La drogue contemporaine
Au cours des années 1960, la drogue devient en Occident un phénomène de masse qui touche tout particulièrement la jeunesse. Paradoxalement ces produits que l’on diabolise à outrance ont tendance à se banaliser. La société peut-elle désormais se passer de ces substances psychotropes, dont la science ne cesse de renouveler les pouvoirs et les formes ?
Drogues et jeunesse : un nouveau phénomène de société:
Jusqu’alors cantonnées aux marges sociales ou à certains cercles élitistes, les drogues entament, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle offensive en direction cette fois de la jeunesse. En France, on signale dès 1955 ces étudiants en médecine qui consomment des amphétamines pour passer leurs examens; en Grande-Bretagne, ce sont les fils d’ouvriers, à l’origine du mouvement, qui usent du même produit pour faire la fête des week-ends entiers sans dormir; aux États-Unis, les jeunes beatniks prennent la route en s’enivrant d’alcool et de marijuana, laquelle est déjà fortement répandue dans les ghettos hispaniques et noirs. Alarmés, l’opinion et les pouvoirs publics évoquent une jeunesse à la fois déviante et en perdition.
En réalité, la drogue semble surtout cristalliser les angoisses parentales face à la naissance de la «culture jeune». Confrontée au plus formidable bouleversement démographique qu’ait connu l’Occident, la génération antérieure se sent en effet désemparée. Non seulement le nombre de jeunes augmente, mais la période de haute croissance assure aux baby-boomers un niveau de vie et une liberté sans commune mesure avec ce qu’avaient pu connaître leurs parents. Avec l’allongement du temps des études, cette classe d’âge s’autonomise et se construit une identité et une culture propres. Perçue comme un instrument de libération individuelle et collective, la drogue y joue un rôle prépondérant, en étroite liaison avec les modes musicale, vestimentaire et comportementale.
Sexe, drogue et rock and roll:
C’est au début des années 1960 que le phénomène décolle vraiment. Aux États-Unis et bientôt en Angleterre, une petite poignée de curieux expérimentent une troublante molécule, née en 1943 des manipulations d’un chimiste suisse, Albert Hofmann. Puissant hallucinogène, l’acide lysergiquç diéthylamide ou LSD 25 a d’abord été utilisé pottr soigner les malades mentaux, et a même fait l’objet de tests militaires. Mais ce sont surtout ses capacités à « libérer l’esprit » et à faire « voyager » qui fascinent ses premiers amateurs, notamment l’écrivain britannique Aldous Huxley et un éminent professeur de philosophie de Harvard, Timothy Leary. À partir de 1965, le LSD se répand à San Francisco dans le quartier de Haight Ashbury, où se retrouvent les hippies. L’été 1967, c’est une gigantesque fête, le Summer of love, qui célèbre
pêle-mêle la révolution, l’amour libre et la drogue. Des groupes de rock s’y produisent, Janis Joplin,
Jimi Hendrix, les Byrds, Jefferson Airplane, et bien d’autres encore, tous adeptes de ces stupéfiants dont ils revendiquent l’usage jusque dans leurs chansons.
Reflétant des aspirations juvéniles qu’il contribue en même temps à attiser, le milieu musical participe activement à la diffusion de cette nouvelle « culture de la drogue » et touche un vaste public, celui des enfants de la classe moyenne blanche, qui s’enthousiasment pour le slogan frondeur « Sex, drugs and rock’n roll».
Fondé par Jim Morrison en 1965, le groupe des Doors emprunte ainsi son nom au roman d’Aldous Huxley consacré aux psychotropes : The Doors of Perception (1954).
D’autres, tel Grateful Dead, inventent l’acid rock. Le Royaume-Uni n’est pas en reste : son groupe le plus populaire, les Beatles, célèbre la drogue sur tous les tons, de Happiness is a Warm Gun à Lucy in the Sky with Diamonds, dont les initiales et les paroles font référence au LSD.
Forme nouvelle d’identité et de rébellion adolescentes, la musique pop devient un vivier d’usagers de drogues en même temps qu’une vitrine surexposée des sortilèges et des dangers de ces substances. En Jamaïque, les musiciens de reggae organisent un véritable culte autour de la ganja [marijuana], puis ce sont les punks qui, à partir de 1976, clament leur passion du speed, ou amphétamines, et de la cocaïne. À la fin des années 1980, le mouvement des rave parties promeut l’ecstasy, un dérivé des amphétamines qui permet aux jeunes ravers de danser des nuits entières au rythme hypnotique de la musique techno.
Et les produits n’en finissent pas de se diversifier ou de connaître des résurgences cycliques au gré des modes. Crack, un puissant dérivé de la cocaïne aux effets fortement addictifs, poppers, angel dust, spécial K… les tentations se multiplient, en même temps que les dangers.
Célébrées pour leurs pouvoirs hallucinogènes, désinhibants ou stimulants, les drogues participent aussi de la légende plus sombre du rock. Les Rolling Stones dans Sister Morphine, le Velvet Underground dans Heroin, les Stranglers dans Don’t Bring Harry, nombreux sont les groupes qui ont chanté l’enfer de la dépendance, et tout aussi pléthoriques, les musiciens qui, de Jimi Hendrix à Sid Vicious, le chanteur des Sex Pistols, ont payé de leur vie leur dangereux penchant.
Il est vrai qu’à partir des années 1970, les drogues récréatives et psychédéliques cèdent la place à des produits plus durs : un nouveau « cycle de l’héroïne » se développe en Occident, transformant les glorieux hippies d’hier en pathétiques junkies. Ces jeunes marginaux au teint blême, à la silhouette squelettique, aux membres criblés de traces de piqûres deviennent des figures banales de la misère urbaine contemporaine, se regroupant parfois dans des ghettos qui focalisent l’attention d’une opinion horrifiée. Souvent dealers ou prostitués pour pouvoir payer leur drogue, ils peuvent tomber dans un degré de déchéance extrême, quand ils ne sont pas victimes de l’overdose fatale.