Le saut perilleux : quatre -vingts heures sans sommeil
Ces dernières années, de nombreuses études ont été menées pour examiner les effets de la réduction des heures de sommeil ou de la privation complète de sommeil sur le comportement humain. Les expériences effectuées sur la privation de sommeil chez l’homme durent en général deux ou trois jours, quatre au grand maximum. Après avoir examiné de près le résultat de ces études, il est très surprenant de remarquer qu’une privation totale de sommeil pendant plusieurs nuits ne cause de changements dramatiques ni dans le comportement du sujet ni dans sa condition physique. Le résultat de ces études indique une certaine chute de niveau des fonctions quotidiennes, qui se manifeste dans des réactions léthargiques et dans la baisse de rapidité de la pensée. On a découvert que des sujets à qui l’on demandait d’accomplir des tâches complexes qui exigeaient un haut degré d’attention et un important travail de mémoire étaient plus enclins à échouer que si on leur demandait d’accomplir des tâches simples qui pouvaient être effectuées de manière automatique. On a observé également des modifications de l’humeur : des dépressions, un sentiment accru de tension et une hypersensibilité dans les rapports avec les autres. Les gens privés de sommeil tendent à se replier sur eux- mêmes et à réagir de manière agressive dans des situations banales. On peut soutenir que plus augmentent les heures et les jours sans sommeil, plus augmente le sentiment de fatigue et d’engourdissement. Ces sentiments varient aussi en fonction de l’heure de la journée. L’heure la plus difficile, dans les expériences de privation
de sommeil, se situe tôt le matin, c’est-à-dire, comme on se le rappelle. au moment où la température du corps et le degré d’éveil neigent leur niveau le plus bas. Les chercheurs qui procèdent à f expérience doivent alors utiliser toutes leurs forces et leur énergie pour maintenir les sujets éveillés, car le désir de dormir est si grand que le sommeil s’abat sur les sujets de toutes les manières possibles. Une promenade nocturne destinée à combattre l’alourdissement des paupières peut s’avérer une bonne solution, mais elle pose des problèmes en risquant de fausser les résultats de l’étude. Il se pose alors la difficile question : les changements observés dans le comportement des sujets sont-ils le résultat de la privation de sommeil, ou bien ont-ils été affectés par l’activité motrice accrue et continue qui a été nécessaire pour les maintenir éveillés ?
L’un des phénomènes qui a suscité la plus grande attention est l’apparition d’hallucinations ou de fausses perceptions. Bien quelles n’affectassent qu’un petit nombre de sujets, elles furent à la lois dramatiques et cause d’une certaine anxiété parmi les chercheurs. Au cours d’une expérience dont je fus témoin, l’objectif était -examiner les effets d’une privation de sommeil de plus de quatre– vingt heures sur l’habileté de soldats au combat. Les soixante-cinq jeunes soldats qui s’étaient portés volontaires pour faire cette expérience étaient déterminés à mener à bien leur mission. Ils voulaient prouver à leurs officiers et au vaste groupe de psychologues et de médecins qui les accompagnèrent tout au long de l’expérience que leurs performances ne seraient pas affectées. La première nuit et le jour suivant se déroulèrent sans incidents. Le moral des soldats était au beau fixe, et ils ne montraient pratiquement aucun signe de somnolence ou d’assoupissement involontaire. Le tableau changea complètement au cours de la deuxième nuit, et plus encore au cours de la troisième. Pendant ces deux nuits-là, et plus particulièrement au cours des premières heures du matin, avant l’aube, les expérimentateurs devaient surveiller en permanence les soldats pour s’assurer qu’ils ne s’endormaient pas. Certains s’endormaient debout, assis, et même en marchant. La troisième nuit, j’abordai un groupe de soldats à deux heures du matin pour discuter. Ils se balançaient d’un pied sur l’autre en s’efforçant de se tenir debout pour rester éveillés. L’épuisement était manifeste dans leur voix quand ils répondirent à mes questions ; leur débit était lent et traduisait un effort intense. Pendant la même conversation, quelques- uns des soldats racontèrent que, pendant les dernières heures, ils avaient commencé à parler tout seuls ou à s’adresser à des objets qu’ils rencontraient et qu’ils prenaient pour des êtres humains, et ils en avaient été à la fois troublés et effrayés. Un soldat raconta une étrange expérience qu’il avait faite quelques minutes avant notre entretien. Alors qu’il marchait avec ses camarades, il s’était vu soudain lui-même marchant en face de lui. Il précisa que c’était comme s’il s’était scindé en deux personnes différentes, l’une d’elles regardant l’autre !
De nombreux chercheurs ont fait état de ces phénomènes d’altération de la perception et d’hallucinations dans des conditions de privation prolongée de sommeil. Quelqu’un a même appelé cet état « psychose de la privation de sommeil » et affirmé que le défaut prolongé de sommeil pouvait causer de sérieuses pathologies mentales, mais il faut souligner que ce phénomène n’est pas aussi fréquent qu’on le pense parfois. Il ne se produit que pour un petit nombre d’individus et, une fois passée la difficile période du petit matin, il disparaît sans laisser de trace. En effet, le comportement des soldats changea entièrement après le lever du soleil. Le quatrième jour de l’expérience, après plus de quatre-vingts heures sans sommeil, les soldats effectuèrent leurs tâches militaires avec la même rapidité et la même adresse qu’au début de l’expérience, et ils étaient frais et dispos après sept heures de sommeil. À la fin de l’expérience, qui pour certains des participants s’était prolongée au- delà de quatre-vingts heures, ils dormirent seulement huit ou dix heures. Comme de nombreux chercheurs l’ont établi, le sommeil qui succède à une longue période de veille est différent du sommeil ordinaire, tout particulièrement en ce qui concerne le voltage des ondes lentes du cerveau.
Les découvertes de l’expérience militaire sur la privation de sommeil (qui fut baptisée de l’heureux nom de code « saut périlleux ») ont prouvé que des missions militaires peuvent continuer à être exécutées avec un haut degré d’adresse même après quatre jours de veille. Cela n’a d’ailleurs guère surpris les vétérans des guerres précédentes. La capacité de continuer à « fonctionner » sans sommeil, pendant le combat, sur une période de plusieurs jours est bien connue. Dans de semblables conditions, il faut rappeler que la motivation est incroyablement grande et que l’anxiété, le stress et l’activité physique aident à combattre l’envie de dormir. La limite supérieure d’activité continue sans sommeil, dans des cira
constances dans lesquelles les réserves d’énergie sont entièrement exploitées, semble être approximativement de quatre jours.
Constances dans lesquelles les réserves d’énergie sont entièrement exploitées, semble être approximativement de quatre jours.