ensuite, d’établir une classification qui distinguait différents degrés de dangerosité présumée et faisait correspondre à ces différentes dangerosités des règles particulières d’exécution des expériences selon des degrés définis de confinement physique et biologique. Au bout du compte, les scientifiques, qui sont les premiers experts, conservaient la maîtrise de leurs propres affaires en payant le prix d’une régulation et d’un contrôle plus fort de leur activité. Le contrôle devait être exercé par les National Institutes of Health, l’organisme regroupant la recherche médicale publique aux États-Unis.
Pourtant, les scientifiques opposés à l’ADN recombinant n’ont pas désarmé, et le débat n’est pas resté confiné au monde de la recherche biologique. Les polémiques se sont au contraire exacerbées, et l’opinion publique a été alertée. Des moratoires, des interdictions locales ont été prononcés. Un épisode lui aussi hautement philosophique a eu lieu le 27 mai 1976 dans le bureau du doyen de la faculté des arts et sciences de Harvard, Henry Rosovsky, qui s’apprêtait à prendre la décision d’installer un laboratoire de recombinaison génétique de niveau P3 (le troisième des quatre niveaux de confinement précédemment définis) dans les bâtiments de biologie de l’université. Une discussion assez vive eut lieu entre Rosovsky et George Wald. Rosovsky, peut-être excédé, finit par s’écrier à l’adresse de George Wald : « Quoi ? Vous êtes en train de me dire que c’est nouveau ? Vous êtes en train de me dire que vous avez peur de l’inconnu ? Je croyais que le but de la science c’était d’explorer l’inconnu. » La peur de l’inconnu – c’est un thème philosophique. Explorer l’inconnu nécessite à la fois certes de connaître l’appréhension, mais aussi de maîtriser l’appréhension. Telle est bien la situation anthropologique de base, qu’il s’agisse de recherche scientifique ou de toute autre activité humaine d’exploration.
Quoi qu’il e$i soit, Rosovsky rendit publique sa décision de construire le laboratoire P3, décision annulée par le maire de Cambridge qui, à la suite d’auditions publiques, décida d’un moratoire qui dura finalement sept mois et permit à une équipe concurrente de celle de Harvard de gagner, en 1978, la course à l’insuline. Il s’agissait d’une équipe californienne associant des universitaires et un homme d’affaires qui avait créé une start-up biotechnologique. Lorsque la réalité des applications médicales attendues de l’ADN recombinant devint palpable, la controverse tendit à s’éteindre, et même ceux qui défendaient l’idée d’une régulation de la science paf voie législative, comme le sénateur Kennedy, finirent par abandonner (provisoirement) ce combat. En effet, l’une des perspectives les plus importantes qui s’ouvraient et s’ouvrent à la recherche biotechnologique se trouve dans la médecine. Les applications des biotechnologies à la médecine déjà acquises sont nombreuses, en particulier dans la fabrication de médicaments, qu’ils soient classiques (l’insuline, nous venons de le voir) ou innovants (les anti-corps monoclonaux par exemple). Nouveaux médicaments, nouvelles thérapies étaient et sont à attendre des biotechnologies. Mais pour revenir au processus d’Asilomar, la conclusion d’ensemble que l’on peut en tirer est que les pratiques biotechnologiques peuvent être maîtrisées, et qu’elles ont été effectivement et très largement maîtrisées par la communauté des scientifiques à l’époque.
Pourtant, quelque chose de nouveau apparaît dans ces années, qui est la corrélation croissante entre la recherche et l’investissement privé. C’est bien une société de capital risque fondée par le biologiste Herbert Boyer et l’homme d’affaires Robert Swanson en 1976, la société Genentech, qui a gagné la course à l’insuline recombinante, et non l’équipe de Walter Gilbert à Harvard, empêtrée dans les problèmes locaux. Ce modèle va se généraliser. Il a des avantages et des inconvénients, dont celui, indéniablement, d’asservir dans une certaine mesure la recherche avec pour effet que l’autorégulation des scientifiques devient une idée de plus en plus irréelle et que le modèle idéal de consensus entre scientifiques établi à Asilomar perd de sa validité. Il perd sa validité dans un contexte où les controverses ne cessent de se durcir et les oppositions de s’affirmer, ce qui rend inévitable l’arbitrage par la puissance publique, source ultime de la légitimité.
Légiférer devient inévitable, avec le risque de freiner le progrès scientifique, et de ne pas comprendre l’innovation qui est par définition presque imprévisible et incontrôlable. Le fait que le modèle d’Asilomar ait perdu de sa réalisabilité a été reconnu lors de la conférence organisée à Asilomar en 2000, pour célébrer, avec les mêmes acteurs autant que possible, le vingt-cinquième anniversaire de la conférence de 1975. Ces acteurs ont reconnu que l’opinion publique était aujourd’hui plus divisée et moins incertaine qu’il y a vingt-cinq ans, et que la proximité accrue entre recherche fondamentale et recherche industrielle rendait impossible de réactualiser le modèle d’Asilomar. On peut le déplorer, on doit pourtant le constater ; on peut espérer que cette situation n’est pas définitive.
Je voudrais maintenant développer l’argument selon lequel les pratiques biotechnologiques ne sont que l’extension de processus biologiques existants et qui les rendent possibles. Les biotechnologies ne sont pas une contre- nature, une antinature. Elles sont une nature légèrement différente, qui ne peut venir à l’existence qu’en suivant les règles mêmes de l’évolution biologique (ce que l’on appelle aujourd’hui l’évolution dirigée, selon la terminologie de Manfred Eigen). Une idée fondamentale que je voudrais argumenter maintenant est que la nature tolère et permet le bricolage biotechnologique parce qu’elle pratique elle-même une certaine forme de bricolage, qui est le bricolage évolutif ou bricolage moléculaire défini par François Jacob dans des textes célèbres. Il n’est peut-être pas si artificiel ou si rhétorique de rapprocher bricolage biotechnologique et bricolage évolutif. Ce n’est pas seulement un jeu de métaphores ou de mots. Cela nous conduit à la question de l’évolution biologique, question qui prend deux formes, celle du fondement réel, naturel, des biotechnologies, et celle de notre difficulté psychique propre à comprendre les règles du jeu de la nature qui sont aussi celles du jeu de la technique.
En 1977, dans cette époque bouillonnante, François Jacob propose l’idée de bricolage évolutif, à l’intérieur d’une vision puissante de l’évolution biologique ainsi que d’une vision non moins puissante de l’histoire et de la philosophie de la connaissance biologique. La science^ dit-il, cherche à confronter le possible à l’actuel. De ce fait, pourrait-on ajouter, elle favorise la perception du possible et incite à la réalisation de ce possible. Cela est inscrit dans la science elle-même. Quelques années plus tard, François Jacob développera ces idées dans un petit livre qui est un grand livre de philosophie, Le Jeu des possibles. Le jeu des possibles, c’est tout autant le jeu de la connaissance biologique que le jeu de la biologie elle- même. Qu’est-ce que ce jeu des possibles du point de vue de l’évolution biologique ? C’est au fond une ouverture liée à une certaine imperfection et à une certaine modifiabilité des organismes. Dans l’histoire des théories biologiques, une certaine idée de la perfection de la nature a joué, à plusieurs reprises, un très grand rôle. La nature était vue comme l’œuvre d’une sorte d’ingénieur insurpassable, à savoir Dieu. La perfection de la nature était d’ailleurs une preuve importante de l’existence de Dieu, dans la théologie naturelle anglaise au début du XIX siècle.
Avec l’apparition du darwinisme, la comparaison entre l’œuvre de la nature et l’activité de l’ingénieur n’a pas cessé. La sélection naturelle, remarque Jacob, a été souvent comparée à l’œuvre d’un ingénieur. Cette comparaison est fausse. François Jacob souligne que l’ingénieur est guidé par une idée de perfection qui ne correspond absolument pas au mode d’opération de la sélection naturelle. Il met l’accent, comme le faisait d’ailleurs Darwin en opposition à la théologie naturelle, sur le fait que les produits de l’évolution biologique sont imparfaits en ce sens – et en ce sens principalement – qu’ils ne sont pas le résultat d’une recherche de perfection. Ce caractère imparfait des organismes se manifeste par le fait que les composants des organismes, gènes, protéines, cellules, ne correspondent pas toujours à des fonctionnements optimaux et que des mutations faiblement ou même fortement délétères sont conservées pour des raisons diverses, comme cela est bien connu des généticiens. Cette observation suscite immanquablement certaines questions : est-il possible, est-il souhaitable d’améliorer les organismes créés par la nature, de remédier à leurs imperfections ? C’est en posant ces questions que François Jacob remarque que les opérations de la sélection naturelle n’ont aucune analogie avec quelque aspect que ce soit du comportement humain. Et pourtant, il propose une autre analogie, celle du bricoleur, qui aura un succès remarquable chez les biologistes et qui inspirera nombre de leurs recherches dans divers domaines, y compris des domaines aussi évolutifs que la nouvelle biologie du développement. Cette idée du bricolage évolutif va s’avérer étonnamment capable d’accueillir des domaines, des découvertes, des faits nouveaux postérieurs à son élaboration.
L’un des leitmotivs de François Jacob est que la nature, qui bricole, réutilise pour des fonctions nouvelles des structures déjà utilisées pour des fonctions anciennes. L’évolution procède ainsi, et le rôle des mutations ponctuelles de l’évolutionnisme classique s’en trouve réduit d’autant. Il est assez remarquable de constater par exemple que les molécules qui transportent les gaz du sang comme les hémoglobines ont pu exercer, dans le passé, des fonctions sans aucun rapport avec le transport des gaz du sang, des fonctions de détoxication ou d’autres. J’insiste sur le fait que ces fonctions sont sans aucun rapport les unes avec les autres, sinon dans le fait que ce sont approximativement les mêmes structures qui sont porteuses de ces fonctions très différentes. C’est le thème bien connu de la polyfonctionnalité des molécules biologiques. Qu’est-ce que cela a à voir avec le bricolage biotechnologique ? Pour le comprendre, il faut faire appel à une autre considération, qui est celle d’une certaine tolérance des organismes à la variation, d’une certaine stabilité, dont les conditions et les limites sont de mieux en mieux connues grâce aux travaux de théoriciens comme Manfred Eigen en Allemagne. Et je voudrais souligner le fait que le même Manfred Eigen, l’un des protagonistes les plus importants de l’auto-organisation, est aussi l’auteur du terme d’évolution dirigée et l’un des acteurs des bio-technologies d’aujourd’hui. Ce que l’on peut retirer de travaux comme ceux de Manfred Eigen, c’est ce mélange de stabilité et de modifiabilité des organismes. Que la bactérie Escherichia coli puisse synthétiser dans son sein une protéine humaine est une découverte qui certes était recherchée depuis longtemps mais qui apprend beaucoup sur ces degrés solidaires de stabilité et de modifiabilité.
Il faut avouer que des conceptions de ce genre restent assez étrangères aux catégories de base, innées ou acquises, de notre psychisme. Un trait de la nature qui n’est pas toujours admis par le psychisme humain est qu’elle n’est pas complètement stable. Or nous avons tendance à nous accrocher à un état de la nature qui est celui que nous connaissons présentement et qui a été jusqu’à présent favorable à l’expansion humaine. Le fait que la nature change, parfois lentement, parfois plus rapidement, a été très difficile à admettre pour le psychisme humain, comme le montre l’histoire des sciences, avec les résistances extrêmement violentes contre la théorie de l’évolution, résistances qui existent d’ailleurs toujours avec le créationnisme que l’on n’a pas réussi à extirper complètement. Le fait donc que les mécanismes de l’évolution biologique et les mécanismes des opérations biotechnologiques soient essentiellement les mêmes est une idée qui peut heurter elle aussi l’entendement acquis mais qui est pourtant bien réelle. Les biotechnologies ne sont pas encore généralement acceptées, elles suscitent des objections exprimées tantôt dans des termes scientifiques, tantôt dans d’autres termes. L’histoire nous montre que l’introduction de technologies nouvelles s’accompagne fréquemment d’inquiétudes. Dans le cas des biotechnologies, nous avons pu constater qu’elles ont suscité, selon les époques et les stades de leur développement, tantôt des espoirs et tantôt des craintes, l’apparition des recombinaisons génétiques ayant correspondu à un maximum d’anxiété.
Ce qui inquiète dans les biotechnologies tient peut- être en partie au terme lui-même dans sa formation, qui associe d’une manière paradoxale deux idées généralement tenues pour distinctes par l’imaginaire collectif, la nature et la technique : la nature d’un côté, avec toute la puissance positive qui est charriée par l’idée commune de vie, et de l’autre le travail de l’homme, auquel on n’accorde pas toujours la même confiance qu’à celui de la vie. Remarquons aussi que l’idée de biotechnologie peut tout aussi bien prendre un sens positif, et dans ce cas, c’est le caractère de puissance positive de la vie qui vient pour ainsi dire colorer, modifier la connotation assez neutre de la technique, comme on l’a vu à certaines époques. Le terme de biotechnologie est donc ambivalent. L’association paradoxale de la nature et de la technique dans un même terme n’a pas nécessairement une valeur négative, et n’indique pas nécessairement une tension ou une contradiction insurmontable. Apprendre au contraire que les biotechnologies sont une variation sur la trame de l’évolution biologique elle-même, variation permise par cette évolution, est, je le crois, un progrès intellectuel.
Les biotechnologies restent pourtant un des domaines les plus controversés de l’heure, et cette controverse est compliquée parce qu’elle mêle sans cesse le rationnel et l’irrationnel. Chacun ressent en outre que nous vivons une époque de très grande anxiété, sinon l’une de ces grandes peurs qui ont rythmé l’histoire humaine, et que dans cette situation de peur diffuse, tout, absolument tout, peut nourrir la peur et peut être utilisé pour l’amplifier.
Il y a trois ans, en 2001, lors du second forum Biovision à Lyon, un sociologue américain a présenté un tableau comparatif de l’acceptation des biotechnologies dans différents pays du monde. La France était classée parmi les pays les plus réticents en Europe avec la Grèce. Mais il est difficile de juger de ces choses d’une manière globale, car, comme je l’ai dit, les biotechnologies sont extrêmement diverses dans les procédés et les domaines d’application. Dans cette situation encore confuse, la philosophie et les sciences humaines ont leur mot à dire. Il faut comprendre les peurs, souvent filles des ignorances – une fois que l’on a compris les peurs, on peut prendre une autre attitude. Que peut-on attendre des philosophes dans cette situation ?
Le propre de la philosophie depuis ses origines est de rechercher par la discussion rationnelle quelque chose comme le savoir ou la vérité et surtout de distinguer soigneusement ce savoir de l’opinion. Il ne faut donc pas attendre des philosophes qu’ils aillent nécessairement dans le sens d’une opinion quelle qu’elle soit et aussi bien fondée qu’elle puisse paraître. Très souvent au contraire, les philosophes ne sont pas allés dans ce sens, car ils ont cherché à exercer leur jugement sur les choses présentes en se méfiant des préjugés et en cherchant à identifier les idées fausses – et j’aurais personnellement tendance à dire, en tant que philosophe si vous m’accordez ce titre, que la plupart de nos idées, de nos idées spontanées, sont fausses. En tout cas, les philosophes ne se sont pas satisfaits des opinions telles qu’elles étaient. Ils ont représenté la faculté d’avoir des opinions différentes, et, pour cela, ils ont été parfois mis en accusation.
L’une des raisons de l’incompréhension des bio-technologies tient à une autre difficulté, qui est la difficulté intrinsèque des sciences de la vie et de la médecine actuelles. Cette difficulté intrinsèque, très réelle, résulte du fait qu’il s’agit de domaines extrêmement complexes comme on le sait, dont le type particulier de complexité n’est pas encore totalement compris à l’heure actuelle malgré les efforts considérables des théoriciens qui s’y attachent et progressent tous les jours. Une seconde caractéristique de cette difficulté d’ensemble de la biologie et de la médecine, que nous avons pu aborder avec les risques inconnus, est que sans cesse l’inconnu côtoie le connu. Nous sommes en réalité dans un grand chantier de recherche. Nous nous trouvons à une époque où nous avons le sentiment que les connaissances acquises, plutôt que de nous rapprocher d’une science achevée, nous ouvrent sans cesse des domaines nouveaux à explorer – c’est le cas de la génomique par exemple. C’est la raison pour laquelle il faut toujours recommencer l’immense effort d’éducation scientifique et de recherche qui a été effectué au cours des dernières décennies. Nous n’arrivons pas à comprendre réellement, et donc à faire comprendre, la complexité et la nature particulière de notre science, avouent fréquemment les biologistes. Cette difficulté à comprendre autant qu’à faire comprendre la biologie moderne est aussi au cœur de la difficulté à comprendre ce dont il s’agit réellement avec les biotechnologies. En particulier, il faut comprendre qu’il n’y a pas de biotechnologie possible qui ne suive pas les règles de l’évolution biologique ou qui ne soit pas compatible avec elles. Les biotechnologies ne sont pas une antinature, elles consistent simplement à créer des petites variations sur la trame posée par l’évolution biologique. Certains pensent (ou continuent de penser, comme on l’a pensé il y a trente ans à l’époque de l’ADN recombinant) que les biotechnologies peuvent constituer, d’ores et déjà, une menace significative pour l’évolution biologique. Si menace il y a, elle a bien d’autres sources beaucoup plus puissantes, elle vient principalement d’ailleurs.
La peur constitue peut-être le ressort le plus puissant de la psyché humaine. C’est la peur qui explique le succès des idées négatives, des réactions défensives, des philosophies du soupçon. Je souhaiterais simplement insister sur le fait que la peur ne peut ni ne doit être le seul mobile ou ressort (aussi légitime soit-il) de l’action. La peur peut entraîner la paralysie, l’apraxie, la fuite. Elle peut désorganiser l’action et créer des réactions catastrophiques. Nous avons besoin d’une anthropologie de la peur, pour mieux en comprendre les mécanismes et les effets, tant sur le plan mental que sur le plan comportemental. Comme l’a remarqué Platon dans les Lois, la réussite d’une action ne présuppose pas seulement la peur mais aussi la confiance. La réussite de l’action humaine repose sur l’équilibre entre deux attitudes contraires, la crainte et la confiance. La confiance, qui n’est certes pas donnée mais résulte d’un apprentissage, est, chacun le ressent instinctivement, une condition tout aussi indispensable à l’action humaine que la peur.
Biotechnologie et société : un grand philosophe allemand, Jürgen Habermas, a fait entendre sa voix, une voix extraordinairement respectable, dans le débat sur les biotechnologies qui peuvent affecter les modes naturels des sociétés humaines. Il s’est en particulier élevé avec énergie contre l’idée d’un eugénisme libéral, d’un grand marché de l’eugénisme, et cela d’une manière parfaitement convaincante. Il a examiné également les nouvelles pratiques de procréation, les pratiques de sélection d’embryon comme le diagnostic préimplantatoire qui permet d’identifier un embryon donneur potentiel et compatible de cellules ou tissus sains pour son frère ou sa sœur malades. Il en a conclu que ces pratiques sont de nature à modifier les fondements des sociétés démocratiques comme les nôtres, car elles donnent naissance à des êtres qui n’étant pas voulus pour eux-mêmes, sont en réalité des instruments. Et à ses yeux du moins, cela est de nature à modifier la règle de symétrie entre les individus qui caractérise nos sociétés démocratiques du moins dans leur type idéal. Le Comité consultatif national d’éthique français a émis une opinion légèrement différente sur le même sujet, admettant la possibilité de bébés médicaments à condition qu’ils soient voulus également pour eux-mêmes. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Nous sommes en réalité déjà engagés sur la voie difficile d’une éthique européenne qu’il est vital de construire.
Pour finir, un dernier mot, touchant la question du « scientisme ». Si l’on définit le scientisme comme l’idée que tout problème quel qu’il soit, y compris un problème de société par exemple, peut être résolu uniquement par une approche purement scientifique, rares sont ceux qui ont maintenu ou maintiendront cette idée jusqu’au bout. Les biotechnologies sont porteuses de grands espoirs, comme l’avaient pressenti les biologistes entre les deux guerres mondiales. C’est à nous de faire en sorte, d’une manière démocratique, que les peurs permettent de chasser les dangers et que les espoirs se réalisent.
Vidéo : Les biotechnologies
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