La convention de vienne sur les substance psychotropes , 1971
Bientôt, les États-Unis qui jusqu’ici avaient freiné la mise en place d’une régulation sur les drogues de synthèse, comme on l’a vu, vont faire volte-face. Certains faits nouveaux (l’expérience de Haight- Ashbury district en 1967, notamment), expliquent-ils, les ont conduits à réviser leur position. Et lorsque les Nations Unies et l’OMS déclareront qu’une régulation sur les substances de synthèse est devenue indispensable, les États-Unis présenteront cette décision comme une victoire. Mais, simultanément, ils continuent d’insister sur certaines particularités des substances de synthèse, et tout spécialement leur utilité médicale qui les rendent, selon eux, inaptes à être traitées comme de simples items supplémentaires qui auraient à être annexés à la liste des stupéfiants définie par la convention unique de 1961.
Interdiction des drogues de synthèse
Il est vrai, sans doute, font-ils remarquer, qu’un certain nombre d’individus abusent des drogues de synthèse, lesquelles s’apparentent, par là, aux drogues traditionnelles. Mais il n’est pas moins vrai que ceux qui en font usage conformément aux prescriptions de leur médecin en tirent bénéfice. Et puis, étant donné leur caractère synthétique, de multiples dérivés de ces substances peuvent être produits. Un texte nouveau et différent est donc nécessaire. Et c’est ainsi qu’il existe aujourd’hui deux traités internationaux régulant l’usage des substances psychoactives : le traité sur les stupéfiants (1961) et le traité sur les psychotropes (1971). C’est la médecine et la chimie qui vont donc ici servir de caution pour contenir les intentions prohibitionnistes de certains États (de la Suède, en particulier) sans craindre, apparemment, de compliquer la législation internationale par un nouveau texte.
C’est Adolf Lande, un avocat autrichien, qui sera chargé de mettre sur pied une première version de cette nouvelle convention. Spécialiste de droit international, il a rédigé déjà le commentaire officiel de l’ONU sur la convention de 1961. Lande a, auparavant, défendu les intérêts des entreprises pharmaceutiques, puis ceux des États fabricants de produits de synthèse dans les conférences internationales. Il connaît le langage des experts et celui des affaires.
D’ailleurs, rédacteur du projet de convention, il provoque la surprise en intervenant lui-même en tant que membre de la délégation américaine et représentant des intérêts de l’industrie pharmaceutique.
Mais le plus insolite des membres de délégations était certainement le représentant d’une demi-douzaine podestats d’Amérique latine qui parlait un espagnol très approximatif et dont on fut surpris de constater qu’il défendait systématiquement les positions les plus modérées : la firme Roche avait aussi obtenu pour lui une délégation de la part de plusieurs États d’Amérique du Sud.
Lande prépare deux versions du texte qu’il veut soumettre au comité. L’une des versions est plus restrictive que l’autre, mais l’une comme l’autre le sont beaucoup moins que la convention de 1961 à l’égard des substances narcotiques traditionnelles.
La conférence au cours de laquelle doit être discuté le texte se tient à Vienne en janvier 1971. En plus des délégations de 75 pays, des représentants de l’Organisation mondiale de la santé, d’Interpol, des organisations non gouvernementales, des représentants de l’industrie pharmaceutique ont été conviés à participer aux débats. Les firmes pharmaceutiques ont perçu l’intérêt qu’elles avaient dans l’établissement d’un tel traité : il définira une sorte de palier pour le contrôle des produits psychoactifs qui ne devrait pas être dépassé par la suite.
Dès le début de la conférence, deux camps se dessinent nettement. D’un côté la Suède, l’Union soviétique et les pays producteurs de drogues traditionnelles sont favorables à un contrôle sévère calqué sur la convention unique signée dix ans plus tôt sur les stupéfiants. Ils insistent sur l’harmonisation nécessaire des législations pour des substances qui sont, sinon identiques, du moins similaires dans leurs effets. Ces pays ont, en provision, un certain nombre de propositions d’inspiration fortement prohibitionniste qu’ils comptent voir inscrites dans le traité final. Ils ont, en particulier, l’intention de demander une régulation sur les précurseurs (substances utilisées pour réaliser des synthèses clandestines de psychotropes).
De l’autre côté, les pays préparateurs de drogues de synthèse défendent des positions plus souples. La délégation américaine est venue pour défendre un traité « équilibré » qui ne lèse ni les intérêts du commerce, ni la liberté individuelle, ni l’avenir de la recherche.
Le congrès américain a d’ailleurs, la même année, avec The Comprehensive Drug Abuse Prevention and Control (1970), révisé la loi sur les drogues en incorporant de nouvelles substances, et notamment les amphétamines, dans les listes des produits contrôlés. Ces nouvelles dispositions restreignent les indications d’amphétamines à deux situations : Y Attention Deficit Hyperactivity Disorder (ADHD) et la narcolepsie. Cette révision n’a été obtenue qu’au terme de négociations difficiles avec les représentants de l’industrie pharmaceutique qui estiment qu’aucun nouveau produit ne doit être ajouté aux listes de prohibition existantes à moins que son caractère nocif ait été démontré clairement, au terme d’études contradictoires. Les États- Unis ne sont pourtant pas les plus antiprohibitionnistes. Un groupe plus déterminé encore, formé de l’Allemagne, de la Hollande, de la Belgique, de l’Autriche, de la Suisse et du Danemark tente, de son côté, d’assouplir ou de supprimer les régulations envisagées. Les quatre premiers de ces pays refuseront d’ailleurs de voter le document final.
Au terme de ces négociations, seules 32 substances de synthèse seront soumises au contrôle. Elles seront réparties en quatre tableaux. Les amphétamines figurent au tableau II, tableau des substances présentant un intérêt médical. Les précurseurs, que les pays Scandinaves souhaitaient inclure dans la liste des substances contrôlées, échappent à la régulation. On assure que ce dispositif doit, dans son ensemble, permettre de venir à bout du problème mondial de la drogue.
Mais, avant d’y venir, suivons le développement de la politique suédoise en matière de drogues. Nous allons voir qu’une idée initialement formulée dans le but d’éviter certains comportements, va devenir une partie intégrante de la culture d’une nation et dépasser par là les clivages politiques. Nous allons voir une idée politique devenir une notion culturelle. Et, alors que, comme nous l’avons remarqué plus haut, les amphétamines semblaient avoir trouvé avec la Scandinavie, pour des raisons tant climatiques que culturelles, un terrain propice à leur assimilation, nous allons voir se mettre en place un rejet radical de ces substances. La biopolitique va se trouver intégrée dans la culture au point que l’on pourrait presque parler d’une bioculture : culture d’un certain rapport au corps qui érige en modèle ce qui est considéré comme sain et naturel et réprouve ce qui le modifie artificiellement.
La société sans drogue
C’est en 1977, peu après l’arrivée du Parti libéral au pouvoir en Suède (les sociodémocrates avaient gouverné le pays pendant plus de quarante ans), que la politique sur la drogue va être durcie et que le principe d’une « société sans drogue », credo de Niels Bejerot, va être officiellement adopté. Un tel objectif — qui signifie qu’aucune drogue ne circule ni n’est consommée dans le pays – peut paraître irréaliste. Il va, en fait, s’avérer être un slogan efficace et fédérateur. Lors des élections suivantes, en 1982, les sociodémocrates reprendront à leur compte l’objectif de la « société sans drogue » mis en place par leurs adversaires politiques. Ils gagneront les élections. La question de la drogue va ainsi sortir du champ des oppositions politiques pour entrer dans le domaine du consensus : dépolitisation de la question de la drogue. L’objectif de « la société sans drogue » en vient à s’imposer comme un élément du patrimoine culturel suédois qui dépasse les divergences politiques.
L’association pour une société sans drogue, créée en 1969 par Niels Bejerot, a joué un rôle crucial dans cette transition. Elle a adopté très tôt des formes d’action combative. Pour assurer son indépendance, elle n’accepte aucun fonds gouvernemental. Son financement repose uniquement sur les contributions de ses membres. Elle compte aujourd’hui près de 20 000 membres dont la grande majorité se contente de verser la cotisation annuelle (sur environ 8 millions d’habitants). Comment une association qui défend une politique restrictive contre la drogue peut-elle avoir un tel nombre d’adhérents dans un pays qui a déjà une politique des plus restrictives en ces matières ? L’entrée de la Suède dans l’Union européenne n’est sans doute pas étrangère à cet apparent paradoxe. L’association a en effet présenté le projet d’intégration de la Suède dans l’Union européenne comme un danger pour la « société sans drogue ».
Ainsi, c’est pour jouer un rôle de lobby actif qu’elle continue à solliciter des cotisations de ses membres. L’organisation a pris pour cible non plus seulement la libéralisation, mais aussi la soft attitude, celle qui consiste à ne pas prêter une attention extrême au problème de la drogue. Elle est ainsi parvenue à rendre implicitement obligatoire, à tout politique en recherche de crédibilité, d’énoncer sa position sur le sujet des drogues. A défaut de quoi il est invariablement stigmatisé comme exagérément conciliant à l’égard d’un thème « d’une gravité extrême pour la société », et soupçonné de vouloir exposer cette dernière, à nouveau, aux sombres expériences des années 1965-1967.
Ainsi que le mentionne sans détour Per Johanson, un membre actif de l’association pour la société sans drogue : « Si vous voulez rester au pouvoir, en Suède, et a fortiori si vous voulez accéder au pouvoir, il est impossible de ne pas manifester votre dévouement à la cause de la société sans drogue. Ce serait votre mort politique instantanée. » Arthur Gould, un analyste anglais de la situation suédoise estime, de son côté que le discours prohibitionniste omniprésent est parvenu à introduire une dimension paranoïaque dans la mentalité suédoise sur la question des drogues. Ce qui n’était au départ, ajoute- t-il, qu’une idée de Niels Bejerot défendue par l’association qu’il avait lui-même créée, devint l’idéologie dominante et le dogme intangible du discours politique. Ce qui était une hypothèse sur un traitement possible de la question des drogues en est devenu le fondement irréfutable. Si bien que même les études de type académique qui adoptent un ton critique ou de simples réserves à l’égard du discours dominant, sont rapidement discréditées, considérées comme sournoisement favorables à l’ennemi intérieur le plus dangereux. Les questions de légalisation qui, dans d’autres pays, continue Gould, entrent dans le domaine du débat public, sont ici violemment attaquées. Les scientifiques qui tentent un discours argumenté sur la question, ou un simple rappel historique, se voient dénoncés par les associations militantes puis promptement condamnés par les autorités. Une culture du soupçon s’est installée autour de la notion d’une libéralisation des drogues.
Pour marginaliser une personne qui n’a pas suffisamment manifesté son enthousiasme pour cette grande cause nationale, il suffit de laisser entendre qu’elle est « libérale en matière de drogue »,
remarque encore Arthur Gould. L’ensemble des activités de l’association a permis de donner à cette notion une valeur si péjorative que la crainte de s’y voir associé est devenue la hantise de tout politicien. Chacun d’eux s’efforce de ne pas mettre en péril sa carrière par des erreurs aussi élémentaires. Ainsi se crée une catégorie politique qui fonctionnera comme système d’exclusion de ceux dont les condamnations sont insuffisamment explicites sur le sujet.
La dépolitisation du thème de la drogue n’était donc qu’une étape dans un processus qui dessinait les traits d’un nouveau conformisme politique et qui est parvenu à instiller chez chacun de ceux qui seraient insuffisamment motivés pour défendre la cause de la « société sans drogue », un sentiment de honte. John Stuart Mill, qui remarquait que la honte est le premier des sentiments politiques, n’aurait sans doute pas manqué de trouver là une éclatante illustration de ses thèses.
Ainsi, le « débat européen » au sujet de la décriminalisation des drogues, a fortiori de leur légalisation, et le débat sur la réduction des risques sont regardés comme presque aussi dangereux que les drogues elles-mêmes. C’est pourquoi, au moment du référendum sur l’entrée de la Suède dans l’Union européenne, la question de la drogue fut un des thèmes favoris de ceux qui étaient hostiles à cette intégration : l’adhésion à l’Union pouvait signifier que la Suède allait devoir, à terme, harmoniser sa politique avec celle de pays plus libéraux sur la question.