Le déclin : La contagion des esprit
Poursuivant sa démonstration, Bejerot développe son concept de « contagion des esprits ». Parmi les jeunes, psychologiquement et socialement instables, explique-t-il, se produit un phénomène de contagion, en général par imitation directe, qui conduit à l’utilisation de drogue pour atteindre un état d’euphorie. Un usager de drogue peut contaminer des personnes de son entourage qui, à leur tour, deviendront des usagers susceptibles d’en contaminer d’autres. Une fois que la contamination d’un certain nombre d’individus s’est produite, elle va se renforcer par l’établissement d’une culture très discriminatrice. C’est ainsi que se mettent en place les subcultures de la toxicomanie qui forment des îlots dans la société (Bejerot les décrit aussi parfois comme des trous dans le tissu social). Ainsi se créent, dans la société, des poches de résistance qui s’automarginalisent en cultivant le sentiment d’un écart par rapport à la norme. Le nom de « hors-la-loi » qu’on leur donne devient alors, à leur point de vue, un titre de gloire.
L’existence de pareilles poches de résistance ne constitue pas une menace pour l’ensemble du système. Bien au contraire : le système en a besoin pour absorber les marginalités résiduelles, explique subtilement Bejerot, dont les analyses s’approchent de plus en plus d’une sociologie des phénomènes addictifs. L’insularité culturelle est à l’origine de la peur que ces groupes communiquent à ceux qui n’en font pas partie. Bejerot admet volontiers que cette peur est exagérée par rapport au danger. Mais, affirme-t-il, cette peur exprime en même temps une clairvoyance sociale profonde qui montre la bonne santé de celui qui l’éprouve. Car elle s’enracine dans la perception confuse du potentiel de contagion de l’esprit (que Bejerot appelle aussi parfois, contagion psychosociale) que possèdent ces structures culturelles. Perception qui s’exprime d’une façon affective et confuse, mais juste néanmoins dans son fond.
Ce potentiel de contagion de l’esprit, Bejerot n’hésite pas à le formaliser dans d’étranges équations supposées exprimer le problème avec toute la clarté scientifique désirable. La contagion (C), écrit-il, peut être considérée comme une fonction de la sensibilité individuelle (S) – plus élevée chez les enfants – et de l’intensité de l’exposition (E) et elle suit l’équation suivante : C = S x E. En d’autres termes, ce que Bejerot appelle contagion dépend de deux facteurs : la tentation et le risque d’y être exposé. Mais l’équation qui exprime cette évidence, à quoi correspond-elle ? S’agit-il simplement d’une façon un peu pédante d’exprimer une banalité ? S’agit-il d’une rhétorique plus sournoise destinée à obtenir l’assentiment d’un public crédule en faisant étalage de symboles habituellement employés dans des matières plus austères? S’agit-il de ce qu’on appellerait aujourd’hui un talent de communication ? Toujours est-il que, intrigués peut-être par la formule, l’explication sera reprise dans de nombreux journaux.
Là, le côté pittoresque et inattendu de la formule devient un stratagème : on est précipité vers certaines conclusions comme un saumon vers l’hameçon dissimulé sous l’appât. Car puisqu’on l’a admise à titre de formulation originale d’une idée, il faut bien admettre aussi les conséquences qu’on en tire lorsqu’on fait varier les paramètres. Donc, explique Bejerot, en vertu de l’équation que nous venons d’établir (C = S x E), la contagion est directement proportionnelle à la susceptibilité du consommateur et à Incessibilité du produit. Or, dit-il, la susceptibilité des individus peut très difficilement être contrôlée. C’est seulement sur le facteur d’accessibilité qu’il est possible d’intervenir. Du reste, si ce facteur est nul (E = 0), le problème lié à la susceptibilité variable des individus ne se pose plus : quelle que soit la valeur de S, si E est nul, C l’est aussi.
Et la conclusion, c’est que puisque le seul facteur sur lequel la politique puisse avoir quelque prise est l’exposition « E », il faut rendre ce dernier nul (il est, en effet, non seulement difficile de contrôler le facteur S, mais, en tout état de cause, impossible de le ramener à zéro puisqu’il s’agit d’un facteur individuel). En d’autres termes, il faut rendre la consommation individuelle impossible. Plus concrètement, les restrictions et les sanctions doivent, selon Bejerot, s’appliquer à l’usager de drogue car ce dernier est un des éléments de la chaîne de la drogue et, en fait, son maillon le plus faible. Un dealer arrêté est toujours remplacé par un autre dealer. Tandis qu’un usager en prison, lui, n’est pas remplacé : il ne peut continuer de contaminer son entourage. L’usager est, pour Bejerot, le moteur du système. C’est pourquoi c’est lui qui doit être atteint. Il faut donc placer la consommation individuelle au centre du dispositif répressif, contrairement à ce qui a été fait par la loi de 1968. D’ailleurs, Bejerot envisage des peines qui s’apparentent, dans sa logique de la contagion, à de véritables décontaminations. Les personnes convaincues d’usage de drogue seront employées à nettoyer la forêt pendant un mois à la première infraction, pendant deux mois à la seconde, etc.
La Suède s’est ainsi engagée, la première, dans une politique répressive sur les amphétamines. Certains hommes d’affaires aussi avisés que peu scrupuleux, mettant à profit les mécanismes qui avaient fait la fortune des marchands d’opium anglais du XIXe siècle, achèteront, en Allemagne, des amphétamines en grande quantité afin de les revendre en Suède, réalisant au passage de substantiels bénéfices.
La Suède se plaindra de son voisin allemand qui, non seulement n’a aucune politique restrictive sur les amphétamines, mais de plus laisse certaines firmes importer ces substances sur son territoire. Dans une sorte de raidissement vertueux, la Suède insiste pour que la question des amphétamines soit mise à l’ordre du jour des réunions du CND. Elle demande aussi à l’OMS d’organiser le contrôle des substances stimulantes. Les États producteurs de stupéfiants traditionnels, qui n’avaient jusqu’ici insisté sur les amphétamines que pour montrer à quel point ils étaient eux-mêmes traités de manière inéquitable, trouvent, avec la Suède, l’allié qui leur manquait. Ils vont désormais pouvoir obtenir que soit mise en place une procédure de contrôle des amphétamines.