Les Amphétamines en dehors de la médecine
La médecine, dans son pragmatisme habituel, on l’a vu, a fait usage du nouveau produit pour le traitement d’un nombre croissant de pathologies. En outre, et en marge de la médecine, on a vu se développer l’utilisation des amphétamines pour les usages les plus divers. On a vu apparaître une sorte de mode des amphétamines. C’est qu’il existe des modes d’état de conscience tout comme il existe des modes vestimentaires. Avec les amphétamines est apparu une mode de la grande nervosité, une réactivité proche de la violence, un mépris pour le passé, pour les traditions, etc. Cette mode va produire, à son tour, des œuvres qui demeurent les signes laissés par la substance dans la culture, comme derrière un navire, la ligne blanche de l’écume qui lentement s’évanouit dans l’océan.
Les amphétamines dans la culture
Pendant les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, la substance est facile à trouver et très bon marché. Ceux qui cherchent à accroître leur vigilance ou leur capacité de travail vont en faire un usage intensif. Ceux qui recherchent l’explosion d’énergie, les sportifs, par exemple, vont aussi devenir des utilisateurs réguliers d’amphétamines. On repère une autre de leurs propriétés remarquables : ces substances, qui augmentent l’appétence vitale, diminuent au contraire l’appétit. La Benzédrine va ainsi trouver une nouvelle indication dans le traitement de l’obésité.
Et l’usage des amphétamines se généralise. Lester Grinspoon estime que la consommation annuelle moyenne d’amphétamines aux États-Unis en 1953 est de 20 doses (de 10 mg) par habitant en moyenne. Dix ans plus tard, la même estimation le conduit à 50 doses par habitant et par an, et il n’est tenu compte ici que de la consommation légale (une production illégale a commencé à faire son apparition). La production augmente encore jusqu’en 1970 et ce n’est qu’en 1971 (année de la ratification de la convention internationale sur les psychotropes) que de fortes baisses imposées par le gouvernement, entraîneront une diminution de la consommation.
C’est au cours de cette période que les amphétamines deviennent une partie intégrante du paysage social et du lexique courant. Elles deviennent aussi un sujet d’allusions ou de plaisanteries. Ainsi, par exemple, la chanson d’Harry Gibson, en 1944, « Who put tiw Benzedrine in Mrs Murphy’s Ovaltine ?» :
Elle ne veut plus aller se coucher Elle dit que tout est merveilleux Mr. Murphy n’y comprend rien Et elle l’a mis à la porte…
Le mot « amphétamine » qui désignait initialement, de façon univoque, une molécule, une structure chimique, devient une notion. Cette notion entre dans les jeux du langage ordinaire. Mais, à la différence de ce qui se passe pour la plupart des mots du langage, qui sont anciens et ont, à ce titre, une histoire chargée et souvent difficile à démêler, nous assistons ici à la naissance même du mot et au phénomène d’agrégation des significations qui caractérise la vie des mots dans le langage.
Il y a bien un aspect ludique dans le développement de ce processus dans lequel un mot devient non seulement ce qui désigne un objet (ici, en l’occurrence, une molécule), mais aussi ce qui est associé à la désignation de cet objet. Le mot s’agrège des connotations qui sont les points de départ de métaphores. La notion nouvellement introduite dans le langage commence à y instaurer des équivoques allusives, source de calembours, de clins d’œil. Et les jeux du soupçon (un tel est particulièrement brillant, on le soupçonne d’avoir pris des amphétamines, un tel autre est fatigué, on lui conseille d’en prendre, etc.), jeux si importants dans toute vie sociale, font leur apparition.
Certains utilisateurs légendaires contribueront aussi à installer les amphétamines dans le répertoire lexical. Elvis Presley en fait un usage régulier. Tout comme John Fitzgerald Kennedy qui, longtemps avant d’être élu trente-cinquième président des États-Unis, pratiquait une automédication à base d’amphétamines. Une fois qu’il aura été élu, le Dr Max Jacobson, son médecin attitré (son Dr Feelgood), préconisera même une forme d’administration selon lui plus efficace : des injections intraveineuses dont l’action est plus rapide. Au moment de la crise des fusées de Cuba au cours de laquelle une Troisième Guerre mondiale paraît à certains inévitable, les doses sont augmentées.
En novembre 1961, le Dr Eugène Cohen écrivait pourtant à John Kennedy, qui venait alors d’être élu Président, avec l’intention de le mettre en garde sur les prescriptions du DrJacobson : «Vous ne devriez pas recevoir des soins d’un médecin aussi irresponsable. Ses injections de substances stimulantes offrent des aides temporaires qui ne conviennent nullement pour des individus qui ont à assumer des responsabilités lourdes et dont les décisions peuvent, à chaque seconde, décider du sort de l’univers. » Et le Dr Eugène Cohen, encore plus explicite, écrit quelques mois plus tard : « Vous devez arrêter de prendre ces amphétamines. C’est l’avenir du monde libre qui en dépend ! »
L’historienne Laurence Leamer, pour qui « le président Kennedy avait un sérieux problème avec les amphétamines », précise que si cet aspect de sa présidence n’a été dévoilé que tardivement, c’est parce que les preuves de l’addiction du Président se trouvaient dans des documents qui ont été soustraits à l’attention du public et des historiens par sa secrétaire personnelle et fidèle, Evelyne Lincoln. La voracité sexuelle légendaire de Kennedy, son style de vie sauvage, n’étaient, de l’avis de l’historienne, pas sans rapports avec sa fréquentation intime et assidue des amphétamines. Nicolas Rasmussen écrit à ce sujet :
Plus qu’aucun autre dirigeant, John Kennedy symbolisait le changement culturel qui se manifesta dans les années 1960, ainsi n’est-il pas étonnant qu’il incarne aussi la familiarité de ces nouvelles générations avec les
substances psychotropes. Kennedy s’appliquait à donner de lui-même une image de jeunesse vibrante et de vigueur, mais derrière cette façade, les historiens le découvrent progressivement, se trouvait un homme sous tension qui faisait des efforts incessants pour paraître détendu et pétulant.
Kennedy n’est pas une exception. Durant les années 1940 et 1950 et jusqu’au milieu des années 1960, les amphétamines sont utilisées dans tous les corps de métiers à chaque fois qu’un travail physique ou intellectuel important doit être accompli. Les étudiants, les professions libérales, les ouvriers utilisent ces produits de manière plus ou moins prolongée et régulière.
C’est l’époque où Andy Warhol, lui-même grand consommateur d’amphétamines, déclare que le sommeil lui paraît être sur le déclin et que c’est la raison pour laquelle il a décidé de consacrer un film à une personne qui dort {Sleep, 1963) : «Je me disais que le sommeil était en train de devenir obsolète et qu’il me fallait, pendant qu’il en était encore temps, filmer une personne en train de dormir. »
Amphétamines et sport
La grande majorité des athlètes de haut niveau utilisent, à cette époque, des amphétamines. Les effets psychologiques peuvent être assez prononcés. En 1941, à l’arrivée d’un cross aux environs de Bâle, trois coureurs présentèrent des comportements étranges. Le premier se mit à tenir des propos incohérents, à menacer son entourage, à s’agiter, déclarant qu’il allait avaler des morceaux de verre afin de démontrer qu’il n’était pas seulement capable de prouesses sportives. Le deuxième éprouva des malaises pendant plusieurs heures. Un troisième coureur fut pris de convulsions. À peine calmé, il se leva brusquement, se jeta dans une rivière où il mourut. Les trois coureurs avaient pris de la methamphétamine.
En 1948, le coureur de renommée mondiale Emil Zatopek eut, à l’arrivée du 10 000 m des jeux Olympiques de Londres, un comportement surprenant. Il menace les officiels, jette une chaise en l’air, tombe, se relève, injurie avant de regagner les vestiaires. Les témoins de la scène se contentent de déclarer : « Cette fois, il a vraiment pris trop d’amphétamines. »
Autour de ces pratiques de dopage règne donc une atmosphère plutôt permissive. Certes, on déplore certains excès, mais ceux-ci sont plutôt regardés comme comiques. Ces mêmes faits qui dix ou vingt ans plus tard, seront cités avec emphase comme des preuves de la dangerosité des amphétamines et de l’urgence qu’il y a à en réglementer l’usage, sont alors des occasions de simples plaisanteries. En un sens, on pourrait dire qu’à ces deux époques si proches l’une de l’autre, on ne voit pas la même chose. Mais c’est surtout qu’on n’attache pas la même importance aux choses vues. Ce n’est pas le regard qui est changé. C’est une certaine sensibilité de l’analyse qui fait qu’on voit certains événements comme significatifs à une époque alors que, quinze ans plus tard, ces mêmes événements, tout aussi bien vus, paraîtront signifier autre chose.
Mais si tous les domaines sportifs sont concernés par l’usage des amphétamines comme dopant, c’est surtout dans le cyclisme que ces pratiques vont se systématiser. Été 1967, 13e étape du Tour de France entre Marseille et Carpentras. Il est 17 heures, la température avoisine les 45° à l’ombre. Sur les pentes du mont Ventoux, l’un des cols les plus redoutés des concurrents, à 2 km du sommet, un homme livide, les yeux fixes, s’effondre. Le coureur anglais Tom Simpson est en train de succomber aux effets combinés des amphétamines et d’une déshydratation prononcée. En dépit des secours apportés, le médecin officiel du Tour de France qui a tenté de le réanimer durant plus de quarante minutes déclare, selon la formule consacrée, que « la mort est réelle et certaine ». La découverte de plusieurs tubes d’amphétamines dans le maillot du coureur, le résultat, ensuite, de l’autopsie ne laisseront guère de doute sur les causes de son décès.
Dans les années qui vont suivre, les stimulants dérivés d’amphétamines (Lidépran, Mératran, Ritaline) jouissent d’une grande popularité dans le milieu cycliste. Chacun a son surnom : Mémé pour le Mératran, Lili pour le Lidépran, Riri pour la Ritaline. Le peloton appréciait particulièrement le fait que les contrôles antidopage étaient incapables de repérer ces substances. Pourtant, en 1974, un laboratoire dirigé par Michel Debackere met au point un test de dépistage des amphétamines. La vague de contrôles qui suivit stoppa brutalement l’utilisation de ce groupe de substances. Un autre produit apparenté aux amphétamines, indécelable par les mêmes tests, la Pémoline (Pépé), vient opportunément prendre la place des substances qu’il était devenu risqué de consommer. En 1977, le même Michel Debackere propose un test de détection. Il garde sa trouvaille secrète et parvient à confondre le champion Eddy Merckx qui ne peut que déclarer : « Tout le monde en prenait alors, on faisait comme les autres.