Les amphétamines Clandestines
L’interdiction ne fait pas disparaître le désir. Elle le ferait plutôt croître. Ainsi, l’idée d’augmenter sa puissance d’agir au moyen d’une substance chimique se pare-t-elle, lorsque la substance est interdite, de vertus peut-être supérieures à celles qu’on pourrait lui trouver si elle était libre d’accès. Cette situation va conduire certains à rechercher opiniâtrement les substances désormais prohibées et à accepter, lorsqu’ils les auront trouvées, de les payer à un prix élevé sans pour autant se montrer trop exigeants sur la qualité. C’est ainsi que se développe un marché clandestin de production d’amphétamines. Il s’agira d’ailleurs, le plus souvent, de methamphétamine : une molécule dont les effets physiologiques sont similaires à ceux de l’amphétamine, mais dont la synthèse est, on va le voir, plus facile à réaliser. L’interdiction mondiale qui touche les amphétamines s’étend aussi, bien sûr, à la methamphétamine qui en est un proche dérivé.
Production clandestine et methamphétamine
Le marché clandestin d’amphétamines va, dans un premier temps, s’approvisionner dans les stocks de compléments alimentaires destinés aux animaux et, en particulier, aux poules. Celles-ci, en effet, pondent plus activement lorsqu’elles sont maintenues éveillées. Les éleveurs soucieux de rendement adjoignent des amphétamines à la nourriture des volailles. Afin d’éviter de trop faciles diversions, les stimulants seront bientôt incorporées directement dans la nourriture elle-même.
Cette source d’approvisionnement devenant incommode, une autre apparaîtra aussitôt : la synthèse clandestine de methamphétamine. La molécule de methamphétamine peut être synthétisée à partir de l’éphédrine. Cette dernière est en vente libre et fréquemment prescrite pour traiter les allergies, le rhume des foins, l’asthme, etc. Une transformation chimique, réalisable même avec des moyens rudimentaires, permet, à partir de l’éphédrine, de produire de la methamphétamine(on verra comment un peu plus loin).
Ce sont d’abord les gangs de hors-la-loi motorisés (outlaws motor- cycle gangs) qui vont se spécialiser dans cette production. Le Hell’s
Angel Motorcycle Club est le prototype de ces bandes motorisées et certainement la plus connue d’entre elles. En 1967, le livre de Hunter Thomson The Strange and Terrible Saga of the Outlow Motorcycle Gangscontribuera à faire connaître ces groupes qui cultivent une philosophie qui se veut sauvage — mais moderne et technique — et, à l’occasion violente. Les amphétamines se glissent dans leurs peaux de cuir comme la main dans un gant.
En 1989, l’État du New Jersey, inquiet des activités de ces groupes, nomme une commission d’enquête qui sera chargée d’en décrire les comportements et les habitudes. La commission produira un rapport qui permet de mieux comprendre le rôle que joue le trafic de methamphétamine dans leur économie. Mépris affiché de la loi, de la police et de tout ce qui relève d’une existence sociale normalisée font partie des règles informelles qui régissent l’équilibre de ces groupes. Ils disposent cependant d’une sorte de code interne de loyauté et d’honneur qui assure leur cohésion. Ce code est fait de méfiance à l’égard de ce qui est extérieur au groupe et, inversement, de confiance délibérément accordée à tout ce qui lui appartient : « Regarde ton camarade. Si quelqu’un l’attaque, es-tu prêt à le défendre sans demander pourquoi ? Il n’y a pas de pourquoi. Il n’a pas toujours raison, mais toujours il est ton camarade. Si tu ne penses pas ainsi, alors passe ton chemin. Tu es un citoyen et non l’un d’entre nous. »
Amateurs de mécaniques et de liberté, les membres de ces clubs ne dédaignent pas, à l’occasion, de se pencher sur un traité de chimie. Puis ils élaborent le produit dont ils souhaitent expérimenter les effets. Leur réussite dans cette entreprise sera autant une marque de leur maîtrise technique qu’une proclamation de l’esprit de liberté qui les anime, de leur détermination à braver les interdits. Elle le deviendra davantage encore après l’interdiction des amphétamines. Ainsi, la culture des outlaws motorcycle gangs s’enrichit-elle de rudiments de chimie organique et de la transmission orale du savoir-faire nécessaire à la production de ces substances.
Le premier laboratoire clandestin illicite de production de methamphétamine fut découvert aux États-Unis en 1963, donc avant l’interdiction du produit. La simple restriction de la consommation aux indications médicales constituait donc déjà un frein assez puissant à sa circulation pour susciter une production illicite. Comme beaucoup de laboratoires de ce type, il ne fut découvert qu’après avoir été signalé par l’explosion qui s’y produisit et tua le manipulateur. Dans les années qui suivent, les gangs motorisés vont devenir des spécialistes de la synthèse de methamphétamine qu’ils réalisent dans des laboratoires clandestins. Cette activité va progressivement faire intégralement partie de la culture distinctive de ces organisations.
L’expression de « laboratoire clandestin » s’applique à tout lieu secret ou caché où des réactifs chimiques sont utilisés pour réaliser la synthèse de produits qui tombent dans la catégorie des stupéfiants. Il peut s’agir de quelques flacons de réactifs transportés dans une valise, d’une simple table dans un garage, d’un coffre de voiture même. Mais, le plus souvent, il s’agit d’une cuisine qui a été aménagée ou qui est disposée de telle sorte qu’elle puisse être rapidement transformée en lieu de production de methamphétamine.
Comme la synthèse de cette molécule nécessite l’usage d’un nombre restreint de produits, l’ensemble du dispositif de production peut se dissimuler facilement. Les laboratoires clandestins bien organisés ont soin, en outre, de fabriquer un produit écran qui pourra, à l’occasion d’un éventuel contrôle de police, servir d’alibi à la présence des produits chimiques. La methamphétamine n’est pas conservée sur les lieux de la production tandis que le produit écran y est, lui, en évidence.