Extension des application médicales des amphétamines
Portée par sa jeune réputation d’antidote incomparable pour toutes les formes de fatigue, la Benzédrine va rapidement devenir le médicament de tous les convalescents. Quelle que soit la pathologie dont on a pu être atteint, on traverse inévitablement, après la guérison, une phase de réadaptation au cours de laquelle les rythmes habituels sont lentement retrouvés. La Benzédrine prendra ici un rôle renormalisateur. Elle accélérera le retour de l’individu à l’état de santé, à l’état d’individu doté d’un projet et s’affairant à le réaliser.
Insensiblement, le champ des applications médicales de la Benzédrine va s’étendre à des pathologies qui sont alors à peine constituées comme telles. L’asthénie et le manque d’énergie sont à l’origine d’un grand nombre des plaintes adressées aux médecins (Rasmussen estime que ce type de plaintes représente près d’un tiers des visites chez le médecin). Il ne s’agit pas cependant de pathologies à part entière. Les médecins les considèrent souvent comme une sorte de bruit de fond de l’état organique sans signification pathologique assignable. Mais, pour l’individu qui s’en plaint, la fatigue est, après la souffrance physique elle-même, la plus grande des pathologies. Elle le prive de son existence, elle lui ronge son temps de vie. Si quelque explication simple se présente à son attention (un décalage horaire, une semaine éprouvante, une nuit d’insomnie), il se dit qu’un peu de repos sera le meilleur remède. Mais c’est lorsque pareille explication fait défaut que la fatigue devient vraiment une maladie. Elle se présente alors comme une forme de son être. Au point qu’il arrive que celui qui souffre ainsi de fatigue réclame que soit mis sur cet état le nom d’une maladie, même quand le médecin n’en connaît aucun. A celui qui se plaignait d’être fatigué, le médecin ne put longtemps que répondre par une forme d’admonestation que ne venait prolonger aucun véritable remède.
Ainsi, cette réponse faite à une jeune femme à qui son médecin venait d’annoncer qu’il n’avait détecté chez elle aucune pathologie :
- Mais Docteur, je suis fatiguée.
- Et alors ? La fatigue, ça n’est pas une maladie !
Cette réponse, cette absence de réponse plutôt, à laquelle le médecin, privé de meilleur argument, se voyait contraint de recourir, va changer avec l’introduction des amphétamines. Désormais, le médecin pourra avancer une autre réponse et marquer par là que sa maîtrise s’étend jusqu’à cette maladie sans forme qu’est la fatigue :
- — J’ai ce qu’il vous faut : la Benzédrine ! Aucune fatigue ne lui résiste.
Et, parce qu’il dispose d’une thérapeutique, le médecin créera une catégorie diagnostique qui reprendra précisément les symptômes que le nouveau produit permet de combattre. Les amphétamines vont ainsi devenir, à partir du milieu des années 1930 et au moins jusqu’au milieu des années 1950 la prescription médicale la plus coulante pour les états de fatigue ou de dépression. C’est dans le traitement de ces états, avec des tableaux cliniques aussi vagues et généraux que « apathie, lassitude, difficulté de concentration, indécision, irritabilité, pessimisme », que la Benzédrine a construit l’essentiel d’une réputation unique dans l’univers thérapeutique. La crise économique qui, à partir de 1929, touche les États-Unis, avec son cortège de suicides et de dépressions, n’est sans doute pas non plus pour rien dans le succès rapide de la Benzédrine.
Un nombre important d’observations cliniques, venues tant de spécialistes que de médecins généralistes, attestera de l’efficacité d’un produit qui « restaure le sentiment d’énergie, régénère l’optimisme, la confiance en soi, accroît la capacité d’initiative, le goût du travail ». On en a vu, un peu plus haut, des exemples en marge du champ médical, mais on en trouverait de plus nombreux encore à l’intérieur de ce champ.
Mais ce qu’il nous faut remarquer ici, c’est l’apparition, dans ce qu’on pourrait appeler le champ de compétence des amphétamines (et, plus largement, de la médecine), d’une nouvelle forme de fatigue. Non plus celle, physique, de l’épuisement narcoleptique, mais celle, psychologique, de l’épuisement des appétits et des désirs. A partir de l’introduction des amphétamines, il n’existera pas une mais au moins deux fatigues qui seront du ressort de la médecine. Il y aura, d’une part, la fatigue qui peut être consécutive à un effort intense ou prolongé, la fatigue de l’organisme, la fatigue du narcoleptique ou du convalescent. Il y aura, d’autre part, une fatigue plus insidieuse, plus sournoise, qui ne provient pas de l’épuisement mais plutôt de l’absence de motivation, de l’ennui, du manque d’appétit pour la vie. Cette dernière fatigue entraîne d’autant plus de souffrances que le corps, justement, sent qu’il n’est pas fatigué, sent qu’il pourrait mieux faire. C’est elle qu’on désigne parfois par le nom de « dépression ». Dès lors qu’une simple molécule s’avère capable de modifier cet état, on n’y verra plus (comme on avait pu le faire auparavant) les signes d’une dégénérescence latente, mais ceux d’un déséquilibre chimique qui, puisque chimique, peut (et pour certains doit) être corrigé par la chimie.
Le tristesse comme maladie
Jean Baudrillard, déplaçant l’imputation des causes de la plainte ( le la physiologie à la structure de la société déclarera, dans La Société de consommation, que cette apathie, cette asthénie que les sociétés modernes cherchent à soigner, doit être regardée comme une forme i le rébellion passive contre un ordre social qui exige de chacun d’être .111 meilleur de lui-même. Le désir apparemment spontané de performance, désir qui se donne aussi comme l’expression de la santé, devrait ainsi être regardé comme une escalade normative qui augmenterait la pression de conformité qui caractérise les sociétés libérale modernes. Que cette analyse soit ou non exacte, elle a le mérite d’indiquer une connexion essentielle entre les individus et les États dans la détermination de ce qu’on nomme «fatigue ».
Elle a le mérite aussi de faire porter l’attention sur ce que Nikolas Rose nommera les « technologies du soi » qui s’appuient sur l’identification de quelque chose à modifier dans l’homme, quelque chose à vaincre et à combattre. Pareille technologie s’appuie sur une conception mécanique de ce qui est à modifier et, plus largement, sur une conception mécanique du corps lui-même, comme le suggère Dino Segre :
Je suis fatigué de savoir que mon corps n’est qu’une machine dont le vrai génie est seulement de s’entretenir elle-même, au point d’entretenir aussi les illusions sur elle-même qu’hélas, j’ai perdues. Je ne suis rien d’autre que phosphore, azote, hydrogène, oxygène et carbone. Les émotions n’étant que le bruit que fait cette machine quand ses rouages s’activent, pourquoi devrais-je faire semblant de les écouter comme si elles étaient une voix et une intention ?
Dans une société qui demande à l’individu de se signaler par des initiatives singulières, la fatigue se double d’un doute, d’une inquiétude sur soi et sur l’avenir. Elle représente une maladie possible et le devient plus nettement encore dès qu’une médication efficace devient disponible. Cette maladie prendra le nom de « dépression ».