Les amphétamines clandestines : Synthèses clandestines
Que font ces laboratoires ? En quoi consistent les opérations qu’ils effectuent ? Il va nous falloir ici entrer un peu dans les détails pour comprendre pourquoi ces opérations sont si difficiles à interdire, pourquoi, jusqu’ici, aucune législation n’est parvenue à les empêcher.
La première difficulté qu’ont à résoudre les laboratoires clandestins, lorsqu’ils se fixent pour objectif de fabriquer de la methamphétamine, est d’obtenir un précurseur chimiquement pur pour cette synthèse. Ce précurseur, nous l’avons mentionné déjà, est, le plus souvent l’éphédrine, le composé actif d’un médicament nommé « Sudafed » et de quelques autres spécialités pharmaceutiques. Si l’éphédrine est présente dans ces médicaments, elle n’y est pas chimiquement pure, cependant. Les pilules contiennent d’autres ingrédients inutiles ou nuisibles à la synthèse qu’on vise ici à réaliser. Elles doivent donc être traitées pour en extraire l’éphédrine purifiée. Le procédé est si simple et si efficace que les fabricants de pilules d’éphé- drine ont mis au point, pour éviter ce détournement de leur produit, un système de protection : ils ajoutent aux pilules un ingrédient inerte qui rend l’extraction du produit actif particulièrement difficile.
Mais l’astuce des fabricants n’a d’égale que la ruse des trafiquants. Ainsi, certains d’entre eux ont-ils mis au point une méthode de distillation en phase vapeur qui peut être pratiquée dans n’importe quelle cuisine pour peu que celle-ci soit équipée d’un autocuiseur.
L’opération suivante consiste à effectuer ce que les chimistes appellent la réduction de l’éphédrine pour obtenir de la methamphé- tamine. Cette opération peut être réalisée par divers moyens. L’un d’entre eux consiste à faire réagir l’éphédrine avec de l’acide hydro- iodique en présence de phosphore rouge. Les deux composants nécessaires à cette opération peuvent être trouvés chez les fabricants spécialisés. Leur vente est libre, mais le commerçant est tenu de présenter aux autorités un registre complet des clients qui en ont fait l’acquisition. Comme une fabrication clandestine suppose de procéder dans la discrétion, il est rare que ceux qui ont l’intention de produire de la methamphétamine utilisent ce canal. Us préfèrent se pourvoir en détournant de leurs usages des produits de consommation courante dans lesquels les réactifs nécessaires sont présents. Ainsi, par exemple, l’acide hydro-iodique peut être obtenu à partir de teinture d’iode disponible en pharmacie. Le phosphore rouge est présent dans les grattoirs de boîtes d’allumettes. Il est également présent dans les dispositifs pyrotechniques vendus sous le nom de « feu de Bengale » ou dans les fusées de détresse qui font partie de l’équipement standard des bateaux de plaisance. Bref, il est possible d’obtenir chacun des réactifs nécessaires sans risquer d’éveiller d’importuns soupçons.
Pour empêcher l’obtention de tels produits, il faudrait, on le voit, interdire des produits de consommation très courants. Lorsque Lazar Edeleano réalise la première synthèse d’amphétamine, en 1887, il dispose de bien moins de facilités pour atteindre ce résultat que n’en a n’importe quel chimiste amateur d’aujourd’hui. Il est, pour cette raison, assez improbable que les politiques mises en place pour lutter contre les synthèses clandestines soient réellement efficaces.
Dans son livre de 1919, Le savant et le politique, Max Weber fait cette remarque sur l’utilisation des savoirs scientifiques dans une société technique : « Celui d’entre nous qui prend le tramway n’a aucune notion du mécanisme qui permet à la voiture de se mettre en marche — à moins d’être physicien de métier. Nous n’avons d’ailleurs pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir “compter” sur le tramway et d’orienter en conséquence notre comportement ; mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en état de rouler. Le sauvage au contraire connaît incomparablement mieux ses outils. » On pourrait en dire autant, de nos jours, du fonctionnement d’un ordinateur, par exemple : les objets techniques sont omniprésents dans le monde contemporain, mais la culture scientifique qui a permis de les obtenir est, elle, beaucoup moins présente.
On déplore souvent que la place de la culture scientifique dans les sociétés techniques soit restreinte et on voit dans cette circonstance une des causes de ce sentiment de « désenchantement » que l’homme occidental est réputé éprouver relativement au monde dans lequel il vit. Tout se passe comme s’il y avait un obstacle à l’appropriation du savoir scientifique. Mais l’exemple des productions clandestines d’amphétamines après l’interdiction de ces dernières le montre bien : dès que l’acquisition d’un savoir constitue l’unique moyen d’obtenir un pouvoir convoité sur soi-même, alors l’obstacle à s’approprier le savoir de la science disparaît (ici, en l’occurrence, celui des chimistes).
Il faut donc en conclure que si la culture scientifique est peu présente dans les sociétés techniques, c’est parce que les productions qu’elle permet d’obtenir nous sont fournies par un système qui nous épargne d’avoir à comprendre les principes sur lesquels repose leur fonctionnement. Mais que l’accès aux produits que permet d’obtenir ce savoir soit soudain interdit et aussitôt renaissent l’intérêt et l’attrait pour ce savoir, lequel attrait était donc non pas absent, mais seulement tourné vers un moyen plus commode d’obtenir la même chose.
Il suffit d’interdire l’accès à une production technique dont on connaît la puissance sur le corps et on voit alors ce sauvage que nous sommes (à moins d’être scientifique) à l’égard de la technique se comporter comme le sauvage de Max Weber : il s’approprie une connaissance qui semblait ésotérique et apprend à connaître ses outils. Il s’approprie le biopouvoir dont la biopolitique entendait organiser la privation.