Les Amphétamines en dehors de la médecine : amphétamines et « Beat génération»
Une esthétique nerveuse va se développer autour des amphétamines. Et souvent aussi une esthétique du travail qu’on jugeait insurmontable et qu’on réalise avec dextérité sous l’influence de la drogue. Une esthétique de la rapidité, de l’action exécutée avec fougue, dans l’attente impatiente de son résultat accompagné d’un état de focalisation intense de la conscience, d’une concentration souvent puissante et parfois exclusive. Une esthétique de la liberté aussi. Car cette tension de la pensée vers son but est aussi un oubli des buts subalternes et des moyens médiocres de l’atteindre. Une esthétique de l’efficacité surtout qui, à l’occasion, reprendra les déclarations, pourtant bien antérieures, de Filippo Tommaso Marinetti dans son Manifeste du futurisme. Ce texte, publié en 1909, ressemble, en effet, à une sorte d’ode anticipée aux amphétamines:
- Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité.
- Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l’audace et la révolte.
- La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.
- Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse.
Cette esthétique aura ses adeptes, ses héros et ses idoles : Jack Kerouac, William Burrough, Allen Ginsberg. Kerouac, l’auteur du livre culte du mouvement « beat », apprend à ouvrir l’inhalateur de Benzédrine alors en vente dans tous les drugstores, à prélever la matière imbibée de produit actif qui s’y trouve logée, à extraire son contenu. En 1951, il rédige, en trois semaines, son roman On theRoad. Un de ses amis commente : «J’entendais le bruit de sa machine à écrire qui tapait sans une pause, et je le regardais avec quelque incrédulité. » Le livre est une célébration de la vitesse pour elle-même, du déplacement, du mouvement, de l’insaisissable, du « toujours ailleurs » de l’absence de racine et d’attachement. Les amphétamines semblent ainsi venir illustrer le propos de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux : « Les drogues, toutes les drogues, concernent fondamentalement la vitesse et les modifications de la vitesse. »
Pour Jack Kerouac, les amphétamines deviendront l’attribut d’une certaine attitude morale : contestataire, sans logis, sans tribu. L’amphétamine acquiert alors la valeur d’un viatique philosophique. Prendre des amphétamines, c’est augmenter son rythme de vie, accroître son appétit d’existence, sa capacité à être, à penser, à voir, à
Nicolas Rasmussen, dans son livre On Speed commente : « La drogue devint un sacrement, le moyen d’inspiration d’une nouvelle forme d’écriture, spontanée et directe qui faisait éclater les conventions et permettait de communiquer l’expérience physique et émotionnelle brute. […] Pour Kerouac, tout particulièrement, la Benzédrine devint un ingrédient essentiel de la créativité. Il écrivait sous amphétamines afin de mieux saisir ses impressions originales et ses expériences natives. » En novembre 1945, Kerouac écrit à son ami Ginsberg :
La Benzédrine m’a fait voir beaucoup de choses. Le processus d’intensification de l’attention conduit naturellement à submerger les vieilles notions, et voilà, de nouveaux matériaux surgissent comme de l’eau jaillissant aux confins de la conscience. De l’eau toute neuve !
Cette esthétique aura aussi ses manifestes non pas seulement futuristes, mais spécifiquement dédiés aux impressions éprouvées sous amphétamines. Ainsi, Harvey Cohen, en 1972 dans The Amphetamine Manifesto, voit-il cette époque avec un mélange d’enthousiasme (on a vu certaines de ses déclarations plus haut) et de nostalgie anticipée1 :
La culture des amphétamines représente une sorte de mini-époque, un événement humain qui disparaîtra aussi sûrement et aussi complètement que le Paris des années 1920 et le San Francisco des années 1960.
«Ail that Jazz»
On trouve une autre forme de cette esthétique présentée dans le film autobiographique du chorégraphe Bob Fosse, Ail that Jazz qui a été récompensé de la palme d’or du festival de Cannes en 1980. Le film est une sorte de manifeste sur les orientations artistiques et philosophiques du réalisateur. Et sur la vitesse. L’un des partenaires de Joe Gideon (le pseudonyme de Bob Fosse incarné par Roy Sheider) est Dexédrine. Elle apparaît, dès la première scène du film, extraite d’un tube contenant des pilules de forme losangeoïde de couleur rouille.
La toute première réplique du film, semblable à une exergue, est d’ailleurs une citation de l’équilibriste Karl Wallenda qui évoque le prologue du Zarathoustra de Nietzsche : « To be on the wire is life, the rest is waiting » (Etre sur un fil, voilà la vie. Le reste n’est qu’attente). On se souvient que, dans Ainsi parlait Zarathoustra, livre « à la signification toute personnelle, livre d’édification et de réconfort », Zarathoustra, après s’être isolé dix ans dans de profondes montagnes, arrive dans une ville où il trouve une foule assemblée. Elle attend un équilibriste qui va, sous ses yeux, réaliser un parcours sur une corde tendue. Zarathoustra y voit une allégorie de la doctrine qu’il est venu exposer aux hommes, la doctrine du surhumain.
Nous l’avons signalé déjà, il y a certainement une convergence entre les pouvoirs psychotropes d’une molécule et une philosophie qui met au premier rang, sous le nom de « surhumain », l’énergie, la conscience de la force, la volonté de puissance. Mais cette convergence expose aussi au risque d’une dégradation du concept de volonté de puissance qui ira, parfois jusqu’au complet contresens. Ainsi, pour certains, les possibilités de dépassement offertes par les amphétamines sont simplement à prendre comme un accroissement des capacités de l’individu. On retient alors que l’homme sous amphétamines est plus fort, mais non pour employer sa force à des pensées ou à des actions plus hautes ni même d’une nature différente de celles que, d’ordinaire, il exécute, mais uniquement pour lui permettre de faire les mêmes actions avec plus d’énergie, plus d’entêtement. Exemple : conduire un camion de l’ouest à l’est des États-Unis sans étape. C’est un des usages les plus courants des amphétamines (et qui leur a valu les surnoms de « copilote » et de coast- to-coast). Le surhumain est ici non une exaltation mais une exagération de l’humain. Il n’est pas incitation au dépassement de soi-même, mais amplification de ce que l’homme est déjà dans son état normal.
L’amphétamine fait alors des super-hommes (plutôt que des surhommes au sens de Nietzsche), des hommes qui sont toujours aussi humains et peut-être même plus redoutablement humains qu’auparavant car, plus sûrs d’eux-mêmes, ils sont aussi plus aveugles aux objections qu’on pourrait leur adresser. La drogue joue alors le rôle d’un galvanisant énergétique sciemment assumé, reconnu, voire revendiqué comme tel. Il ne s’agit pas du tout d’échapper au caractère contraignant et potentiellement nocif d’une injonction sociale mais au contraire de s’y conformer. C’est la raison pour laquelle ce type d’usage a souvent été regardé comme une recherche de la performance. Mais certains revendiquent aussi un usage créatif de la même substance. Et c’est cet usage qui est illustré dans le film de Bob Fosse.
Le film est l’occasion d’une présentation souvent féroce de l’univers médical. Le médecin s’y présente comme vigile un peu triste et ennuyeux des intérêts de la santé: « Ce produit vous tente, n’est-ce pas ? La vitesse, l’énergie, la capacité d’action accrue qu’il communique, tout cela vous attire, vous fascine. Fort bien. Mais, faites attention. Si vous en abusez, il vous apportera la mort. » Que lui répond l’artiste ? Que la mort ne l’intéresse en rien et la sienne moins que celle de quiconque (ou, plus précisément, que si elle l’intéresse, c’est à titre esthétique). Que l’intensité de son existence vaut plus que la crainte de la mort ou celle de l’abréviation de la vie. Il n’ignore pas qu’il ampute des mois, des années peut-être, à la durée possible de sa vie. Mais il trouve méprisable la vie médiocre. Et non seulement il la trouve méprisable, mais de plus il trouve beau le mépris de la médiocrité.
C’est donc bien d’abord dans sa volonté artistique que la substance a pris son sens. Ce n’est pas elle qui a transformé sa pensée. C’est parce que sa pensée avait déjà suivi le chemin par lequel elle élaborait son mépris du médiocre qu’elle a trouvé dans ce produit un allié auquel maintenant elle recourt. Le choix de l’instant, du brio, de l’éclat, du moment, le choix d’être sur un fil et de regarder la vie du haut de cette corde tendue, ce choix-là a été fait avant d’absorber des amphétamines. Plus exactement, la prise d’amphétamines est une des conséquences de ce choix et non pas sa cause. C’est dans ce passage que l’artiste se sent exister. S’agit-il encore ici de biopolitique ? Ou devrait-on plutôt parler d’un jeu avec soi-même qui se déroule aux limites extrêmes de sa propre physiologie ? Ou encore, d’un usage bio-artistique, non pas au sens où on parle, de nos jours, de bio-art pour désigner des productions dans lesquelles les biotechnologies servent de moyen d’expression à un artiste, mais au sens où le jeu avec sa propre physiologie, par les moyens que procure la chimie, est institué en vue d’une création artistique et conformément à une certaine esthétique.
Usage biopolitique de la substance lorsqu’elle est instituée par une autorité en vue de fortifier un ordre qui lui préexistait, usage bioartistique lorsqu’elle est instituée par l’individu lui-même agissant sur son propre corps qu’il prend comme une matière susceptible d’être façonnée à l’échelle de sa physiologie même. Toute puissance sur le corps est potentiellement l’un ou l’autre : puissance de l’individu sur son propre corps ou puissance d’une communauté sur le corps d’un de ses membres.