La gestion médicale des catastrophes et des situations
En termes médicaux, en termes de prise en charge de soins, l’apparition d’un grand nombre de victimes à la fois est quelque chose qui conduit à une désadaptation temporaire de notre possibilité de soins – une désadaptation entre la demande et l’offre. Cela porte davantage sur l’aspect quantitatif que qualitatif. S’il est très rare que la complexité des soins nous dépasse, il est en revanche beaucoup plus fréquent, alors que l’on sait ce que l’on peut faire et ce que l’on doit faire, que l’on ne puisse pas le faire à ce moment-là parce qu’il y a beaucoup de choses à faire à la fois. Cela représente un défi organisationnel majeur pour les hôpitaux.
Principes fondamentaux de la médecine de catastrophe:
Revenons aux bases de la médecine de catastrophe et, dans ce contexte, à quelques notions inventées par des Français. Le baron Larrey, le général Percy pendant les guerres napoléoniennes – la guerre étant à cette époque une catastrophe sanitaire évidente – ont compris très rapidement ce qui devait guider les soins quand il y avait de nombreuses victimes à prendre en charge. Peu importait que le blessé soit général ou capitaine : le plus gravement atteint avait la priorité. Ce qui est toujours d’actualité. Pour nous, cela repose sur une classification binaire : il y a des urgences très graves qu’on appelle « urgences absolues » et des urgences moins graves qu’on appelle « urgences relatives ». Cette classification est directement liée à ce que Larrey et Percy faisaient il y a plus de trois siècles. Sur une gravure, on voit un blessé pris en charge sur un champ de bataille par une ambulance avec un médecin, un chirurgien et la mise en œuvre de toutes les possibilités techniques de l’époque-nous sommes en 1794. À côté, on voit aussi une équipe chirurgicale qui se rend directement sur le champ de bataille, au contact des blessés et des victimes graves : ce sont les ancêtres du SAMU. Ils développaient l’idée simple selon laquelle les soins spécialisés doivent aller au plus près des victimes. C’est un deuxième principe essentiel dans la prise en charge des urgences collectives. Le troisième principe, après celui de tri et celui du rapprochement des soins, c’est leur standardisation. Dans le combat inégal qui nous oppose à de multiples victimes avec un nombre restreint de médecins et de moyens, nous n’avons qu’un seul avantage : le diagnostic est plus simple et les soins peuvent être standardisés car l’ensemble des victimes, qu’elles soient malades ou blessées, ont été touchées par le même phénomène. Une fois le diagnostic effectué, on peut alors mettre en place un même traitement pour tous, en l’adaptant, bien sûr, à la gravité, facteur discriminant entre les différentes victimes. Standardiser les soins signifie bien souvent les résumer à un dossier extrêmement simple. La figure 2 reproduit la fiche médicale remplie sur le terrain et qui suivra une victime jusqu’à son hospitalisation, voire même après puisqu’elle constitue bien souvent la preuve qu’une personne a été impliquée dans un tel phénomène.
Du plan rouge au plan blanc:
L’application de ces principes au cours des vingt- cinq dernières années a donné lieu à la mise en place de plans : le plan rouge et un précurseur du plan blanc, surtout en région parisienne. L’objectif de ces organisations médicales était de faire face à ce qui apparaissait à l’époque comme un nombre important de victimes, quelques centaines ou quelques dizaines, que nous rencontrions de manière Velativement exceptionnelle lors d’un accident de train, d’un carambolage d’autoroute, lorsqu’il y avait un incendie dans un grand immeuble, une explosion accidentelle ou terroriste comme les attentats perpétrés dans les années 1995 ou 1996. Notre stratégie il y a quelques années encore était fondée sur ces expériences qui étaient exploitées de manière tout à fait efficace. Dans ce contexte, la stratégie typiquement française avait pour but d’éviter de déplacer la catastrophe vers l’hôpital le plus proche. L’objectif était de fragmenter ce flux et surtout de permettre de maximiser la qualité des soins pour chacun afin de se rapprocher le plus possible d’une prise en charge individuelle des victimes. Cette approche est à l’opposé de celle développée dans les pays anglo-saxons, qui consiste, lors d’une catastrophe, à transporter le plus rapidement possible les victimes vers le ou éventuellement les deux ou trois hôpitaux les plus proches. Dans ces hôpitaux se met en place un plan spécial d’afflux de prise en charge des victimes. Bien souvent, l’hôpital est dépassé et dans les heures qui suivent, on organise le transfert vers d’autres établissements – transfert qui se fait rarement dans des conditions idéales, surtout lorsqu’il s’agit d’un attentat. C’est ce qui s’est passé par exemple lors de l’attentat d’Oklahoma City en 1995 qui fit trois cents victimes. Dans l’heure qui suivit l’explosion, environ 140 patients furent transportés vers les deux hôpitaux de la ville qui étaient les structures les plus proches. Parmi ces patients, plus d’un tiers souffraient d’une détresse vitale nécessitant des soins immédiats. La stratégie américaine, on le voit, consiste à transporter immédiatement les victimes vers les structures hospitalières les plus proches sans essayer d’endiguer le flux des patients ni de leur donner des soins au plus près de l’endroit où ils ont été blessés. Des études montrent que de nombreuses victimes doivent être de nouveau transférées, et la qualité des soins s’en ressent. En effet, la minimisation des transferts est un élément essentiel de la qualité de soins. En France, la manière d’aborder les attentats de 1995-1996 (quatre attentats qui ont fait plusieurs dizaines de victimes) a été totalement différente. Contrairement au schéma anglo-saxon, un poste médical avancé (PMA), qui est une unité de soins de terrain, se rend sur les lieux de la catastrophe. Les SAMU, les SMUR, les pompiers vont travailler » dans une unité qui va permettre ensuite d’utiliser d’autres ressources que l’hôpital le plus proche. On assiste, en effet, à une utilisation maximale de ce qui est à portée en termes de soins, d’hôpitaux, de réanimation, de services d’urgences. Cette stratégie – plan rouge, plan blanc – a deux points forts : le poste médical avancé et la possibilité de coordonner le départ des patients, c’est-à-dire de réguler médicalement les blessés. Le but est de fragmenter l’afflux initial pour se rapprocher le plus vite possible des conditions d’une prise en charge quasi individuelle. Dans un poste médical avancé, on apporte du matériel, on amène des médecins, des équipes, on pratique la distinction entre ceux qui sont gravement atteints et ceux qui le sont moins, on leur prodigue des soins médicaux et on les évacue de manière contrôlée vers des hôpitaux. Ce travail d’évacuation contrôlée est fondamental puisqu’il va permettre d’envoyer un grand nombre de victimes non pas vers un seul hôpital, mais vers plusieurs. Il s’agit, autant que faire se peut, de traiter les victimes en fonction de leur pathologie et de la gravité, de proposer à chaque fois une prise en charge particularisée et spécialisée. Parmi ces soins spécialisés, il en est un qu’il faut souligner : la prise en charge psychologique. Nous sommes un des seuls pays capables sur le terrain d’offrir une prise en charge psychologique aux personnes impliquées dans un phénomène de catastrophe. C’est un élément important, car il permet de se rendre compte rapidement des éventuelles séquelles psychiques traumatiques et de prendre en charge les personnes qui présentent immédiatement des signes aigus pour lesquels existent des traitements, notamment médicamenteux. Lorsque l’on effectue le transfert des victimes du lieu de la catastrophe vers les hôpitaux, ce transfert est régulé médicalement : les hôpitaux non seulement auront été prévenus et pourront s’organiser, mais également le nombre des victimes à hospitaliser sera fragmenté en fonction du nombre des structures hospitalières à disposition. Ainsi, si l’on doit transférer une centaine de victimes et que l’on dispose de dix hôpitaux, chaque hôpital verra affluer une dizaine de victimes. En outre, cela permet de transférer les victimes dans l’hôpital adéquat afin qu’elles puissent y être soignées au mieux, sans avoir à être transférées de nouveau. Dans les années 1995-1996, notre système nous parais-sait non seulement efficace, mais approprié aux situations de catastrophes que nous rencontrions. La prise en charge préhospitalière semblait suffisante dans la majorité des cas. Il y eut pourtant des prémices pour nous indiquer que certaines situations pouvaient être plus difficiles à gérer. Ce fut le cas lors de l’effondrement d’une tribune dans le stade de Furiani en 1992. Les victimes furent transportées à l’hôpital de Bastia, situé dans la même rue. En outre, Bastia ne dispose que d’un hôpital et d’une clinique, ce qui limitait la répartition des blessés. Dans le cas d’une catastrophe à la porte d’un hôpital, ou quand il n’existe qu’un seul hôpital, malgré le dispositif préhospitalier, l’afflux de victimes est considérable, ce qui peut avoir pour conséquence des débordements et la saturation des services médicaux.
C’est aussi ce qui est susceptible de se produire lorsque le nombre des victimes est extrêmement important. On pense à l’attentat du 11 septembre 2001, avec près de 3 500 victimes. En France, l’explosion de l’usine AZF nous a placés dans une situation de ce type avec plus de 3 500 victimes également, Ces victimes étaient éparpillées dans la ville, ce qui rendait la situation plus difficile pour la prise en charge préhospitalière. Très rapidement, certaines victimes qui pouvaient marcher sont allées tout naturellement, avec bon sens, vers l’hôpital le plus proche. Les services d’urgence des hôpitaux ont été rapidement surchargés. Cette situation nous a obligés à réviser considérablement notre mode d’action. À Toulouse, on s’est rendu compte de la chose suivante : de manière instinctive, mais somme toute très efficace, les personnels des hôpitaux, des SAMU, des SMUR, des services d’urgence ont compris que la solution était de travailler ensemble et de se mobiliser dans un même objectif. Ils ont donc participé très largement, bien en dehors de la ville de Toulouse et même du département, voire au niveau de la région, à la prise en charge de ces victimes. Cette notion est essentielle car elle donne la clé de l’organisation lorsqu’il y a de très nombreuses victimes : la coopération entre les services et l’utilisation de toutes les ressources à notre disposition. L’enseignement de Toulouse fut pour nous le suivant : les victimes iront là où elles veulent (en fait là où elles peuvent), on les prendra en charge là où elles sont, et la réponse à l’afflux de victimes est un réseau dans lequel chacun a un rôle à jouer, avec le SAMU dans un rôle de coordination.
Le plan blanc:
Le constat qu’avec un très grand nombre de victimes (auquel nous n’étions pas préparés) l’hôpital pouvait être débordé malgré un dispositif préhospitalier musclé, a conduit à une révision très claire de la stratégie qui s’est traduite assez vite par une circulaire en 2003 qui constitue une véritable obligation d’organisation pour les hôpitaux et qui demande à toutes les structures de santé, quelle que soit leur taille, de pouvoir réagir dans de telles circonstances. Ce fut un véritable choc culturel puisque auparavant ce type de dispositif concernait seulement quelques gros hôpitaux et essentiellement les gens qui travaillaient dans les SAMU et dans les services d’urgence. Le plan blanc hospitalier a pour but de configurer l’ensemble de l’hôpital dans une seule direction : la prise en charge des victimes d’un événement unique important. Cette utilisation maximale des ressources hospitalières se fait aux dépens de l’activité programmée de 1 hôpital. Dans le cadre du plan blanc, on ne prend en charge que les victimes de la catastrophe. L’hôpital change complètement de figure : il devient une énorme unité d’urgence. Le plan blanc hospitalier ne remet pas en question la prise en charge préhospitalière. Ce n’est pas parce que les victimes peuvent être partout et qu’elles peuvent venir à tous les endroits que le dispositif préhospitalier n’a pas son rôle à jouer, au contraire. Si l’on observe ce qui s’est passé à Toulouse, on dénombre en fait deux flux de victimes. Le premier est immédiat, spontané et anarchique : ce sont les blessés légers et qui vont pouvoir rtïarcher jusqu’à l’hôpital par leurs propres moyens. Le second flux est constitué par les blessés pris en charge par le dispositif préhospitalier. Ce sont des victimes régulées et plus gravement touchées. On voit dès lors apparaître une notion de double prise en charge pour laquelle les activités chirurgicales sont reportées, des locaux mobilisés et le personnel de l’hôpital augmenté.
Augmenter le personnel:
Augmenter les effectifs n’est pas simple, mais on a pu tester ce que cela signifie en grandeur réelle. La première chose à faire est de maintenir le personnel déjà sur place. À l’hôpital, les équipes changent généralement toutes les huit heures. Or, pour faire face à un phénomène de cette envergure, l’équipe doit être maintenue en place, ce qui ne va pas sans poser de problèmes, notamment logistiques. Par exemple, quand une infirmière reste à son poste pour faire face à un afflux de blessés et répondre à un surcroît de travail, une des questions qui peut se poser est : que va-t-on faire pour ses enfants qui sont à la crèche ? Dans les plans d’urgence, maintenir les crèches ouvertes est un des éléments essentiels si l’on veut pouvoir disposer de l’ensemble du personnel. Voilà un exemple de mesure simple mais importante. On peut également avoir à rappeler des gens par téléphone. Pour cela, il faut que les listings aient été réactualisés. Enfin, il y a surtout des gens qui reviennent spontanément à leur poste. Cela doit avoir été pensé à l’avance. Ainsi, dans les services d’urgences, un point de ralliement précis a été déterminé. Lorsque les personnels reviennent, ils occupent une fonction précise déterminée à l’avance, ce qui fait gagner beaucoup de temps et d’efficacité.
Configurer l’hôpital:
Dans ces situations d’urgence, l’ensemble de l’hôpital a été configuré ou plutôt reconfiguré. Après l’anesthésie, on emmène les malades dans une salle de réveil. Cette salle de surveillance postinterventionnelle est un endroit où l’on a de quoi « monitorer » le cœur, éventuellement assister la ventilation, la circulation, les fonctions vitales, etc. Lors d’un phénomène d’afflux de victimes et en cas de déclenchement du plan blanc, cette salle devient une unité de réanimation où l’on admet directement des patients venant de l’extérieur. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un endroit où il y a du matériel, des compétences, du personnel, des médecins anesthésistes, des infirmières qui ont l’habitude des personnes en état critique. On reconfigure rationnellement et pragmatiquement les différents lieux d’un hôpital. Il en va de même pour l’hospitalisation. Au cours d’un plan blanc, on peut très bien hospitaliser des victimes de traumatisme dans un service de chirurgie, par exemple. L’utilisation de tous les lits disponibles dans l’établissement au moment où est déclenché le plan devient légitime. Cette adaptation des structures est faite d’un ensemble de petits détails et de réflexions en amont qui, en pratique, évitent à la machine hospitalière de se gripper au cours d’une mobilisation nécessairement rapide. Par exemple, tout le fléchage a dû être repensé et adapté à ce type de situation : si les salles ne remplissent plus leur fonction habituelle, alors il faut remplacer le panneau par un autre. Il faut aussi penser à la circulation des ambulances qui doivent pouvoir toutes rapidement accéder à l’hôpital, etc. Ce sont des choses absolument évidentes, rudimentaires mais qui nécessitent une grande réactivité. Le prééquipement des salles ou des locaux est un aspect important. C’est pourquoi, dans le hall d’entrée d’un hôpital, on trouve souvent des prises qui amènent de l’oxygène, du vide, des équipements médicaux qui peuvent être utilisés lors de la mise en œuvre du plan blanc.