La puissance Psychotrope
Méthodologie
La méthode qui a permis à Gordon Ailes d’identifier les propriétés psychotropes de la molécule mérite qu’on s’y arrête. Peu reconnue, peu académique, cette méthode n’en est pas moins à l’origine d’un nombre important de découvertes, notamment dans le domaine de la psychopharmacologie. Lawrence K. Altman a montré l’importance de l’auto-expérimentation en médecine dans un livre qui a rectifié l’image d’une médecine toute tournée vers l’expérimentation rigoureuse, dotée de méthodes d’évaluations neutres (caractérisées notamment par les tests en double aveugle). Ses expériences, Gordon Ailes les qualifiera d’ailleurs d’essais en « double clairvoyance ». Double clairvoyance car, tout à l’opposé des conditions d’un test en double aveugle, celui qui fournit le produit sait pertinemment ce dont il s’agit (puisque c’est lui qui l’a synthétisé) et celui qui en évalue les effets n’est pas moins bien informé (puisque c’est la même personne).
En réalité, montre Lawrence Altman, une bonne part des progrès de la médecine se sont faits par l’expérimentation sur soi-même. C’était cette méthode aussi qui avait permis à Heffter d’identifier la mescaline à la fin du XIXe siècle. Le standard du test en double aveugle qui constitue la pierre angulaire de la médecine dite « scientifique » (Yevidence based medicine des Anglo-Saxons) est donc bien loin de constituer, historiquement, le critère unique en matière d’essais médicaux. Et ce n’est que bien plus tard, au moment où on commencera à s’interroger sur le mode d’action des amphétamines, au moment où on cherchera à en préciser les propriétés, qu’on en viendra à réaliser des tests en double aveugle avec cette molécule.
Repérer la pharmacologie d’une substance signifie établir un liilan des modifications qu’elle provoque dans l’organisme. Dans le cas d’une substance psychotrope, il s’agit plus précisément de faire correspondre à une certaine dose de produit ingéré, le récit des impressions éprouvées. Ce sont ces narrations qui sont à l’origine de ce qu’on appelle ensuite le profil psychopharmacologique de la substance. Elles peuvent être plus ou moins riches et détaillées mais toujours elles cherchent à saisir une différence entre deux états: l’état habituel d’un côté, pris comme état de référence, et l’état modifié, de l’autre, état induit par la prise d’une substance administrée dans des conditions et des proportions déterminées.
Science et conscience
On en a vu des exemples avec Baudelaire ou Moreau de Tours un peu plus haut, et on a vu, à cette occasion, que le récit pouvait prendre une allure à la fois littéraire et méditative. Il peut aussi (Iciloucher, de façon insensible parfois, sur une interrogation philosophique portant sur la nature de ce que nous nommons « conscience». Sachant que cette mystérieuse entité que les philosophes appellent aussi parfois « âme » ou « esprit » ou « pensée » est modifiée de telle façon sous l’influence de telle substance, que peut-on en déduire en ce qui concerne la nature de l’entité en question ? Voilà le genre d’interrogations philosophiques qui découleront de ces essais.
On est loin, bien sûr, des spéculations d’un Jean-Paul Sartre qui, à peu près à la même époque (L’Etre et le Néant paraît en 1943) allirme que la conscience ne peut « venir de quelque chose ». Car, demande-t-il de façon rhétorique, d’où viendrait la conscience si elle pouvait « venir » de quelque chose ? Et il répond, de façon non moins rhétorique :
Des limbes de l’inconscient ou du physiologique. Mais si l’on se demande comment ces limbes, à leur tour peuvent exister et d’où ils tirent leur existence, nous nous trouvons ramenés au concept d’existence passive, c’est-à-dire que nous ne pouvons absolument plus comprendre comment ces données non conscientes qui ne tirent pas leur existence d’elles-mêmes, peuvent cependant la perpétuer et trouver encore la force de produire une conscience.
Et pourtant, le même Jean-Paul Sartre connaît fort bien les effets de certains psychotropes. Surtout des amphétamines, d’ailleurs, dont il fut un utilisateur aussi notoire qu’assidu (qu’il déclara n’utiliser que pour ses œuvres de philosophie et non pour écrire ses romans). A une époque plus tardive, il deviendra vraisemblablement dépendant de la substance. Étrange distance séparant le vécu immédiat du philosophe du contenu des discours qu’il produit. Sartre, qui a pourtant le phénomène, pour ainsi dire, chaque jour sous les yeux, n’en a presque jamais parlé. Il est vrai qu’il ne s’agit pas, pour lui, d’explorer les différences créées par l’emploi de la drogue en tant que celle-ci est susceptible de dévoiler des territoires de conscience auparavant inconnus, mais de produire une force de travail qui lui permet de faire plus vite l’œuvre commencée. Bref, il s’agit de manipuler sa propre puissance de travail, celle-ci étant supposée, par hypothèse (mais cette hypothèse mériterait d’être examinée en détail), être étrangère au contenu du travail lui-même.
La façon dont une substance, qui n’est pas de la conscience, produit ou modifie la conscience, c’est là, très précisément (on l’a vu dans les questions d’un Théophile Gautier, par exemple) le genre de questions que se posent ceux qui s’intéressent philosophiquement aux substances psychotropes. Sans, apparemment, être si sûr de posséder d’emblée une réponse aux questions qu’ils agitent. Tout au contraire de Sartre, ils verront dans les amphétamines un moyen de poser des questions sur la nature de la conscience. Première question : l’effet produit par un psychotrope doit-il être rattaché à la nature ou à la culture ? Cet effet, qui est ressenti par les personnes qui ont absorbé la substance (nous verrons plus loin en quoi il consiste précisément en suivant les récits des utilisateurs d’amphétamines), est-il produit directement par la nature biologique de l’humain ou bien reflète-t-il certains traits de culture ? Se pourrait-il, par exemple, que l’effet produit par la même substance soit différent dans une autre culture ? Lewin, comme on l’a vu, se posait déjà ce genre de questions et y avait répondu. Selon lui c’est la nature qui dominait sur la culture dans l’effet produit par les substances psychotropes, car l’effet d’une substance donnée est identique sur tous les hommes.
Les amphétamines sont, en un sens très littéral, une conquête de la science. Aucun peuple, aucune nation, aucun individu n’a expérimenté l’effet des amphétamines avant qu’elles ne soient produites, au début des années 1930, dans un laboratoire californien, donc dans le cadre d’une culture très particulière, très spécifique. Quand, dans les années qui suivent leur découverte, les amphétamines, largement distribuées sur l’ensemble de la planète, vont rencontrer des cultures qui sont entièrement étrangères à la science, elles ne cesseront pas d’y avoir l’effet euphorisant qui les avait rendues remarquables dans le laboratoire de Gordon Ailes.
L’effet produit par la substance n’est pas une fonction de la culture, même si la signification des pratiques de consommation est, elle, une fonction de la culture. Il serait très difficile, par exemple, de soutenir que l’effet des amphétamines sur le psychisme humain est une construction sociale. 11 est en revanche évident que leur emploi, les raisons pour lesquelles on les utilise, les objectifs qu’on poursuit en recourant à cette utilisation méritent, eux, pleinement le nom de « construction sociale ».
L’appétit de travail de Sartre, sa détermination à produire l’œuvre qu’il intitulera La Critique de la raison dialectique, par exemple, est une construction sociale. Mais ni les amphétamines qu’il met au service de ce travail, ni les effets qu’elles produisent sur le psychisme ne sont des constructions sociales. Ce sont plutôt des effets naturels. Car même si les amphétamines sont une production de la science, même si on ne les trouve nulle part dans la nature, les réactions qu’elles produisent une fois introduites dans le corps humain (ou, d’ailleurs, dans le corps des animaux) sont l’expression de la nature de la substance et sont, à ce titre, naturelles. La molécule est artificielle mais l’effet qu’elle produit est naturel.
Nicolas Rasmussen parvient, dans son livre On Speed. The Many Lives of Amphetamine, à une conclusion très semblable : « Les amphétamines et leurs dérivés agissent sans doute possible sur les mécanismes universels du plaisir et de l’excitation. Néanmoins, l’intérêt que nous leur portons dépend autant de la société dans laquelle nous vivons que de notre biologie. »