Hyperkinetic impulse disorder et avènement de Ritaline
Mais si une pathologie nouvelle a été repérée (ou, à tout le moins, suputée) chez des enfants, elle n’a pas encore été rigoureusement nommée et qualifiée. Maurice Laufer, Eric Denhoff et Gerald Solo- mons, trois pédiatres de la Emma Pendleton Bradley Home, publieront en 1957, un article dans lequel ils vont proposer de grouper les troubles analysés par Bradley sous une nouvelle catégorie diagnostique : Vhyperkinetic impulse disorder. Ils rendent un hommage appuyé à Charles Bradley dont les observations pionnières fournirent, écrivent- ils, l’inspiration de leurs travaux. La pathologie, notent ensuite les auteurs, peut être repérée dès l’âge de 5 ou 6 ans. L’hyperactivité constitue le trait dominant du tableau clinique. On note aussi une faible attention et un pouvoir de concentration limité qui sont rendus particulièrement évidents dans le milieu scolaire. L’enfant est impulsif, irritable et supporte très mal la moindre contrariété. Le travail scolaire est généralement de médiocre qualité. On note l’intéressant glissement interprétatif qui affecte les descriptions de ce trouble depuis Still : la pathologie était déjà là. Le milieu scolaire n’aurait fait que la révéler.
Pour Laufer et ses collègues l’hyperkinetic impulse disorder est le résultat d’une dysfonction ou d’une lésion du diencéphale survenue à un jeune âge. Ils restent donc fidèles à l’interprétation neurologique du trouble. Ils avancent même des explications plus précises. Le diencéphale, expliquent-ils, est cette partie du cerveau qui agit en donnant une forme aux impulsions qui proviennent des récepteurs sensoriels avant leur amplification cérébrale. Il fonctionne comme un inhibiteur des stimuli non pertinents. Si le diencéphale ne fonctionne pas correctement, le cortex peut être submergé par plus d’informations qu’il n’en peut traiter. Le résultat est une sensibilité extrême du système nerveux à des stimuli variés. Il en résulte une incapacité à inhiber ou à différer ses réactions. Tout ceci se combine pour produire le syndrome hyperkinétique. C’est ce trouble que le DSM IV (la quatrième édition du Dignostic and Statistical Manual of Mental Disorders), ce catalogue des désordres psychiatriques, nomme aujourd’hui ADHD : Attention Déficit Hyperactivity Disorder.
Indépendamment de la cause de la pathologie, Laufer et ses collègues confirment l’efficacité des amphétamines dans le traitement des symptômes. L’amphétamine doit, d’une façon ou d’une autre, modifier les fonctions du diencéphale de telle sorte que le cortex ne soit plus submergé d’impulsions contradictoires, expliquent-ils. Toutefois, l’article fait aussi référence à une « perturbation associée de l’ego », et à des « problèmes de relations maternelles » : mentions dans lesquelles il est facile de reconnaître l’influence des analyses freudiennes alors dominantes pour l’interprétation des pathologies mentales. Et les auteurs concluent que si les amphétamines ont un rôle à jouer dans la thérapeutique, elles ne doivent pas, cependant, éclipser la psychothérapie. Elles entraînent, en effet, certains effets secondaires : les enfants traités ont du mal à trouver le sommeil et leur rythme cardiaque est fréquemment trop élevé.
Quelques années avant cette publication, en 1954, la société Ciba-Geigy a synthétisé le méthylphénidate. Il s’agit d’un proche dérivé de l’amphétamine, mais qui présente nettement moins d’effets secondaires que cette dernière. Le méthylphénidate est ainsi, très vite, présenté comme une substance qui conserve les avantages des amphétamines sans en avoir les inconvénients. En 1961, le méthylphénidate est approuvé par la Food and Drug Administration (l’instance de contrôle des médicaments aux Etats-Unis) pour son usage chez des enfants présentant des troubles du comportement. Il sera commercialisé sous le nom de Ritaline.
Deux ans plus tard (1963), C. Keith Conners et Léon Eisenberg publient le premier article qui conseille explicitement l’usage de la Ritaline pour le traitement d’enfants hyperactifs. Dans leur étude, ils examinent le cas de 81 enfants qui viennent de deux institutions éducatives spécialisées. Les enfants prenant de la Ritaline présentent une amélioration significative de leurs résultats scolaires et de leurs comportements, affirment-ils. Conners note qu’il fut stupéfait par l’ampleur de l’amélioration produite chez les enfants qui reçurent des stimulants car, d’après son expérience, le traitement d’enfants souffrant du même syndrome au moyen d’une psychothérapie ne conduisait pratiquement à aucune amélioration, même après plusieurs années. Les hésitations de Laufer concernant l’usage des amphétamines chez les enfants paraissent pouvoir être levées par l’utilisation du méthylphénidate. Dès lors, la porte était ouverte pour un repérage d’abord, un traitement ensuite, de l’hyperactivité par la Ritaline à une plus large échelle.
Au milieu des années 1960, cependant, un nombre croissant de chercheurs remettent en question l’idée selon laquelle un lien causal existerait entre l’hyperactivité et une altération cérébrale. Les traitements de l’hyperactivité par la Ritaline, loin de suffire à désamorcer les critiques qui s’étaient exprimées sur l’interprétation biologique de ce trouble, l’amplifient au contraire. Ces critiques suggèrent que, puisque aucune preuve formelle n’existe en faveur de l’explication organique du trouble, l’insistance à proposer des traitements médicamenteux doit avant tout s’analyser comme une intention de contrôle et de normalisation des comportements. Les analyses de Michel Foucault venaient au renfort de ces critiques. Ainsi se constitua un ensemble d’arguments qui combattait l’ingénuité médicale en dénonçant, sous sa naïve volonté de soulager, une plus sournoise volonté d’imposer un ordre aux comportements.
Dans les années 1970, au moment où les amphétamines seront frappées d’interdiction, on verra un grand nombre d’enfants être soudain décrits comme souffrant d’Attention Deficit Hyperactivity Disorder (ADHD) aux Etats-Unis. Nicolas Rasmussen commente : « Le trouble [ADHD] devint beaucoup plus commun qu’il ne l’était dans les années 1960. Les prescriptions de stimulants destinés à le traiter amorcèrent un mouvement de croissance inexorable, juste au moment où les prescriptions d’amphétamines étaient supprimées pour presque tous les autres usages médicaux. » Tout se passe comme si on avait ici affaire à une sorte d’effet de vases communicants : les consommations rendues illégales d’un côté trouvent le moyen de se légaliser, en quelque sorte, en popularisant un diagnostic qui était resté, jusque-là, marginal.