Le cannabis une herbe des steppes
Retrouvées au Turkestan, les plus anciennes traces de Cannabis sativa, ou chanvre indien, remontent à 4000 avant J.-C. D’abord cultivée pour ses graines, son huile et pour sa fibre destinée au fourrage et à la fabrication des tissus, la plante figure comme sédatif et traitement de l’aliénation mentale dans la pharmacopée de l’empereur chinois Chen-Nong, vers 2700 avant J.-C. Ses grandes capacités d’adaptation expliquent qu’elle se soit largement diffusée, au gré des migrations et des échanges commerciaux, d’abord vers le nord de l’Inde, puis dans H la direction du Proche- Orient et de l’Égypte, avant de gagner l’Europe occidentale au Ve siècle avant J.-C., via le royaume des Scythes et les rives de la mer Noire.
Si le cannabis est cultivé un peu partout, les fortes variations de teneur en principe actif, liées à la nature des sols et au climat ainsi qu’aux différences de tradition culturelle, semblent réserver son usage comme psychotrope principalement à sa zone d’extension méridionale.
La plante des moines et des mystiques:
Le chanvre faisait déjà partie des drogues sacrées des pharaons, comme en témoigne un papyrus égyptien daté de 1552 avant J.-C. L’Atharva Veda, recueil des textes sacrés du védisme rédigés vers 1500-1300 avant J.-C., célèbre les vertus mystiques du bhang – une préparation à base de cannabis-, qui favorise l’ouverture au divin. L’hindouisme emprunte à cette tradition l’usage religieux de la plante, à laquelle recourent les brahmanes pour la méditation.
Au VIe siècle avant notre ère, les moines bouddhistes s’inspirent à leur tour de cette pratique, fumant
diverses préparations à base de cannabis. À partir du Ier siècle, ils emportent avec eux les graines sacrées dans leurs pérégrinations missionnaires vers la Chine, l’Indonésie et le Japon, étendant peu à peu les zones de culture à toute l’Asie du Sud-Est. Vers l’ouest et le sud, ce sont les marchands musulmans qui, du XIIIe au XVe siècle, diffusent le cannabis vers l’Afrique centrale et australe, ainsi qu’au Maghreb et dans les Balkans.
La plante prospère tout particulièrement en terre musulmane. Si le Coran condamne explicitement l’ivrogne et semble jeter par là l’opprobre sur le vin, le cannabis n’est mentionné dans aucun des textes sacrés de l’islam. Sa consommation semble avoir été d’abord réservée à l’élite sociale ou religieuse. Les mystiques la recherchent pour sa capacité à provoquer l’extase, ce qui explique qu’elle soit très répandue dans les régions imprégnées de mysticisme soufi, de l’Afghanistan à la Turquie.
Le pavot plante de la joie:
Les régions de culture du Papaver somnifemm, ou pavot, recoupent pour partie la zone d’extension du cannabis, et les deux produits n’iront d’ailleurs pas sans mêler parfois leurs vertus envoûtantes. C’est probablement au VIe millénaire avant J.-C. que fut domestiquée cette plante dont les traces les plus anciennes remontent au XIe millénaire. Mais, comme pour le cannabis, les témoignages relatifs à l’utilisation de ses propriétés psychoactives sont largement postérieurs, et souvent d’interprétation difficile. À partir du foyer sumérien, le commerce du pavot se répand dans toute l’Asie Mineure jusqu’au nord de l’Égypte et vers la Perse, mais le chanvre lui est souvent préféré.
Déjà baptisé « plante de la joie »par les Sumériens et les Babyloniens, le pavot connaît un vif succès en Grèce, qui nous léguera le terme d’opium (de opion, «jus de pavot »). Mentionné dans la Théogonie d’Hésiode, au VIIIe siècle avant J.-C., son suc est peut-être la principale composante du nepenthes dont Homère écrit dans POdyssée qu’il
éloigne toutes les peines ». À l’époque hellénistique, la plante est fréquemment associée aux rituels extatiques célébrés en l’honneur de Déméter, de Dionysos ou encore d’Orphée.
Si la médecine reste étroitement associée chez les Grecs aux pratiques religieuses, l’école hippocratique au Ve siècle avant J.-C. sait désormais attribuer au principe actif des plantes la guérison du malade.
Dès lors, l’opium connaît une promotion décisive. Hippocrate et Aristote le mentionnent maintes fois comme remède souverain pour calmer les douleurs les plus variées, et Alexandre, qui s’en servait pour combattre ses migraines, aurait emporté la plante miracle avec ses troupes jusqu’en Asie centrale, puis en Inde. Au Ier siècle, Sur la matière médicale de Dioscoride confirme que l’opium est devenu un médicament courant, très apprécié des empereurs romains.
Au siècle suivant, le médecin grec Galien invente la thériaque, un antidote contre les
poisons à base de jus de pavot. Son succès ne se démentira pas durant des siècles.
L’opium dans la médecine arabe:
La médecine arabe va faire bon usage de l’héritage gréco romain en explorant les propriétés thérapeutiques de l’opium. Les contrées islamisées à partir du VIIe siècle connaissaient en fait depuis longtemps la culture et l’usage du pavot.
Commercialisée par des marchands chypriotes dès le XVe siècle avant J.-C. puis
cultivée sur place, la plante faisait l’objet en Egypte d’un usage à la fois mystique et médicinal, jusque dans les circonstances les plus banales de la vie quotidienne – le papyrus d’Ebers (1552 avant J.-C.) conseille d’y avoir recours pour calmer les pleurs des jeunes enfants.
Mais c’est un savoir moins empirique que maîtrisent à partir du VIIIe siècle les savants arabes qui, tels Rhazès (v. 860-v. 923) et Avicenne (980-1037), préparent la thériaque de Galien pour soigner toux et diarrhées. À cette date, les principales zones de production du pavot – Égypte, Perse et Syrie – se situent en terres d’islam mais, après l’an mille, la plante commence à se diffuser dans le nord de l’Inde puis en Chine et en Indonésie.
Au Proche-Orient, le succès de la plante déborde la finalité strictement médicale puisque, comme le chanvre, elle fait aussi l’objet d’une consommation récréative. Souvent mélangé à ce dernier ou à du tabac à partir du XVIe siècle, l’opium est fumé dans le narguilé, ou mangé par les thériakis, nom que l’on donne aux amateurs du produit dans l’Empire ottoman.