Le déclin : Les dangers des amphétamines
Addiction
Le tableau clinique général de la toxicomanie comporte essentiellement une attitude de recherche anxieuse (qui peut devenir frénétique) de la substance dont le manque est devenu la source d’une cruelle souffrance. Une dépendance au produit s’est mise en place.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la dépendance de la façon suivante : « État psychique, et quelquefois physique, résultant de l’interaction entre un organisme vivant et un médicament, se caractérisant par des modifications du comportement et d’autres réactions qui comprennent toujours une pulsion à prendre un médicament de façon continue ou périodique afin de retrouver ses effets psychiques et quelquefois d’éviter le malaise de la privation. Cet état peut ou non s’accompagner de tolérance. » Il comporte en outre d’autres ingrédients moins spécifiques : la dépression, le pessimisme, la tendance au suicide, le désœuvrement, l’incapacité à se mettre au travail et plus généralement à avoir une vie sociale.
La quête de la répétition de l’expérience, de plus en plus impatiente et agitée, la recherche du moment où la consommation du produit va venir redonner la force perdue occupent ainsi l’essentiel des préoccupations du toxicomane. A un certain stade du processus, et surtout si on oppose des obstacles à sa quête du produit, cette recherche devient sa préoccupation unique. Elle tend à absorber la totalité de son énergie mentale. L’état de dépendance, aussi nommé addiction, s’est installé. Ce n’est plus Dionysos qui parle dans la substance. L’utilisateur est un Prométhée au moment de son châtiment. Ces états de dépendance sont déclenchés par les poignantes angoisses que ressent l’individu lorsqu’il est privé de sa drogue.
Certains produits (l’héroïne en particulier) provoquent des souffrances physiques. Ce n’est pas le cas des amphétamines. Cependant, la dépendance psychique est parfois si aiguë qu’elle se distingue à peine d’un mal physique. Ce n’est plus alors comme un élévateur du tonus et de l’humeur que le produit est recherché, mais comme un moyen d’échapper aux effrayantes perspectives qui s’ouvrent spontanément à la pensée lorsqu’elle n’a plus accès au produit sans lequel sa propre existence lui paraît insipide. On en trouve des descriptions précises et cliniques jusque dans certains romans : « Quand j’arrêtais,j’étais un légume. Il me fallait un courage surhumain pour me lever », écrit Justine Lévy, en faisant référence à son addiction aux amphétamines.
De longs moments de prostration souvent accompagnés d’idées suicidaires peuvent alors faire leur apparition. L’horreur s’ouvre béante, inévitable. Elle a une solution simple et qui paraît plutôt bon marché : la prise d’une nouvelle dose. Ainsi, les gouffres de souffrance psychologique que creuse l’exaltation de la drogue deviennent l’origine de la dépendance. Comme certaines autres drogues du système nerveux l’amphétamine induit rapidement un état de tolérance : la même dose déclenche un effet moindre. Pour retrouver les sensations éprouvées lors des premières prises, l’utilisateur a donc tendance à augmenter les doses. Ce qui a pour effet d’augmenter aussi les effets secondaires : détérioration cardiaque, altération du sommeil, dépressions ou délires. Le consommateur n’est plus seulement dans un rapport de servitude avec le produit, il en est l’esclave total. Il s’agit d’un malade d’un nouveau genre. Son pathos réside dans l’orientation massive de ses préoccupations en direction de la recherche de la seule substance capable de lui rendre le temps moins douloureux.
Parmi les raisons qui vont entraîner la mise à l’index des amphétamines figure donc, au premier rang, la description de formes d’addiction aux amphétamines. Mais la description d’une nouvelle pathologie, induite par les amphétamines, la psychose amphétaminique, va également jouer un rôle.
Psychoses amphétaminiques
On a évoqué, déjà, la stimulation des pensées qu’induit la substance en remarquant que ces pensées se distinguaient davantage par leur allure, leur rapidité, que par leur contenu. Cet effet est le plus immédiat, le plus évident et le plus directement recherché. Mais d’autres effets apparaissent aussi dans les cas d’utilisation prolongée. De nouvelles pensées, inquiétantes, portant l’individu à des actions violentes, naissent chez l’utilisateur régulier.
Elles prennent la forme d’étranges et insistants soupçons. Les psychiatres les désignent sous le nom de paranoïa. Ce sont ces effets qui définiront les contours d’une nouvelle pathologie. Pathologie induite, cette fois, par les amphétamines. Le médicament ici, deviendra effectivement, comme le pharmakon platonicien, poison. Mais poison subtil qui ne tue pas mais induit des formes de pensée qui elles-mêmes causent une souffrance chez l’individu et, plus souvent encore, peut-être, dans son entourage. Ainsi, une analyse complète de l’effet de ces substances devra non seulement distinguer un effet à court terme qui paraît accélérer les pensées sans en modifier les contenus d’un effet à plus long terme (ou obtenu par la consommation de plus fortes doses) dans lequel les pensées sont affectées dans leur contenu même, mais aussi distinguer, à l’intérieur des effets à long terme, des degrés et des variantes : l’addiction est le premier degré d’un processus qui s’aggrave dans la psychose amphétaminique.
La première description d’un cas de psychose amphétaminique remonte, en fait, à un article de D. Young et W. B. Scoville paru en 1938. Un patient atteint d’une forme bénigne de tendance paranoïaque est traité par des amphétamines. Sa pathologie s’aggrave soudainement :
Mais ce type de description demeure alors anecdotique et ne va pas jusqu’à former le profil d’une pathologie. C’est d’ailleurs seulement après que ce profil ait été nettement précisé, près de vingt années plus tard, que, rétrospectivement, on mentionnera la description de Young et Scoville qu’on avait oubliée dans l’intervalle. Surtout, cette description concerne des patients qui étaient déjà suivis pour troubles psychiatriques avant d’être traités par des amphétamines.
C’est au milieu des années 1950 que vont s’élaborer durablement les traits de la «psychose amphétaminique »’. Le livre de Philip Henry Connell intitulé Amphetamine Psychosis, publié en 1958, marquera l’émergence de cette nouvelle pathologie. La « psychose », terme généralement réservé aux troubles mentaux dans lesquels le patient éprouve des distorsions de la réalité (illusions ou hallucinations), peut, dans certains cas, être liée à l’absorption d’une substance. Des médecins japonais ont, les premiers, repéré le lien entre l’ingestion du produit et un ensemble de symptômes chez des individus auparavant « normaux » (après la Seconde Guerre mondiale, le Japon, qui dispose de stocks importants de methamphétamine, engage, on l’a vu, une sorte de campagne promotionnelle en faveur du produit : la consommation augmente, les pathologies associées apparaissent). En France, J. Alliez décrit un type de trouble semblable sous le nom de « délire amphétaminique ».
Dans le cas des amphétamines, c’est la tendance à la paranoïa qui prédomine dans le tableau clinique. Le patient éprouve des craintes de persécution et est excessivement sensible à la perception d’autrui. Son anxiété se transforme rapidement en terreur de la présence des autres ou en agacement éprouvé au moindre de leurs gestes. On trouve, de cet état, une description minutieuse et vive dans le livre de Philip Kindred Dick, A Scanner Darkly.
Le cas de cet écrivain est d’ailleurs particulièrement intéressant et instructif. Philip K. Dick en est venu à cultiver méthodiquement l’état de paranoïa que peut produire la consommation excessive d’amphétamines. Mais l’objectif poursuivi est ici artistique : il s’agit de communiquer à l’univers de ses romans l’ambiance particulière qu’il éprouve dans la paranoïa induite par la substance. Le livre Do Androids Dream of Electric Sheep ?, œuvre qui a été portée à l’écran sous le titre Blade Runner, est un exemple de ce à quoi a pu aboutir ce travail systématique. Notons ici — nous aurons à y revenir dans la dernière partie — le mouvement particulier qui va de l’ingestion d’une substance à l’établissement d’un état mental qui est ensuite pris comme un terreau fertile pour la création d’une œuvre littéraire. Le procédé n’est pas sans rappeler celui que Baudelaire a pu décrire dans Les paradis artificiels, à ceci près que ce qui est ici mis à profit est non pas l’état de conscience modifié lui-même mais une de ses conséquences qui se fait sentir à plus long terme et qu’on considère généralement comme un effet secondaire.
M. Herman et S. H. Nagler achèveront l’une des premières descriptions de la psychose amphétaminique en soulignant qu’elle correspond à une forme de psychose paranoïde induite par une substance
C’est surtout Everett Ellinwood qui cherchera à préciser les caractères de la psychose amphétaminique. C’est lui qui remarquera qu’avant la monographie de P. H. Connell, en 1958, les cas décrits dans la littérature correspondaient tous à des patients qui, avant qu’ils n’utilisent des amphétamines, étaient déjà traités pour des troubles psychiatriques. D’où la question qu’il soulève : la drogue est-elle l’émulateur d’une pathologie déjà présente ou bien crée-t-elle par elle-même la pathologie ? La consommation d’amphétamines précipite-t-elle la manifestation d’une tendance psychotique déjà existante ou bien en est-elle directement responsable?
Pour y répondre, Ellinwood entreprend, en premier lieu, de définir avec précision le profil de cette « psychose hallucinatoire par intoxication amphétaminique ». Et, il va s’intéresser aux raisons que les individus se donnent à eux-mêmes pour justifier l’évolution de leur propre état. Car tous ne réagissent pas comme le médecin décrit par Herman et Nagler. Souvent, au contraire, les patients s’interrogent, un temps, sur la nature des idées qui leur viennent et finissent par céder aux illusions qu’elles comportent. Ces idées, ils doutent initialement de leur véracité, et, par ce doute, les maintiennent à distance.
Et c’est seulement lorsqu’ils cessent d’en douter que le processus pathologique s’enclenche véritablement. Ils agissent alors comme si ces idées étaient la vérité même alors que, jusque-là, ils conservaient par rapport à elles la distance d’une salutaire méfiance.
Ellinwood souligne que dans la phase qui précède le déclenchement de la psychose proprement dite, l’individu est enclin à élaborer des « idées philosophiques peu sophistiquées au sujet des êtres, de leur origine, de leur essence »’. Ainsi ironise-t-il sur les découvertes profondes faites sous l’influence d’amphétamines. Il note les réflexions de ses patients qui disent avoir connu des révélations mystiques ou religieuses. La simplicité de la présence des choses apparaîtrait soudain (à partir d’une certaine dose consommée et d’une certaine régularité dans la consommation) comme une évidence à laquelle jusque-là on refusait de s’abandonner. Progressivement converti aux idées que font naître en lui la substance, le toxicomane s’abandonne à cette nouvelle vérité. Mieux même, il interprète maintenant ses réticences premières comme l’effet d’un aveuglement qu’il a enfin surmonté : imbu qu’il était sûr du pouvoir de sa logique, il avait seulement, jusqu’ici, refusé de voir la vérité profonde de certaines notions. Mais cette vérité éclate à présent et enfin il voit clair. Tout ce processus de conversion aux idées induites par la substance serait donc à prendre comme un signe avant-coureur de la maladie.
Seymour Fiddle, surenchérissant sur cette description, n’hésitera pas à affirmer que cette recherche inquiète de signification, malgré la tournure grandiloquente qu’elle peut parfois prendre (ou peut-être à cause d’elle), représente en elle-même une pathologie qui n’est pas assez reconnue ni suffisamment étudiée. Cette pathologie, remarquera-t-il encore, connaît un développement important dans le monde mécanisé dans lequel nous vivons. De là, selon lui, chez les personnes qui abusent d’amphétamines, « la recherche de significations mystiques, d’objets révélateurs ou dotés du pouvoir d’émettre des ondes positives, le goût pour les textes orientaux anciens auxquels chimique. Les hallucinations suivent une pente suspicieuse, hostile et inquiète. Herman et Nagler soulignent également que cet état entraîne une très faible altération des fonctions cognitives’. A titre d’exemple, ils mentionnent le cas d’un docteur de 38 ans admis à l’hôpital en raison de crises hallucinatoires paranoïaques. Le patient consommait des amphétamines depuis plusieurs années. Il a lui-même fait le lien entre ses hallucinations et les produits qu’il absorbait sans être parvenu, cependant, à enrayer le mécanisme pathologique.
Pour y répondre, Ellinwood entreprend, en premier lieu, de définir avec précision le profil de cette « psychose hallucinatoire par intoxication amphétaminique ». Et, il va s’intéresser aux raisons que les individus se donnent à eux-mêmes pour justifier l’évolution de leur propre état. Car tous ne réagissent pas comme le médecin décrit par Herman et Nagler. Souvent, au contraire, les patients s’interrogent, un temps, sur la nature des idées qui leur viennent et finissent par céder aux illusions qu’elles comportent. Ces idées, ils doutent initialement de leur véracité, et, par ce doute, les maintiennent à distance.
Et c’est seulement lorsqu’ils cessent d’en douter que le processus pathologique s’enclenche véritablement. Ils agissent alors comme si ces idées étaient la vérité même alors que, jusque-là, ils conservaient par rapport à elles la distance d’une salutaire méfiance.
Ellinwood souligne que dans la phase qui précède le déclenchement de la psychose proprement dite, l’individu est enclin à élaborer des « idées philosophiques peu sophistiquées au sujet des êtres, de leur origine, de leur essence »’. Ainsi ironise-t-il sur les découvertes profondes faites sous l’influence d’amphétamines. Il note les réflexions de ses patients qui disent avoir connu des révélations mystiques ou religieuses. La simplicité de la présence des choses apparaîtrait soudain (à partir d’une certaine dose consommée et d’une certaine régularité dans la consommation) comme une évidence à laquelle jusque-là on refusait de s’abandonner. Progressivement converti aux idées que font naître en lui la substance, le toxicomane s’abandonne à cette nouvelle vérité. Mieux même, il interprète maintenant ses réticences premières comme l’effet d’un aveuglement qu’il a enfin surmonté : imbu qu’il était sûr du pouvoir de sa logique, il avait seulement, jusqu’ici, refusé de voir la vérité profonde de certaines notions. Mais cette vérité éclate à présent et enfin il voit clair. Tout ce processus de conversion aux idées induites par la substance serait donc à prendre comme un signe avant-coureur de la maladie.
Seymour Fiddle, surenchérissant sur cette description, n’hésitera pas à affirmer que cette recherche inquiète de signification, malgré la tournure grandiloquente qu’elle peut parfois prendre (ou peut-être à cause d’elle), représente en elle-même une pathologie qui n’est pas assez reconnue ni suffisamment étudiée. Cette pathologie, remarquera-t-il encore, connaît un développement important dans le monde mécanisé dans lequel nous vivons. De là, selon lui, chez les personnes qui abusent d’amphétamines, « la recherche de significations mystiques, d’objets révélateurs ou dotés du pouvoir d’émettre des ondes positives, le goût pour les textes orientaux anciens auxquels on prête des significations variées ». Ces tendances, qui n’avaient pas, jusque-là, été remarquées, le sont donc maintenant en tant qu’elles éclairent une pathologie nouvelle à titre d’étapes dans le cheminement de la pensée vers l’état pathologique lui-même.
Fiddle remarque que les religions conventionnelles exercent très peu d’attrait sur les consommateurs d’amphétamines. Ils leur préfèrent les religions orientales moins directives et plus allusives ou même aucune religion car « la drogue fournit directement l’une des dimensions de l’expérience religieuse : l’intensité du sentiment et l’impression de sacré ». Et c’est même cette conversion qui donne tant de valeur, aux yeux de celui qui les éprouve, aux idées que génèrent les amphétamines. La pathologie de l’amphétamine commence par cette valeur accordée à des idées qui étaient jusque-là regardées comme de simples illusions, insiste-t-il.
Avec la psychose amphétaminique, qui vient prolonger et alourdir l’addiction, aggravant son contenu morbide, les amphétamines entrent vraiment dans le domaine des substances toxiques. De remède, elles sont devenues des causes de maladies. L’image des amphétamines va encore se dégrader à mesure qu’une corrélation entre leur consommation et une certaine agressivité dans le comportement sera plus complètement documentée.