Interprétation psychobiologique des effets des amphétamines
Nous avons donc ici manifestement un cas dans lequel la médecine a précédé la science. Certes, la molécule est une invention de la chimie mais, on l’a bien vu avec Edeleano qui la synthétise sans en voir les propriétés physiologiques, la chimie ne fournit pas à elle seule la clé des interactions que la molécule peut avoir avec l’organisme humain. Une fois ces propriétés convenablement décrites par Gordon Ailes, la médecine s’empare du produit, mais sans que la biologie ait, de son côté, fourni une quelconque interprétation de ces propriétés. C’est en toute ignorance des effets biologiques de la substance que les médecins la prescrivent dans un premier temps. Et, ainsi, c’est la médecine qui va attirer l’attention de la science sur cette molécule. Sans les descriptions enthousiastes que les médecins font de ses effets, il n’est pas certain que la biologie se serait affairée à élucider le mécanisme par lequel la molécule les produit.
Les questions, donc, que la médecine lègue à la biologie sont les suivantes : d’où viennent les étranges pouvoirs de la molécule d’amphétamine ? Comment les expliquer ? Ces pouvoirs eux-mêmes, quelle marge de variation admettent-ils selon les individus ? Et sont- ils aussi sensibles dans d’autres espèces, proches ou lointaines de l’homme au point de vue évolutif? Quelle est la part qui doit réellement être attribuée à la substance et celle qui revient à l’état dans lequel se trouve l’individu qui la consomme ? L’énergie que communique la substance, qui constitue proprement son effet stimulant, peut-elle être décrite dans les termes d’une activation de structures cérébrales particulières ?
En fait, l’interprétation biologique des pouvoirs de la molécule d’amphétamine viendra en dernier. Aujourd’hui encore, on ne dispose pas d’une image parfaitement nette, d’une explication entièrement limpide et exempte de toute controverse du mécanisme d’action des amphétamines (on comprend assez bien l’effet de stimulation immédiat, mais beaucoup moins bien l’effet addictif).
Deux niveaux d’explication sont à distinguer. Un premier niveau d’explication est moléculaire et cellulaire. Il s’agit de savoir comment la molécule d’amphétamine elle-même interagit avec cette unité élémentaire du vivant qu’est la cellule (et, plus spécifiquement ici, bien sûr, la cellule nerveuse). Un second niveau d’explication est cérébral. Il s’agit de savoir dans quelles régions du cerveau humain sont localisées les cellules nerveuses sur lesquelles l’amphétamine exerce son action et s’il est possible de rendre compte des modifications produites dans la pensée par des modifications exercées sur la physiologie de ces cellules. En d’autres termes, il s’agit de savoir quels sont les décors neuronaux que la molécule psychotrope vient illuminer par les propriétés d’interaction avec la cellule nerveuse qui ont été repérées au premier niveau d’explication.
Ces questions sont posées à l’intérieur d’un cadre théorique qui fixe le genre de réponse qu’on s’attend à leur trouver. Tout ce qui est nommé conscience, esprit, âme (ou quel que soit le terme qu’on adopte pour désigner l’élément qui constitue la condition de possibilité de la pensée), y est considéré comme le résultat de l’activité coordonnée de cellules localisées dans le cerveau humain.
Dans ce cadre théorique, la réponse à la question « qu’est-ce que la pensée d’un individu à un instant donné ? » se formule de la façon suivante : c’est l’ensemble de toutes les décharges de neurotransmetteurs qui se produisent dans l’espace de son cerveau. En d’autres termes, et pour paraphraser Pierre Simon Laplace, celui qui serait capable de donner la liste instantanée des décharges neuronales se produisant dans le crâne d’un individu, à supposer qu’il soit d’une intelligence suffisamment vaste pour transformer toutes ces données en équivalent de pensée, serait aussi capable de dire précisément ce que pense la personne. Il pourrait dire en quoi l’esprit et la matière sont une seule et même chose vues de deux manières différentes.
C’est donc sur le modèle d’un « homme neuronal », résolument réductionniste, que s’appuient ces explications. Depuis les présentations que Jean-Pierre Changeux a pu faire de ces notions dans L’homme neuronal en 1983, d’autres présentations du même genre sont venues renchérir sur le même thème. Ainsi, par exemple, Joseph Le Doux dans son livre Synaptic Self, en 2002, a proposé la notion d’un « Soi synaptique » dans lequel le « Moi » d’un individu est défini par l’ensemble des activités électrochimiques se déroulant dans ses synapses. Précisons un peu ce en quoi consiste ce modèle de l’organisation neuronale.
L’information nerveuse élémentaire est une simple impulsion électrique. Mais le neurone possède une originalité supplémentaire par rapport à un dispositif électrique. L’information qui circule dans le neurone sous forme d’influx nerveux est, lorsqu’elle parvient à l’extrémité de la cellule nerveuse, à l’origine d’une décharge chimique. Des molécules d’un type particulier sont libérées et transmettent l’impulsion à la cellule la plus proche (ils sont pour cette raison appelés neurotransmetteurs). Ainsi, l’information portée par un neurone sous forme d’impulsion électrique sera communiquée à un autre neurone mais, entre les deux impulsions électriques, le circuit est interrompu. L’impulsion électrique est convertie en signal chimique, lequel est ensuite, à son tour, converti en impulsion électrique. Cette double conversion, de l’électrique vers le chimique puis du chimique vers l’électrique, fait qu’un réseau de neurones n’est pas un simple réseau électrique mais s’apparente à un dispositif électrico-chimique. Si on oblitérait entièrement le passage de l’information d’un neurone à l’autre, assuré par des neurotransmetteurs, on arrêterait vraisemblablement toute pensée. A l’inverse, un accroissement de la concentration en neurotransmetteur entraîne une activation de la pensée.
Pour un psychotrope donné, on peut donc d’abord se poser la question de savoir avec quel récepteur il interagit. On a longtemps pensé que la molécule d’amphétamine interagissait avec le récepteur qui assure la recapture de la dopamine (la dopamine est un neurotransmetteur) et entraînait ainsi une augmentation de la concentration en dopamine dans les synapses. C’est le mécanisme d’action de l’amphétamine qui est proposé par Lester Grinspoon et Peter Hed- blom dans leur livre The Speed Culture. Amphetamine Use and Abuse in America en 1975. Le livre de Leslie Iversen, publié trente années plus tard, suggère un mécanisme un peu différent, un peu plus complexe : la molécule d’amphétamine interagirait bien avec des récepteurs impliqués dans la recapture de la dopamine. Mais, plutôt que de diminuer l’activité de ces récepteurs, elle les utiliserait pour entrer dans le neurone et agirait ensuite sur les vésicules contenant le neurotransmetteur en favorisant l’excrétion de ce dernier. Mais quel que soit le mécanisme détaillé de l’action de la molécule dans l’espace cérébral, il en résulte une augmentation de la concentration en dopamine au niveau des synapses des neurones à dopamine. On trouvera, sur ce point, davantage d’explications et d’éclaircissement dans le livre de Leslie Iversen, Speed, Ecstasy, Ritalin.
Comment relier ce phénomène élémentaire avec la pensée au sens phénoménologique du terme, c’est-à-dire avec la pensée telle que nous l’éprouvons lorsque nous pensons ? A cette question, la neurobiologie contemporaine ne fournit pas de réponse complète. Seules quelques corrélations ont pu être trouvées. Car même si l’action d’une molécule psychotrope sur une cellule nerveuse isolée est à peu près bien comprise, son action sur l’ensemble du cerveau requiert le passage à un autre niveau d’explication qui englobe l’activité du cerveau dans son ensemble.
Pour passer du niveau cellulaire au niveau cérébral, il faut d’abord tenir compte d’un facteur numérique : le nombre de neurones qui composent un cerveau humain est estimé à environ 100 milliards par les biologistes, soit à peu près autant que le nombre d’êtres humains qui ont existé sur Terre depuis que l’espèce humaine y existe, d’après l’estimation qu’en font les anthropologues. En d’autres termes, comprendre le lien qui existe entre un neurone et la pensée tout entière est un problème du même ordre que celui de comprendre ce qu’est l’humanité dans toutes les formes de ses manifestations à partir d’un unique être humain.
Il y a donc, d’abord, un problème numérique. Mais ce n’est pas le seul. Car il faut ensuite tenir compte du fait que ces quelque 100 milliards de cellules sont organisées en structures coordonnées. Ces structures sont des groupes de neurones localisés et cohérents qui paraissent avoir une fonction cérébrale particulière. Certaines de ces structures cérébrales jouent-elles un rôle particulier dans les effets que peuvent avoir telle ou telle substance psychotrope ?
C’est à cette question que les expériences de James Olds sont venues fournir une première série de réponses en 1954. Olds introduit de très fines électrodes, capables de déclencher des stimulations intracérébrales localisées, dans le cerveau d’un rat et montre qu’il existe une région du cerveau qui, lorsqu’elle est stimulée par cette méthode, paraît produire des effets positifs à en juger par le comportement de l’animal qui cherche à réitérer le même type d’expérience avec avidité.
C’est par hasard que James Olds a fait cette découverte avec son collègue Neal Miller : « Dans nos premiers tests, l’électrode n’atteignait pas toujours la région à laquelle nous la destinions. Notre manque d’habileté fut notre chance. Chez l’un des animaux l’électrode, au lieu d’atteindre le système réticulaire toucha un réseau nerveux issu du rhinencéphale. Ce qui nous conduisit à une découverte inattendue. »’ Et ils présentent ensuite la structure de cette région cérébrale à laquelle ils donneront plus tard le nom de « centre de la récompense » (reward center). Si on met à la disposition du rat un appareil qui lui permet de déclencher lui-même une stimulation électrique dans cette région, on voit bientôt l’animal jouer avec frénésie à actionner le mécanisme. Ce n’est pas là une forme animalière de masochisme, car si l’électrode est placée en tout autre endroit du cerveau jamais le rat n’actionne de lui-même le mécanisme. Par la suite, Olds réalisera une cartographie précise des régions cérébrales qui, lorsqu’elles sont ainsi stimulées, produisent un effet qui s’apparente à du plaisir (le reward center sera aussi nommé, parfois pleasure center). Les régions en question font partie de ce que les biologistes nomment le « système limbique », partie du cerveau qui est plus spécialement impliquée dans la production des émotions. Elles comprennent un ensemble nommé « aire tegmentale ventrale » qui comprend lui- même plusieurs structures cérébrales connues pour être impliquées dans les émotions (septum singulé, amygdale, nucleus accumbens) et qui se trouvent correspondre à des régions dans lesquelles abondent particulièrement des neurones qui ont un type particulier de neurotransmetteurs : la dopamine.
Ces expériences ont immédiatement suggéré que les routes du plaisir neuronal coïncidaient avec l’activation de ces structures. Là se situerait le centre des sensations subjectives de plaisir : la vue d’un objet, lorsqu’elle déclencherait l’activation de cette région, provoquerait une sensation de plaisir qui, en retour, nous le ferait qualifier précisément de « beau ». L’audition d’une musique, lorsqu’elle activerait cette région provoquerait la sensation de plaisir qui nous la fait qualifier de « belle », etc. Et la même chose serait vraie pour les sensations gustatives, olfactives ou tactiles agréables. Le plaisir aurait un centre névralgique, identifiable, localisable, repérable, neuronal. Ce centre du plaisir est d’ailleurs étroitement associé à des centres d’importance vitale : l’activité de recherche de nourriture, de boisson ou de partenaires sexuels sont liés ainsi à l’activation de cette région cérébrale.
Les biologistes montreront, dans les années qui suivent, que la stimulation qu’induisent les amphétamines (comme de tous les psychotropes) consiste en une activation chimique de ce centre de la récompense ou du plaisir identifié par Olds. L’activation se fait, dans ce cas, par le biais de la fixation de molécules d’amphétamines sur les récepteurs neuronaux des neurones qui se trouvent dans cette région. Cette fixation entraîne une production locale de neurotransmetteurs (la dopamine principalement), lesquels, à leur tour, activent le circuit dit du plaisir. Et le résultat global de cet ensemble d’actions, apprécié au point de vue subjectif de celui qui a absorbé la substance, est qu’une soudaine euphorie s’empare de ses pensées, qu’un travail qui paraissait ennuyeux ou pénible se présente comme intéressant et facile, qu’on éprouve un sentiment de force, de plaisir, etc..
Certains parleront d’une psychopharmacologie du système limbique. Les fondements de l’euphorie, si régulièrement décrits par les utilisateurs d’amphétamines, semblent ainsi pouvoir être ramenés à une série d’actions chimiques se déroulant dans des régions limitées de l’espace cérébral. Plus tard (2003), des travaux d’imagerie cérébrale viendront confirmer cette hypothèse : « Nous sommes parvenus à corréler les changements de concentration endogène en dopamine consécutifs à l’absorption d’amphétamine, avec la réponse hédonique qui lui est généralement associée chez des sujets humains expliquera ainsi Wayne Drevets en 2003. »’
La théorie d’Abraham Myerson, qui voyait dans l’action thérapeutique des amphétamines, on s’en souvient, une correction de l’« anhédonie » dont souffraient certains patients, se trouve ainsi renforcée. Il existe bien un lien entre l’action du produit et le plaisir éprouvé par la personne dans ses propres actions. Ainsi, le concept de reward center donnait une consistance biologique à une notion d’abord née sur le terrain de la clinique et qui était demeurée difficile à formaliser en lui apportant la caution d’une sorte d’hédonisme cérébral.
Et cet hédonisme chimique va être, on va le voir, mis à profit aussi dans un autre contexte, chez d’autres patients : les enfants. Car, de façon apparemment toute paradoxale, ces stimulateurs du plaisir que sont les amphétamines’ peuvent aussi rendre les enfants plus sages.
Vidéo : Interprétation psychobiologique des effets des amphétamines
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Interprétation psychobiologique des effets des amphétamines