L’encapsulation des médicaments
L’adressage de molécules thérapeutiques vers l’organe, le tissu ou la cellule malade constitue aujourd’hui un défi majeur. Dès le début du siècle, le savant Paul Ehrlich rêvait déjà du magic bullet susceptible d’acheminer un médicament de manière spécifique vers son site d’action. Le rêve de Paul Ehrlich est aujourd’hui plus proche de la réalité grâce au développement des nanotechnologies qui ont permis de proposer le concept de vectorisation des médicaments.
De nombreux principes actifs présentent, en effet, des caractéristiques physicochimiques (hydrophilie, poids moléculaire, etc.) peu favorables au passage des barrières biologiques qui séparent le site d’administration du site d’action. D’autres molécules actives se heurtent aussi à des barrières enzymatiques entraînant leurs dégradation et métabolisation rapides. D’une manière générale, il faut noter que les barrières à traverser sont des systèmes très complexes faisant intervenir plusieurs éléments (épithélium, endothélium, membrane cellulaire) et plusieurs composantes (barrières mécaniques et physicochimiques et barrières enzymatiques). L’obtention de concentrations thérapeutiques au niveau du site d’action ne peut donc se faire qu’au détriment d’une importante déperdition de médicament vers d’autres tissus ou cellules, ce qui entraîne des effets toxiques importants et parfois rédhibitoires.
D’autre part, le développement des biotechnologies a donné accès en grande quantité, à des protéines recombinantes et à des gènes clonés. Parallèlement, les progrès de la chimie organique sur support fournissent des oligopeptides et des oligonucléotides. Ces molécules sont, sans doute, à la base des médicaments de demain : très sélectifs au niveau moléculaire, ils conduisent à des métabolites endogènes, c’est-à-dire non toxiques. Cependant, les caractéristiques physicochimiques et biomimétiques de ces molécules aboutissent à les rendre très difficiles à administrer. Elles sont, en effet, toujours mal absorbées (aux niveaux cellulaire et tissulaire) et souvent très rapidement dégradées et métabolisées et incapables d’atteindre leur cible au niveau tissulaire ou cellulaire. C’est l’une des principales limites au développement de ces molécules comme médicaments.
C’est pour toutes ces raisons que le développement de vecteurs de médicaments a pris un essor considérable au cours des dernières années. S’appuyant sur de nouveaux concepts physicochimiques, la recherche galénique a permis d’imaginer des systèmes submicroniques d’administration capables : (I) de protéger la molécule active de la dégradation et (II) d’en contrôler la libération dans le temps et dans l’espace. Cette contribution fait le point des recherches dans ce domaine en montrant l’extraordinaire potentiel de ces nouveaux systèmes d’administration et leur rôle dans la découverte de nouveaux médicaments. On traitera principalement de la voie intravasculaire.
Les vecteurs à tropisme hépatosplénique:
Destinés à être administrés par voie intravasculaire, les vecteurs de médicaments relèvent des nanotechnologies. Celles-ci sont généralement obtenues par des procédés de type top-down (réduction de taille en partant d’un objet de taille supérieure ou miniaturisation) ou bottom-up (assemblage d’objets infiniment petits, atomes ou molécules). Les vecteurs de médicaments relèvent souvent de la deuxième approche en mettant à profit les concepts fondamentaux de la physicochimie pour construire des édifices supramoléculaires (organisés ou non). Pratiquement, la taille de vecteurs destinés à être administrés dans le torrent circulatoire doit être largement inférieure au micron afin d’éviter tout phénomène thrombo-embolique.
Les liposomes sont des systèmes vésiculaires, biocompatibles et biodégradables composés d’une (liposomes unilamellaires) ou de plusieurs bicouches (liposomes multilamellaires) de phospholipides organisés en phase lamellaire et délimitait un ou plusieurs compartiments aqueux. Des principe^ actifs hydrophiles peuvent être encapsulés dans la phase aqueuse tandis que les molécules lipophiles se localisent dans la (les) bicouche(s). Les nanoparticules sont des systèmes colloïdaux dont la structure est généralement constituée de polymères, de préférence biodégradables. Les nanoparticules peuvent être de type matriciel (nanosphères) ; dans ce cas, le principe actif peut être dispersé ou dissous dans la matrice polymère et être libéré par simple diffusion ou à la suite de la biodégradation du polymère dans l’organisme. Les nanoparticules peuvent aussi être de type réservoir (nanocapsules) ; dans ce cas, elles sont constituées d’un noyau central généralement liquide entouré par une mince paroi polymère dont l’épaisseur ne dépasse pas quelques nanomètres.
Très récemment, des nanosystèmes bicompartimen- taux ont même pu être synthétisés: ils sont constitués d’un compartiment lipidique formé principalement de triglycérides et de stéarylamine stabilisés par une monocouche de phospholipides et d’un compartiment aqueux délimité par une bicouche phospholipidique. Ils ouvrent des perspectives nouvelles pour le transport simultané de molécules hydrophiles et lipophiles et pourraient servir pour la conception de vecteurs « Janus » (c’est-à-dire des systèmes dont la surface n’est pas homogène).
Lorsqu’ils sont administrés par voie intraveineuse, les nanoparticules comme les liposomes interagissent fortement avec les protéines plasmatiques en raison de la très grande surface spécifique qu’ils développent (plusieurs dizaines de m2 par g.). Celle-ci favorise la création d’interactions hydrophobes fortes entre la surface du vecteur et des opsonines (IgG, éléments du complément, fibronectine, etc.) qui sont reconnues par des récepteurs spécifiques localisés au niveau des macrophages du Système des phagocytes mononucléés (SPM) (foie, rate, moelle). Les vecteurs colloïdaux décorés d’opsonines sont donc captés principalement par les cellules de Kupffer du foie et les macrophages de la zone marginale de la rate dont les récepteurs reconnaissent spécifiquement les fragments Fc des IgG, le fragment C3bi du complément ou la fibronectine. Après avoir interagi avec le récepteur macrophagique, les vecteurs sont intemalisés par la voie de l’endocytose et ils finiront dans des phagolysosomes où ils pourront éventuellement être dégradés par les enzymes lysosomiales. Cette distribution hépatosplénique est également favorisée par la structure histologique de l’endothélium vasculaire qui, au niveau de ces tissus, a un caractère discontinu autorisant le passage des colloïdes. La distribution tissulaire (hépatosplénique) et intracellulaire (lysosomotropisme) de ces vecteurs de première génération a été mise à profit pour vectoriser des molécules d’intérêt thérapeutique au niveau de ces sites biologiques et traiter ainsi différentes pathologies.
Le domaine du cancer a en particulier fait l’objet de nombreux travaux. Ainsi, par exemple, le tropisme hépatique des vecteurs de première génération a été mis à profit pour traiter les métastases hépatiques. Dans ce cas, il s’agit d’un ciblage indirect puisque le médicament anticancéreux est livré aux cellules de Kupffer du foie qui jouent ainsi le rôle de réservoir de médicament. Le principe actif peut alors diffuser dans l’ensemble du tissu et notamment vers les cellules néoplasiques. La distribution hépato-splénique des vecteurs de première génération permet aussi, dans certains cas, de réduire la toxicité de médicaments en les détournant de leur cible toxicologique. Ainsi, la toxicité cardiaque de la doxorubicine a pu être réduite après encapsulation dans des liposomes ou des nanoparticules. De la même manière, la toxicité rénale de l’amphothéricine B est fortement diminuée après son administration à des patients sous la forme de liposomes. Des spécialités issues de ces concepts ont été mises récemment sur le marché comme l’Ambisome ou la Daunosome.
Le traitement des infections intracellulaires a également fait l’objet de travaux particulièrement prometteurs. En effet, lorsqu’elles se trouvent dans le compartiment sanguin, les bactéries sont également opsonisées et captées par les macrophages du MPS. Dans certaines situations (immunodépression, maladies opportunistes, etc.), les lysosomes de ces macrophages constituent des sanctuaires pour la multiplication des bactéries intracellulaires. Beaucoup d’antibiotiques sont peu actifs sur ces germes à localisation intracellulaire car ils diffusent mal à l’intérieur de la cellule, où ils n’atteignent pas les comparliments intracellulaires infectés (endosomes/lysosomes). Les localisations tissulaire (foie, rate), cellulaire (macrophages) et subcellulaire (endosomes/lysosomes) des vecteurs de première génération en font donc une navette de tout premier choix pour le transport efficace d’antibiotiques au niveau des cellules infectées. Des résultats spectaculaires ont d’ailleurs été obtenus sur des modèles d’infection expérimentale tant avec les liposomes qu’avec les nanoparticules. Ainsi, dans un modèle d’infection expérimentale à Salmonella typhimurium, il a été montré qu’un antibiotique vectorisé par des nanoparticules biodégradables de polyalkylcyanoacrylate était cent fois plus efficace que lorsqu’il était administré sous une forme pharmaceutique conventionnelle.
Les vecteurs de deuxième génération ou le concept de résidence vasculaire prolongée:
Comme il a été expliqué plus haut, l’accumulation principalement hépatique des vecteurs de première génération peut constituer un avantage pour améliorer le traitement de certaines affections localisées au niveau de ce tissu (cas des métastases hépatiques ou des infections intracellulaires). Toutefois, dans de nombreux cas, cette distribution particulière peut constituer un inconvénient. Il est tout à fait remarquable que ce verrou technologique ait pu être contourné grâce à l’application du concept physicochimique de la « répulsion stérique » développé par l’équipe de De Gennes dès le début des années 1990. Le recouvrement des vecteurs par des polymères hydrophiles et flexibles comme les polyéthylèneglycols empêche les protéines, en particulier les opsonines, de s’adsorber à leur surface.
De très nombreux travaux ont alors été entrepris afin d’insérer dans la bicouche des liposomes, des phospholipides (comme la phosphatidyléthanolamine) couplés au polyéthylèneglycol (PEG). Après administration intraveineuse, ces liposomes « peggylés » se caractérisent par un temps de demi-vie plasmatique prolongé et une capture hépatique réduite. Le caractère « furtif » (absence de reconnaissance par le MPS) est d’autant plus prononcé que les liposomes sont de faible taille (c’est-à-dire avec un rayon de courbure important).
Il a été montré que la durée de la résidence vasculaire dépendait à la fois de la longueur des chaînes de PEG (un poids moléculaire de 2000 semble être une valeur limite en deçà de laquelle l’effet de répulsion stérique ne joue plus) et de leur densité à la surface des liposomes. Des approches similaires ont été effectuées avec les nanoparticules, en y greffant, comme dans le cas des liposomes, des chaînes de PEG. Les particules ainsi « peggylées » ne sont plus reconnues par les macrophages du SPM et elles résident plus longtemps dans la circulation générale.
Ces vecteurs « furtifs », à rémanence vasculaire pro-longée, peuvent ainsi atteindre des tumeurs ou des foyers infectieux localisés hors du SPM en raison de la perméabilité accrue de l’endothélium vasculaire de ces tissus. Cet effet de perméabilité et de rétention tissulaire permet donc le ciblage de tumeurs localisées hors du territoire hépato-splénique. L’adressage tumoral de liposomes recouverts de PEG a, d’ailleurs, été démontré sur des modèles de tumeurs expérimentales grâce à l’utilisation de sondes de fluorescence.
Un autre domaine d’application thérapeutique a été abordé récemment avec des nanoparticules préparées à l’aide d’un copolymère « peggylé » (polyéthylèneglycol-cohexadécyl cyanoacrylate). Ces nanosystèmes sont capables de pénétrer dans le parenchyme cérébral d’animaux de laboratoire atteints d’une encéphalomyélite allergique expérimentale (EAE), ce qui n’est pas possible avec des animaux sains dont la barrière hémato-encéphalique est moins perméable.
Ces vecteurs « furtifs » de deuxième génération ont montré une efficacité remarquable dans le traitement de tumeurs expérimentales, ce qui a d’ailleurs abouti récemment à la mise sur le marché du Doxil (liposomes « peggylés » chargés en doxorubicine).
Les vecteurs de troisième génération ou l’utilisation de ligands à reconnaissance moléculaire:
Lorsque les vecteurs de deuxième génération sont décorés de ligands (anticorps, peptides, sucres, acide folique), ils sont alors capables de reconnaître de manière sélective des antigènes ou des récepteurs qui sont hyper- exprimés à la surface des cellules cibles (cellules cancéreuses, cellules infectées, etc.)- La conception de ces vecteurs de troisième génération nécessite la construction d’édifices supramoléculaires composés : (I) d’un cœur biodégradable (phospholipides ou polymères), (II) d’une couche de polymères hydrophiles et flexibles (PEG) pour éviter la reconnaissance hépato-splénique et (III) d’un ligand de reconnaissance membranaire à l’extrémité de certaines chaînes de PEG .
Le couplage chimique d’un ligand à la surface d’un vecteur particulaire est, toutefois, une opération délicate qui peut parfois altérer les capacités de reconnaissance moléculaire avec le récepteur en raison de l’encombrement stérique dû à la particule. Dans d’autres cas, certains groupements chimiques indispensables à l’adressage du ligand ont été masqués ou ils sont impliqués dans la fixation au vecteur. Un autre point important concerne le choix judicieux de la cible biologique (récepteur ou antigène). Celle-ci doit :
— être présente à la surface des cellules pour permettre leur reconnaissance ;
— être intemalisée dès qu’elle a été reconnue par son ligand afin de permettre la libération du principe actif associé au vecteur à l’intérieur de la cellule (et non à l’extérieur).
L’internalisation cellulaire se fait généralement par la voie de l’endocytose, le vecteur étant alors localisé au niveau des lysosomes ou du cytoplasme cellulaire en fonction du trafic intracellulaire suivi par le ligand.
Concrètement, cette stratégie a abouti, par exemple, à coupler à la surface de liposomes « peggylés » un anticorps monoclonal (anticorps 34A) reconnaissant des glycoprotéines de surface exprimées au niveau luminal de l’endothélium vasculaire pulmonaire. Lorsque ces liposomes sont chargés d’amphothéricine B, ils sont très actifs dans les aspergilloses pulmonaires expérimentales16. Une autre construction a consisté à conjuguer le fragment Fab’ d’un anticorps orienté contre le protooncogène HER2 à l’extrémité des chaînes PEG de liposomes chargés en doxorubicine. Ces liposomes adressés ont fait la preuve de leur remarquable efficacité dans des cancers expérimentaux consistant en des xénogreffes, chez la souris nude, de cellules du sein humaines hyper- exprimant l’antigène HER217.
Comme le récepteur de l’acide folique est exprimé de manière très sélective à la surface de certaines cellules cancéreuses (carcinomes ovariens), l’acide folique a aussi été utilisé comme ligand de reconnaissance et couplé à la surface de nanoparticules via des chaînes de PEG. Il a été montré que ce vecteur était capable de reconnaître son récepteur in vitro avec une très grande affinité18. Cette stratégie présente un double avantage : l’acide folique est une petite molécule (contrairement aux anticorps) qui n’induit pas d’encombrement excessif à la surface du vecteur et ne masque pas l’effet de répulsion des opsonines par les chaînes de PEG. D’autre part, le complexe acide folique/récepteur de l’acide folique est internalisé par endocytose dès qu’il est formé ; dans les endosomes, le ligand est libéré dans le cytoplasme cellulaire pour permettre le recyclage du récepteur à la surface de la membrane cellulaire. Cette stratégie ouvre des perspectives particulièrement intéressantes pour la délivrance cytoplasmique des acides nucléiques et de leurs dérivés.
Les recherches menées à l’interface de la physique, de la chimie et de la biologie ont abouti à concevoir des systèmes galéniques submicroscopiques capables de transporter des molécules biologiquement actives au plus près de leur cible (tissulaire, cellulaire ou même moléculaire). Bien que futuristes, ces avancées ont dépassé le stade de la simple curiosité de laboratoire puisqu’elles ont déjà donné lieu à la mise sur le marché de nouveaux médicaments pour le traitement de cancers et de certaines maladies infectieuses.
Vidéo : L’encapsulation des médicaments
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