L'amorce d'un déclin
Les travaux de William Sargent sur l’augmentation du quotient intellectuel par la Benzédrine ont déclenché un nouvel engouement pour le produit. Ce sont maintenant des centaines et bientôt des milliers d’étudiants qui, à l’instar de Sargent, prennent de la Benzédrine pour préparer leurs examens. Le produit ajoute ainsi à sa réputation une dimension studieuse. Mais Sargent veut tempérer aussi l’optimisme de cette vogue. Cette substance peut être dangereuse, sou- ligne-t-il. Elle ne devrait pas être délivrée sans ordonnance, sans contrôle médical. Il cite des cas de suicide consécutifs à l’absorption de fortes doses d’amphétamines accompagnées d’alcool. Il s’alarme de la mode des cocktails contenant de la Benzédrine. Les dangers d’une pareille substance, on les a donc déjà aperçus. Mais loin s’en faut qu’ils constituent des motifs de critiques. Ils sont plutôt des occasions d’affirmer l’importance d’un contrôle médical sur leur usage.
Et qu’en est-il alors des risques d’addiction qui seront, quelques années plus tard, à l’origine de l’interdiction du produit ? Comment sont-ils appréhendés à cette époque ? Est-il possible qu’ils soient passés inaperçus ? L’existence de cas d’addiction est bien signalée dans le rapport de l’American Medical Association (AMA) de 1937. Mais le rapport précise aussi que, avec moins de 250 cas rapportés, il n’y a pas lieu de s’en alarmer. En fait, à quelques rares exceptions près, pendant les vingt années qui suivirent l’introduction des amphétamines sur le marché américain, on ne trouve pas seulement une absence de réflexion sur les éventuelles addictions induites par le produit, mais l’affirmation positive selon laquelle elles ne provoquent pas d’addiction (ou seulement rarement). Même lorsque des auteurs abordent la question de façon nuancée, c’est pour minimiser ou restreindre aussitôt la portée de leurs affirmations.
Des auteurs aussi scrupuleux que Eugene C. Reifenstein et Edward Davidoff, qui rédigent, en 1939, une synthèse élogieuse sur les usages de l’amphétamine, mentionnent leur potentiel addictif de façon marginale et sous l’aspect d’une simple conviction personnelle : « Il nous semble que, au moins chez certaines personnes, la Benzédrine pourrait avoir des effets addictifs », écrivent-ils. La même année, on peut lire, dans un éditorial du British Medical Journal : « La question des effets addictifs de l’amphétamine n’est pas encore tranchée, mais, en tout état de cause, il ne semble pas que le risque soit très élevé. »
Pendant la même période, les usages médicaux de la substance ne font que se diversifier. La Benzédrine devient le médicament de toutes les pathologies : de l’urticaire à la maladie de Parkinson en passant par le mal de mer et les dysfonctions sexuelles. En 1946, dans un article de synthèse, William R. Bett fait le point sur les usages médicaux de la Benzedrine. 11 identifie 39 indications différentes. Chacune est l’objet, dans son article, d’un commentaire critique (si on peut dire, car le commentaire revient toujours sur les mérites immenses de la substance). Le compte rendu de Bett porte ainsi la marque d’un vif engouement pour une médecine qui promet de réparer l’âme elle-même.
Et, dans une sorte de synthèse sociopolitiquc, Bett va présenter les amphétamines comme un remède « typiquement américain ». Non seulement en raison de l’approche directe et frontale qu’elles permettent d’avoir de certains symptômes, mais aussi par le type de psychologie qu’elles induisent.
Alexis de Tocqueville notait déjà dans De la démocratie en Amérique : « Il est étonnant de voir avec quelle ardeur les Américains sont affairés à la poursuite de la prospérité et combien, dans le même temps, ils sont inquiets à l’idée de ne pas avoir choisi la voie la plus courte pour y parvenir. » L’amphétamine n’est-elle pas précisément le chemin le plus court, le plus direct pour fournir l’énergie psychique dont l’Amérique est avide ?
Dans le même esprit, mais introduisant en même temps l’idée qu’une substance psychotrope dispose d’une gamme d’effets dont certains peuvent être choisis de préférence à d’autres, Nicolas Rasmussen écrit : « De toutes les sensations offertes par les amphétamines, les Américains ont élu celles qui correspondent à accroissement d’énergie et de vigueur à accomplir les choses – la faculté active et motrice, comme les scientifiques l’appellent – comme étant la plus significative, car aux États-Unis, il est impossible d’avoir jamais assez d’énergie. »
La guerre qui vient de se terminer a sans doute sa part dans cet engouement nationaliste : les soldats rentrent chez eux après avoir, sur le front, fait la connaissance de la nouvelle substance dans des conditions que nous décrirons plus loin. L’article marque, peut-être, le point culminant de la popularité des amphétamines. Il ne dit rien des addictions.
En 1955, William Bett, dans un autre article de synthèse sur les usages de l’amphétamine, aborde, cette fois, le sujet de l’addiction. Mais c’est pour écrire :
C’est de façon délibérée que le présent article ne consacre aucune section particulière à la question des addictions. Il peut, en effet, être affirmé de façon presque catégorique que l’addiction, à prendre ce terme dans son sens propre, ne se produit pas [avec les amphétamines]. Il est certes exact que certains psychopathes sont connus pour absorber d’énormes doses, mais, une fois qu’ils ont trouvé la dose qui leur convient, et à la différence des personnes souffrant réellement d’addiction, ils n’éprouvent plus le besoin d’accroître encore leur consommation. De plus, le sevrage de la drogue ne produit aucune des réactions de manque caractéristiques. Il n’y a pas non plus de comportement antisocial qui soit déclenché par l’absorption du produit
Pourtant, la notion d’addiction et son lien avec des consommations de substances psychotropes est bien étudié à la même époque, on le verra. Trois ans plus tard, en 1958, Chaunsey D. Leake, un ami de Gordon Ailes, professeur de pharmacologie de l’Université d’État de l’Ohio, renchérit encore : « Tout démontre que les amphétamines sont des
substances efficaces et utiles pour une grande variété de troubles. Et, tandis que des millions de personnes en faisaient un usage régulier, l’apparition sporadique de quelques cas d’addiction peut être considéré comme insignifiante. »
Ces remarques de médecins affirmant l’innocuité addictive des amphétamines feront s’étonner et parfois s’indigner d’autres médecins qui, plus tard, au moment où ils réclameront bruyamment l’interdiction complète du produit, comprendront difficilement qu’on n’ait pas plus tôt mis en garde contre ses dangers. Plus tard encore (en 2006), un commentateur comme Leslie Iversen écrira, au sujet de cette sous-estimation des risques d’addiction liés à la consommation d’amphétamines : « Il s’agit, bien évidemment, d’un non-sens patent qui nie les évidences les plus aveuglantes. » II serait pourtant plus exact de dire que, dans l’intervalle, les addictions que peuvent provoquer les amphétamines sont devenues aveuglantes à force d’avoir été remarquées et soulignées. Mais rien ne signale, jusqu’au milieu des années 1950, ni qu’on n’ait pas aperçu les problèmes liés à l’addiction, ni qu’on en ait fait grand cas.
Le premier livre qui sera explicitement consacré aux effets nocifs des amphétamines et notamment aux effets addictifs qu’elles sont susceptibles d’induire, Ueber Weckamine, paraîtra en allemand en 1954. Plusieurs articles paraissent, à la même époque, sur le même sujet. Et, le premier livre, en anglais, consacré aux questions d’addictions liées aux amphétamines est publié en 1966 par Oriana Kalant sous le titre The Amphetamines, Toxicity and Addiction.