Les amphétamines et la médication de l'enfance
Il arrive qu’un événement journalistique, à première vue anodin, cristallise soudain un ensemble de critiques qui s’étaient jusqu’alors constituées de façon disparate. C’est ce qui s’est produit avec la publication, le 29 juin 1970 dans le Washington Postx, d’un article dans lequel on affirmait que 5 à 10 % des enfants scolarisés dans la ville d’Omaha (dans le Nebraska) recevaient une drogue contrôlant le comportement, la Ritaline. L’article affirmait aussi que c’était là un programme concerté, organisé, dans lequel une part de coercition parentale n’était pas absente, et que la drogue était fournie sans véritable suivi médical. Il présentait plusieurs inexactitudes. En particulier, le chiffre de 5 à 10 % se rapportait seulement au pourcentage d’enfants suivant une forme spéciale d’éducation. Cependant, l’histoire eut de considérables échos et conduisit à une conférence nationale sur la question de l’utilisation des drogues psychotropes chez les enfants. L’effet produit par ces débats dans le grand public culmina en 1975 avec les premiers d’une longue série de publications de tonalité critique. Trois d’entre elles firent date.
Le mythe de l’enfant hyperactif, tout d’abord, écrit par deux journalistes Peter Schrag et Diane Divoky, affirmait que le diagnostic d’ADHD était discutable et que les enfants étaient traités avec des médications dangereuses (la Ritaline) par une « conspiration autoritaire » de médecins, d’administrateurs et d’enseignants. Les stimulants étaient utilisés comme des camisoles chimiques pour contrôler l’exubérance naturelle et l’activité d’enfants qui étaient entrés en conflit avec des éducateurs ou d’autres personnels d’encadrement.
Un second livre de Benjamin Feingold intitulé Pourquoi votre enfant est hyperactif, inaugura un argument qui fut ensuite repris à de multiples reprises en dépit de l’absence de preuve en sa faveur. L’hyperactivité serait, selon l’auteur, une réaction allergique à certains additifs alimentaires (en particulier les colorants). Il suffirait de supprimer ces ingrédients de l’alimentation des enfants pour que l’hyperactivité disparaisse.
Mais c’est sans doute les travaux du sociologue Peter Conrad qui laissèrent l’empreinte la plus forte, porté qu’ils étaient par l’impulsion critique la plus radicale. Conrad affirmait, dans un article devenu classique intitulé « La découverte de l’hyperactivité », que le diagnostic d’hyperactivité était simplement un nouvel exemple d’une ancienne tendance à médicaliser les problèmes de comportement. Il s’agit, poursuivait Conrad, avec les psychotropes, d’un des moyens les plus efficaces de contrôle social qui aient été jusqu’ici découverts. Il soulignait que le fait de diagnostiquer un désordre mental chez un enfant et de le médicaliser avec des stimulants revenait à imposer le silence à des tendances non conformistes en les considérant comme déviantes ou hérétiques.
Conrad cite abondamment Michel Foucault et se rallie finalement à une explication du phénomène dans laquelle ce sont principalement les profits qu’en tirent certaines firmes pharmaceutiques qui apparaissent comme les mobiles ayant déterminé l’apparition de la nouvelle pathologie. La popularité croissante de la Ritaline auprès des éducateurs, provenait, selon Conrad, presque exclusivement du fait qu’on avait su promouvoir astucieusement la pathologie qu’elle était réputée guérir. Cette situation permettait de générer d’importants profits au plus grand bénéfice la société Ciba-Geigy, le fabriquant de la Ritaline. Ces critiques trouvaient une oreille attentive dans l’ambiance anti-autoritaire de l’époque. Plus tard, on mettra en cause les dangers du traitement en affirmant que, sous couvert de médecine, il ne faisait qu’endommager le cerveau.
Longtemps on considéra qu’une réponse positive d’un enfant à un traitement par la Ritaline constituait une preuve rétrospective de l’existence d’un syndrome d’hyperactivité chez celui-ci. Les cliniciens estimaient ainsi que l’amélioration du comportement de l’enfant par le traitement confirmait la justesse du diagnostic. Les théoriciens, leur emboîtant le pas, concluaient de l’efficacité du traitement à la démonstration de l’existence de la pathologie. On remontait, en somme, le courant qui va d’un diagnostic à sa médication pour conclure de l’efficacité d’une médication à la justesse du diagnostic.
Cependant, Judith Rappoport, chercheuse au NIMH (National Institute of Mental Health, l’institut national américain pour la santé mentale), démontra que les stimulants avaient, en réalité, le même effet chez des enfants normaux que chez des enfants hyperactifs. Elle posait alors la question : si une majorité des enfants tiraient profit du traitement par des stimulants, où fallait-il situer le degré d’hyperactivité (car c’est en degré qu’il fallait alors raisonner) qu’un enfant devait présenter pour pouvoir bénéficier de cette thérapeutique ? Rappoport et ses collègues soulignaient la nécessité de développer des systèmes d’évaluation plus fiables et précis pour distinguer les enfants atteints du trouble (à supposer qu’on puisse grouper ces derniers dans une catégorie homogène) de ceux qui ne l’étaient pas. Elle montrait, en somme, que le problème du traitement des enfants par la Ritaline était devenu un problème biopolitique. Il impliquait, en effet, que soit distingués, au sein d’une population, ceux qui se verraient proposer un traitement et ceux qui se verraient refuser le même traitement.
Si le mot « biopolitique » a un sens, en effet, c’est pour désigner des situations dans lesquelles le domaine d’intervention des Etats se traduit par une incitation à modifier, au moyen de techniques biologiques, le comportement des individus dans une optique de contrôle. Et la Ritaline, cette amphétamine, donne ici un des meilleurs exemples des difficultés conceptuelles qu’ouvre ce type d’utilisation de la chimie. Elle pose, en premier lieu, la question de savoir à qui s’adresse le traitement.
Biopolitique est, comme on sait, un néologisme formé par Michel Foucault pour identifier une forme d’exercice du pouvoir qui porte sur la vie même et ses manifestations. L’homme occidental aurait appris « ce que signifie être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on peut modifier ». La biopolitique est l’expression sociale d’une forme nouvelle de pouvoir : le biopouvoir, le pouvoir sur la vie, dont Foucault date l’apparition au début du XVIII’ siècle. Pouvoir centré sur la mécanique du vivant servant de support aux processus biologiques.
Foucault cite un certain nombre d’exemples de prise en charge des contrôles régulateurs de la population par ces nouvelles formes de pouvoir. Agir sur le corps d’un côté, agir sur les populations de l’autre, ce sont là les deux aspects de cette biopolitique. Ce pouvoir est tourné « vers les performances du corps et regarde vers les processus de la vie […], techniques diverses et nombreuses pour obtenir l’assujettissement des corps et le contrôle des populations ». Et ce pouvoir nouveau ouvre aussi une nouvelle ère dans l’agir et dans la réflexion politique, celle de la biopolitique qui se distingue de celles qui ont précédé en ce que les mécanismes du pouvoir s’adressent maintenant directement au corps, à la vie, à tout ce qui renforce l’espèce, sa vigueur, ou son aptitude à être utilisée, dirigée, modifiée.
S’il est vrai qu’un concept, a fortiori un nouveau concept, n’a de sens et d’utilité que s’il nous permet de voir ce que nous n’avions pas aperçu, ou que nous n’apercevions que de manière confuse sans lui
alors c’est du côté des liens qui se nouent, se tissent, s’élaborent entre les savoirs sur la vie (au sens très large de connaissances des moyens d’action sur les phénomènes vivants eux-mêmes), et les pouvoirs de mettre effectivement en œuvre ces moyens que le concept de biopouvoir invite à regarder, ainsi que vers les discours qui les explicitent dans lesquels se lisent les intentions et les enjeux des interventions politiques.
Les techniques d’action sur la nature, y compris vivante, ont précédé de beaucoup l’apparition de ces procédés auxquels Foucault donne le nom de « biopouvoir ». Mais il s’agissait toujours d’actions sur le milieu extérieur, il s’agissait d’actions qui portaient sur l’environnement et qui, à ce titre, ne se distinguaient pas des actions techniques ordinaires. A partir d’un certain moment dans l’histoire de la civilisation occidentale, c’est le vivant dans son milieu intérieur lui- même qui pourra être atteint. Un domaine d’intervention qui, du reste, ne commence à être vu et désigné comme tel, comme « milieu intérieur », qu’avec Claude Bernard, au milieu du XIXe siècle. L’apparition, plus tard, de techniques de modifications du vivant par modification du milieu intérieur fait naître une nouvelle forme de pouvoir avec laquelle, inévitablement, les formes traditionnelles de pouvoir auront à engager un débat.
Le mythe de l’enfant hyperactif, tout d’abord, écrit par deux journalistes Peter Schrag et Diane Divoky, affirmait que le diagnostic d’ADHD était discutable et que les enfants étaient traités avec des médications dangereuses (la Ritaline) par une « conspiration autoritaire » de médecins, d’administrateurs et d’enseignants. Les stimulants étaient utilisés comme des camisoles chimiques pour contrôler l’exubérance naturelle et l’activité d’enfants qui étaient entrés en conflit avec des éducateurs ou d’autres personnels d’encadrement.
Un second livre de Benjamin Feingold intitulé Pourquoi votre enfant est hyperactif, inaugura un argument qui fut ensuite repris à de multiples reprises en dépit de l’absence de preuve en sa faveur. L’hyperactivité serait, selon l’auteur, une réaction allergique à certains additifs alimentaires (en particulier les colorants). Il suffirait de supprimer ces ingrédients de l’alimentation des enfants pour que l’hyperactivité disparaisse.
Mais c’est sans doute les travaux du sociologue Peter Conrad qui laissèrent l’empreinte la plus forte, porté qu’ils étaient par l’impulsion critique la plus radicale. Conrad affirmait, dans un article devenu classique intitulé « La découverte de l’hyperactivité », que le diagnostic d’hyperactivité était simplement un nouvel exemple d’une ancienne tendance à médicaliser les problèmes de comportement. Il s’agit, poursuivait Conrad, avec les psychotropes, d’un des moyens les plus efficaces de contrôle social qui aient été jusqu’ici découverts. Il soulignait que le fait de diagnostiquer un désordre mental chez un enfant et de le médicaliser avec des stimulants revenait à imposer le silence à des tendances non conformistes en les considérant comme déviantes ou hérétiques.
Conrad cite abondamment Michel Foucault et se rallie finalement à une explication du phénomène dans laquelle ce sont principalement les profits qu’en tirent certaines firmes pharmaceutiques qui apparaissent comme les mobiles ayant déterminé l’apparition de la nouvelle pathologie. La popularité croissante de la Ritaline auprès des éducateurs, provenait, selon Conrad, presque exclusivement du fait qu’on avait su promouvoir astucieusement la pathologie qu’elle était réputée guérir. Cette situation permettait de générer d’importants profits au plus grand bénéfice la société Ciba-Geigy, le fabriquant de la Ritaline. Ces critiques trouvaient une oreille attentive dans l’ambiance anti-autoritaire de l’époque. Plus tard, on mettra en cause les dangers du traitement en affirmant que, sous couvert de médecine, il ne faisait qu’endommager le cerveau.
Longtemps on considéra qu’une réponse positive d’un enfant à un traitement par la Ritaline constituait une preuve rétrospective de l’existence d’un syndrome d’hyperactivité chez celui-ci. Les cliniciens estimaient ainsi que l’amélioration du comportement de l’enfant par le traitement confirmait la justesse du diagnostic. Les théoriciens, leur emboîtant le pas, concluaient de l’efficacité du traitement à la démonstration de l’existence de la pathologie. On remontait, en somme, le courant qui va d’un diagnostic à sa médication pour conclure de l’efficacité d’une médication à la justesse du diagnostic.
Cependant, Judith Rappoport, chercheuse au NIMH (National Institute of Mental Health, l’institut national américain pour la santé mentale), démontra que les stimulants avaient, en réalité, le même effet chez des enfants normaux que chez des enfants hyperactifs. Elle posait alors la question : si une majorité des enfants tiraient profit du traitement par des stimulants, où fallait-il situer le degré d’hyperactivité (car c’est en degré qu’il fallait alors raisonner) qu’un enfant devait présenter pour pouvoir bénéficier de cette thérapeutique ? Rappoport et ses collègues soulignaient la nécessité de développer des systèmes d’évaluation plus fiables et précis pour distinguer les enfants atteints du trouble (à supposer qu’on puisse grouper ces derniers dans une catégorie homogène) de ceux qui ne l’étaient pas. Elle montrait, en somme, que le problème du traitement des enfants par la Ritaline était devenu un problème biopolitique. Il impliquait, en effet, que soit distingués, au sein d’une population, ceux qui se verraient proposer un traitement et ceux qui se verraient refuser le même traitement.
Si le mot « biopolitique » a un sens, en effet, c’est pour désigner des situations dans lesquelles le domaine d’intervention des Etats se traduit par une incitation à modifier, au moyen de techniques biologiques, le comportement des individus dans une optique de contrôle. Et la Ritaline, cette amphétamine, donne ici un des meilleurs exemples des difficultés conceptuelles qu’ouvre ce type d’utilisation de la chimie. Elle pose, en premier lieu, la question de savoir à qui s’adresse le traitement.
Biopolitique est, comme on sait, un néologisme formé par Michel Foucault pour identifier une forme d’exercice du pouvoir qui porte sur la vie même et ses manifestations. L’homme occidental aurait appris « ce que signifie être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on peut modifier ». La biopolitique est l’expression sociale d’une forme nouvelle de pouvoir : le biopouvoir, le pouvoir sur la vie, dont Foucault date l’apparition au début du XVIII’ siècle. Pouvoir centré sur la mécanique du vivant servant de support aux processus biologiques.
Foucault cite un certain nombre d’exemples de prise en charge des contrôles régulateurs de la population par ces nouvelles formes de pouvoir. Agir sur le corps d’un côté, agir sur les populations de l’autre, ce sont là les deux aspects de cette biopolitique. Ce pouvoir est tourné « vers les performances du corps et regarde vers les processus de la vie […], techniques diverses et nombreuses pour obtenir l’assujettissement des corps et le contrôle des populations ». Et ce pouvoir nouveau ouvre aussi une nouvelle ère dans l’agir et dans la réflexion politique, celle de la biopolitique qui se distingue de celles qui ont précédé en ce que les mécanismes du pouvoir s’adressent maintenant directement au corps, à la vie, à tout ce qui renforce l’espèce, sa vigueur, ou son aptitude à être utilisée, dirigée, modifiée.
S’il est vrai qu’un concept, a fortiori un nouveau concept, n’a de sens et d’utilité que s’il nous permet de voir ce que nous n’avions pas aperçu, ou que nous n’apercevions que de manière confuse sans lui
alors c’est du côté des liens qui se nouent, se tissent, s’élaborent entre les savoirs sur la vie (au sens très large de connaissances des moyens d’action sur les phénomènes vivants eux-mêmes), et les pouvoirs de mettre effectivement en œuvre ces moyens que le concept de biopouvoir invite à regarder, ainsi que vers les discours qui les explicitent dans lesquels se lisent les intentions et les enjeux des interventions politiques.
Les techniques d’action sur la nature, y compris vivante, ont précédé de beaucoup l’apparition de ces procédés auxquels Foucault donne le nom de « biopouvoir ». Mais il s’agissait toujours d’actions sur le milieu extérieur, il s’agissait d’actions qui portaient sur l’environnement et qui, à ce titre, ne se distinguaient pas des actions techniques ordinaires. A partir d’un certain moment dans l’histoire de la civilisation occidentale, c’est le vivant dans son milieu intérieur lui- même qui pourra être atteint. Un domaine d’intervention qui, du reste, ne commence à être vu et désigné comme tel, comme « milieu intérieur », qu’avec Claude Bernard, au milieu du XIXe siècle. L’apparition, plus tard, de techniques de modifications du vivant par modification du milieu intérieur fait naître une nouvelle forme de pouvoir avec laquelle, inévitablement, les formes traditionnelles de pouvoir auront à engager un débat.