II a pas de drogues dures ni de drogues douces, il y a que La drogue
C’est une affirmation que l’on entend souvent. Pourtant, « La drogue » n’est qu’un terme générique qui désigne dans ie langage populaire des substances très diverses, le plus souvent interdites par la loi, et que l’on suppose générer une dépendance physique ou psychologique. Par extension, on appelle ainsi d’autres substances, licites, aptes à induire également une dépendance : le tabac et l’alcool peuvent entrer dans la catégorie des drogues. Enfin, ce mot s’applique aussi à des comportements n’impliquant pas de consommation de produit, mais une habitude ou une dépendance (le jeu, la télévision, Internet…) qui peuvent être tout aussi néfastes socialement que les drogues proprement dites. Le mot « drogue » n’a donc pas un sens très précis.
Pour ce qui concerne les substances psychoactives, il faut toujours parler de drogues au pluriel. On peut alors les classer de plusieurs façons, selon leur effet, leur dangerosité, leur origine naturelle ou artificielle, leur statut légal.
Habituellement, on regroupe les drogues à partir de leurs effets sur le système nerveux central, c’est-à-dire le cerveau. On distingue alors les drogues sédatives, qui calment, les drogues stimulantes qui provoquent de l’excitation, et les drogues perturbatrices, qui génèrent des hallucinations. Le tableau suivant permet de mieux se repérer dans ces différents produits.
Il faut souligner que les effets varient selon les produits, les doses, les sensibilités individuelles, les circonstances de consommation, et les attentes des utilisateurs : par exemple l’alcool, mais aussi l’héroïne, peuvent avoir à certains moments et à certaines doses un effet sédatif, à d’autres un effet stimulant.
Il faut noter aussi que le mot « drogue », qui renvoie essentiellement aux produits illicites, comporte en lui-même une forte connotation négative. C’est pourquoi les professionnels utilisent souvent d’autres dénominations pour désigner ces produits comme « substances modificatrices d’états de conscience » et plus récemment « substances psychoactives ».
Les drogues douces ne sont pas moins dangereuses que les drogues dures
Le problème ne peut pas être posé de cette façon. Parler de drogues douces et dures peut laisser penser que certaines seraient très dangereuses et d’autres inoffensives. À l’époque où cette différenciation a été mise en avant, on opposait des drogues susceptibles de produire une dépendance physique majeure et des overdoses1 à celles qui ne provoquaient a priori qu’une éventuelle dépendance psychique et pas d’overdose, essentiellement le cannabis. Dans les représentations populaires, et souvent celles des usagers, le risque d’overdose prime sur tous les autres parce que c’est le plus « spectaculaire ». La politique de libéralisation de l’accès au cannabis aux Pays-Bas repose d’ailleurs sur la volonté de séparer ces deux marchés, et d’éviter que les consommateurs de drogues « moins dangereuses » ne soient confrontés à des revendeurs de drogues réputées plus toxiques.
Or il s’avère que la dangerosité des drogues ne tient que pour une part au produit, et pour une autre aux circonstances et contextes de son utilisation. Le cannabis consommé plusieurs fois par jour pose assurément problème à son utilisateur, même si le risque encouru est davantage celui d’une moins bonne réussite sociale et/ou de problèmes de santé à moyen terme, que celui d’une overdose. Certaines formes de consommation en majorent aussi les effets, comme l’utilisation du « bang », sorte de pipe à eau. Par ailleurs, le dosage en THC (tétrahydrocannabinol, l’un des principes actifs du cannabis) varie, et tend ces dernières années à augmenter considérablement, à tel point que l’adjectif « doux » n’est assurément plus approprié pour un certain nombre de variétés de cannabis.
Les drogues ne sont donc pas tant dures ou douces en elles-mêmes, mais on constate qu’au-delà de la toxicité de certaines, il y a des usages durs et des usages doux des mêmes substances : l’alcool peut être un facteur de lien social lorsqu’il est consommé modérément dans la convivialité, mais devenir un poison redoutable, facteur de désordres sociaux et d’altérations graves de la santé dès lors que sa consommation s’installe durablement et à des doses supérieures à ce que l’organisme peut supporter sans dommage. C’est ce que disait déjà Paracelse, par ailleurs débauché notoire, au xvie siècle : « Tout est poison, rien n’est poison, tout est dans la dose. »
Les produits naturels ne sont pas moins toxiques que les drogues synthétiques
Voilà une croyance écologique qui nous vient tout droit du mouvement hippie! Socrate buvant la ciguë1 aurait-il souscrit à cette proposition? Non, les drogues naturelles ne sont pas moins dangereuses que les drogues synthétiques. On voit se développer de nos jours un engouement particulier pour des substances naturelies, comme l’ayahuasca, la sauge divinatoire (Sa/via divinorum), les champignons hallucinogènes, le datura, la « rose des bois » (Argyreia nervosa), souvent des substances hallucinogènes qui bénéficient d’une raréfaction (transitoire ?) du LSD, et d’une aura de mysticisme et de substances réservées à une élite de connaisseurs. Elles sont également perçues comme étant moins nocives que d’autres substances dont la composition réelle n’est jamais bien connue. Certaines font l’objet d’une autoproduction afin de limiter les coûts d’approvisionnement et de contrôler la qualité de ce que l’on va consommer.
Ces drogues naturelles, parfois originaires de nos contrées, comme les psilocybes (champignons hallucinogènes), peuvent s’avérer extrêmement dangereuses du fait de leur possible toxicité sur l’organisme et des conséquences psychologiques et psychiatriques qui peuvent survenir au cours de leur consommation, et parfois même au-delà.
Il est de plus extrêmement difficile d’obtenir des dosages précis de ces produits, ce qui expose à des accidents graves, des confusions mentales, des comas, et des malaises divers.
Il faut rappeler que la différence entre drogues naturelles et synthétiques est discutable. Toutes les drogues ont une origine naturelle. Simplement, depuis le xixe siècle, les progrès de la chimie ont permis d’abord de concentrer les principes actifs des plantes (on a isolé la morphine de l’opium, la cocaïne de la feuille de coca), puis de les imiter, et enfin de les transformer, souvent pour en augmenter la puissance et les effets bénéfiques, tout en réduisant les effets secondaires. L’héroïne résulte ainsi d’une transformation de la morphine, qui a permis à un journal de titrer en 1900 que grâce à elle, on pourrait enfin soigner les morphinomanes, puisqu’elle en produisait les mêmes effets, sans être addictive…
L’un des mérites de la pharmacie moderne est d’avoir su classer, transformer, « apprivoiser » des molécules issues de la nature afin de circonscrire le cadre et les modalités de leur utilisation. Cette transformation de la molécule introduit dès lors, entre le produit actif et son consommateur, le savoir médicopharmaceutique porté par le médecin, tout comme dans d’autres sociétés, un tiers (le chaman) médiatise la consommation de substances psychoactives. Le discours sur le produit naturel supérieur au produit synthétique cache souvent le refus de l’irruption d’un tiers dans le rapport fusionnel que l’on entretient avec le produit.