Les amphétamines comme médicament
Tandis que la nouvelle substance prenait sa place dans le répertoire des produits capables de modifier la personnalité, tandis qu’elle commençait à donner lieu à des expérimentations plus ou moins suivies et rigoureuses, ses propriétés trouvaient leur emploi dans un cadre plus strictement médical. C’est, en premier lieu, comme on va le voir, la capacité qu’a la substance de supprimer la fatigue qui retint l’attention des médecins.
La narcolepsie
De fait, aucune fatigue ne semble résister aux amphétamines. Pas même celle décrite pour la première fois à la fin du XIX siècle par le neurologue français Jean-Baptiste-Edouard Gélineau : la narcolepsie. Ce sera la première pathologie qui appellera une utilisation des amphétamines en médecine. La narcolepsie ou syndrome de Gélineau est une maladie à peu près aussi fréquente que la maladie de Parkinson dans les populations européennes1. Elle est caractérisée par ce que les médecins appellent des « attaques » de sommeil : irruptions aussi inopinées qu’intempestives de phases de somnolence. Brutales et irrésistibles, ces attaques peuvent se produire plusieurs fois par jour et se prolonger par un état léthargique qui, dans un cadre professionnel notamment, est parfois mal compris. Il n’est pas rare que les patients se voient reprocher leur « incommensurable paresse ». Eux se disent fatigués. On leur répond, diagnostic aimable, que « fainéant » serait un terme plus approprié.
Bien que ces patients rêvent généralement beaucoup, ils ne sont pas de bons sujets pour la psychanalyse. Tel psychanalyste a cru parfois reconnaître sous les crises de sommeil d’un patient narcoleptique le visage d’un « mécanisme de défense ». Mais malheur au patient à qui arriverait pareille mésaventure : la recherche du souvenir traumatique supposé avoir conduit à l’élaboration d’un mécanisme aussi singulier lui assurait une place sur un divan pendant de longues années sans que ce traitement ne produise la moindre amélioration de son état.
Très tôt (1935), les effets potentiellement thérapeutiques de la Benzédrine sur cette pathologie, sont remarqués. Comme la narcolepsie affecte généralement la forme de vie des patients qui en sont atteints, comme elle déstructure l’ensemble des comportements sociaux, lesquels reposent en grande partie sur un rythme d’activité tacitement accepté par une communauté d’individus, le traitement par le médicament va se doubler d’une intention normative : « Chez la majorité des patients [atteints de narcolepsie], le traitement par la Benzédrine modifie les comportements sociaux inadaptés pour en faire ceux de citoyens responsables. »
C’est ainsi que cette molécule qui paraît, chez l’individu normal, fournir un moyen de dépassement des normes vitales est, à l’inverse, un agent de normalisation pour des individus malades (et même d’autant plus malades que la narcolepsie, s’étant vue confirmer son statut de maladie par l’existence d’une thérapeutique, cesse d’être confondue avec un désordre moral).
Dépassement des normes vitales et médicalisation
L’état dit normal, s’il constitue un but à atteindre pour l’individu malade, est au contraire une limite pour l’individu sain. Et c’est en cela que les amphétamines présentent une nouveauté par rapport aux thérapeutiques courantes. Ou, en tout cas, c’est parce qu’il s’inscrit dans cette ambiguïté qui caractérise le stimulant — non pas donc à la fois médicament et poison, comme le pharmakon platonicien mais médicament et tonifiant vital – que le profil pharmacologique des amphétamines est si singulier.
On peut, bien sûr, s’interroger sur la valeur de ce jugement, voire sur les jugements de valeurs qu’il implique. On l’a fait abondamment dans le cadre d’analyses critiques des fondements de la psychiatrie (on en verra plus loin des exemples) qui ont conduit à parler d’une médicalisation croissante de la vie dans les sociétés contemporaines. Mais il reste que ces « médicaments » ont un profil bien particulier : ils s’adressent tout autant à l’homme malade qui souffre de sa maladie qu’à l’homme normal qui souffre de sa normalité.
Certains états du corps qui ne relevaient pas du champ d’intervention de la médecine vont ainsi, par les amphétamines, s’y voir attribuer une place (c’est précisément ce processus qu’on nomme « médicalisation », concept qui est généralement employé avec une connotation critique). Quand c’est l’arrivée d’une nouvelle substance qui permet de définir une pathologie nouvelle, on a affaire à un cas de médicalisation particulièrement net, puisque c’est alors le remède qui paraît créer la maladie.
Les amphétamines ouvrent, sur ce genre de cas, une fenêtre d’une remarquable transparence. Elles ont, en effet, joué un rôle décisif dans l’élaboration théorique de plusieurs pathologies dont elles furent ou sont encore les thérapeutiques les plus couramment prescrites.C’est le cas, on le verra un peu plus loin, de la dépression. C’est le cas également de VAttention Déficit Hyperactivity Disorder (ADHD), plus souvent appelé « hyperactivité » en français.
Certains sociologues se sont employés à montrer, s’appuyant sur ce type de situation, que le médicament, et plus précisément l’industrie qui les fabrique, l’industrie pharmaceutique donc, avait tendance à nous pourvoir en nouvelles pathologies pour son plus grand profit. Cette interprétation de la demande médicamenteuse est même devenue une sorte de lieu commun de la sociologie des médicaments < |ni semble clore et conclure d’avance toute velléité de nouvelle analyse. Le succès d’un médicament devrait toujours s’analyser comme succès de l’industrie pharmaceutique à susciter l’emploi du médicament en question. Il faudrait toujours en revenir à la capacité qu’aurait cette industrie à promouvoir à son profit de nouvelles normes de comportement pharmaceutique. Elle irait, cette industrie, jusqu’à inventer de nouvelles pathologies pour recueillir ensuite les bénéfices <lui découlent du traitement qu’elle leur propose. On en verra plus loin un exemple détaillé. Le cas des antidépresseurs constitue un autre exemple. Il a été analysé par David Healy.
Il est pourtant difficile de ne pas tenir compte du fait que la demande vient toujours d’individus singuliers qui paraissent ne jamais être en peine de se trouver des maladies. Non, peut-être, par une tendance irrépressible à l’hypocondrie, mais simplement parce que l’envie d’essayer de nouveaux remèdes, d’essayer de nouvelles formes d’être, est, chez l’homme, infinie : il y a toujours en lui quelque chose à guérir. Que cette propension à trouver en lui-même quelque chose à modifier et à guérir soit exploitée par l’industrie pharmaceutique, ( ’est une évidence. Qu’elle soit créée par elle, en revanche, c’est plutôt une affirmation inspirée par une critique qui a pu avoir sa valeur quand elle n’avait jamais encore été formulée, mais qui n’a plus aujourd’hui que celle d’une répétition limitant l’analyse à sa partie purement politique et empêchant ainsi de l’ouvrir sur la nature des désirs humains qui sont au principe de ces comportements. Cette interprétation, au lieu d’aider à voir, empêche plutôt désormais de repérer un phénomène bien plus important que les profits qu’en tire l’industrie pharmaceutique (même si cette dernière mérite certainement au moins une part des critiques qu’on lui a adressées). Ce phénomène, c’est l’appétit qu’a l’homme pour l’expérimentation avec lui- même. Appétit d’où dérive, pour une bonne part, la façon dont il a modifié le monde qu’il habite à son usage (pas toujours pour le meilleur cependant) et dont l’effet est, par conséquent, tout à fait hors de proportion avec les intérêts de l’industrie pharmaceutique. Appétit qui est au cœur du biopouvoir, du pouvoir de chacun sur sa propre physiologie, dont nous parlerons plus loin.