Curiosités occidentales : vers de nouveaux usages
Le glissement insidieux de l’automédication à des usages plus aventureux fait naître de nouvelles tentations. L’ère des voyages et de la colonisation met l’Europe en contact avec des pratiques exotiques attrayantes. Exhumées de l’antre des apothicaires, les drogues se parent de mille visages tout à la fois séducteurs et inquiétants. Les bouleversements culturels et sociaux de la révolution industrielle se chargeront de les révéler à un plus large public.
juste subtil puissant opium:
À l’origine des premières consommations expérimentales de drogues, il est fréquent que l’on trouve une cause médicale, ou le désir de remédier à une douleur physiologique ou morale. En Angleterre, l’opium est présent dans toutes les pharmacies, sous forme de grains, de laudanum ou de préparations diverses. En France, s’il est moins répandu, nombreuses sont les officines qui délivrent laudanum ou dormant, un sirop hypnotique à base de pavot.
Des décès suspects, dus à des surdosages accidentels, alertent bien la profession médicale, mais les mises en garde resteront longtemps vaines, tant il est vrai que ce remède à tout faire reste une évidente solution de facilité, surtout dans un contexte de misère sociale. Libéralement prescrit par les médecins, il séduit aussi la bonne société.
Des ecclésiastiques, des hommes politiques usent de doses énormes pour combattre des douleurs diverses, et ne font pas mystère de leur opiomanie.
Surtout les drogues commencent à faire l’objet d’un usage purement récréatif. En Angleterre, « l’ivrognerie » au laudanum gagne les milieux ouvriers, car ce produit est bien meilleur marché que le gin ou la bière.
A l’exemple de leurs contemporains, plusieurs artistes et écrivains ont recours à l’opium, tels Charles Dickens, Walter Scott, Elizabeth Barrett Browning, ou John Keats. Certains sont séduits par les effets de la drogue au point d’en faire un usage chronique, voire d’y puiser leur inspiration.
C’est à Thomas De Quincey qu’il revient d’avoir, le premier en Occident, couché par écrit les réflexions que lui inspira sa longue et douloureuse passion pour l’opium, dont il évoque les délices et les affres dans ses Confessions d’un Anglais mangeur d’opium, publiées à Londres en 1822.
Le recours à l’opium lui fut à l’origine dicté par une cruelle névralgie faciale, mais bien vite le plaisir spécifique que procure la drogue est apprécié et recherché comme tel.
Une nouvelle forme de volupté s’invente ici, redoublée du plaisir de transmuer en mots des sensations merveilleuses et déroutantes. Ami de De Quincey et grand amateur de laudanum, Samuel Coleridge avoue pour sa part avoir trouvé dans l’opium l’inspiration visionnaire de son poème Kubla Khan.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les lecteurs de De Quincey ou de Coleridge fussent séduits par leurs descriptions oniriques. Lorsque paraît en 1828 L’Anglais mangeur d’opium, librement traduit par le jeune Alfred de Musset, la tradition de l’opium littéraire est encore balbutiante en France, et le
produit, moins répandu qu’en Angleterre, n’a séduit qu’une petite poignée de marginaux, tel le poète Alphonse Rabbe, ou l’auteur des Scènes de la vie de bohème, Henri Murger. Le récit de De Quincey va susciter les premières vocations expérimentales.
Les drogues de l’exploration intime:
Plus que l’opium, c’est le haschisch qui mobilise les curiosités françaises, en raison notamment de la pénétration française en Algérie à partir de 1830 et des recherches que lui a consacrées à son retour d’Égypte l’aliéniste Joseph Moreau de Tours.
Publié en 1845, son ouvrage Du haschisch et de l’aliénation mentale fait de cette drogue l’instrument privilégié pour comprendre les mécanismes de la folie, car elle est susceptible selon lui de provoquer chez l’homme sain une folie artificielle » et, chez l’aliéné, une folie de substitution apte à le guérir.
De la théorie médicale aux expérimentations, il n’y a qu’un pas, vite franchi. Au sein du Club des Haschischins qu’il préside avec un autre spécialiste du haschisch, le docteur Louis Aubert-Roche, leurs amis et connaissances sont bientôt initiés aux mystères de la drogue. À partir de 1845, leurs fantasias se déroulent de manière régulière chez le peintre Fernand Boissard, dans l’hôtel de Pimodan, quai d’Anjou, sur l’île Saint-Louis. Baudelaire, Nerval, Gautier, Delacroix, Daumier, Balzac et beaucoup d’autres encore viennent y déguster le dawamesc, une confiture verte à base de pistache, d’épices et de résine de cannabis.
Après l’ingestion, les invités, renversés sur de vastes divans, attendent la montée des sensations : hilarité, modifications sensorielles, béatitude puis abattement, parfois aussi visions terrifiantes, tel est le cycle généralement décrit. Tous n’apprécient pas : d’emblée réticent, Balzac ne renouvellera pas l’expérience, trop attaché à l’intégrité de sa conscience et de sa volonté.
Mais d’autres développent une intéressante réflexion morale et esthétique, dont Théophile Gautier, auteur en 1838 d’une nouvelle intitulée La Pipe d’opium, et qui publie en 1846 un conte fantastique consacré aux soirées de l’hôtel de Pimodan : Le Club des Haschischins.
Charles Baudelaire en tire une morale plus pessimiste. N’ayant consommé de haschisch qu’à titre ponctuel et expérimental, l’auteur des Fleurs du mal use surtout de laudanum à partir des années 1840, pour soigner la syphilis qui le ronge. En 1860, son éditeur publie Les Paradis artificiels, compilation d’un texte de 1858 sur le haschisch et d’un résumé commenté des Confessions de De Quincey. Sans doute éblouie par la beauté du style, la postérité a tôt fait d’y lire un véritable panégyrique des drogues, mais la condamnation est en réalité très ferme. Obsédé par la fuite du temps et le spectre de l’impuissance,
Le thème des Orientaux s’adonnant à l’opium ou au hasehieh est très, tôt un poneil de la littérature ou de la pei nturc orientalistes.
En 1784, l’écrivain Jan Potoeki note lors d’un voyage en Turquie et en fegypte : Je veux vous parler d’une débauche fort commune ici : celle de l’opium. On désigne ceux qui y sont adonnés par le nom injurieux de thiriaki, que quelques- uns se font gloire de porter. Les moins aisés et les plus fainéants d’entre-eux se rassemblent dans un endroit nommé tiriak-ciarsi. Là, passant continuellement de l’exaltation des sens au sommeil et du sommeil à l’exaltation, ils abrègent volontairement leurs jours pour pouvoir les passer dans un oubli parfait d’eux-mèmes.
Dans ce tableau intitulé Lu Pipe d’opium, le peintre a ajouté au thème de l’ivresse thébaïque celui de la sensualité féminine. Dans une chambre de.ha rem, cette liouri tirant sur son narguilé semble pj us inviter, en effet, à la volupté des | sens qu’à la méditation. En Europe, les femmes seront longtemps accusées d’être les principales propagatrices de la drogue.
Les représentations privilégient d’ailleurs souvent les figures féminines.
Baudelaire accuse l’opium et le haschisch de dilapider les richesses de la psyché humaine, et oppose à l’implosion du moi suscité par les drogues la chaude expansion de l’ivresse alcoolique.
Emancipée de la tutelle médicale, la drogue offre à un siècle épris d’individualisme de nouveaux continents intérieurs à explorer. Figures de l’homme libre et sans préjugé, attentifs aux manifestations de leur moi intime, l’artiste ou l’écrivain jouent d’autant plus un rôle pionnier en ce domaine que leur œuvre est là pour ennoblir leurs expériences. Après les « grands ancêtres », De Quincey, Coleridge ou Baudelaire, les drogues séduisent la bohème littéraire et artistique. Alcoolique notoire,
Edgar Poe a sans doute été un adepte de l’opium, qu’il introduit souvent dans son œuvre pour évoquer
un climat fantastique; consommateur occasionnel de haschisch et partisan du « dérèglement raisonné de tous les sens », Arthur Rimbaud consacre à cette drogue son poème « Matinée d’ivresse ». L’univers loufoque d’Alfred Jarry n’est pas étranger aux dérèglements provoqués par l’opium, tandis que Jean Lorrain dédie une partie importante de son œuvre à un produit plus original, l’éther, dont il célèbre, de même que Guy de Maupassant, la glaciale ivresse.
Les sortilèges de l’Extrême-Orient:
En cette fin du XIXe siècle, l’ouverture à l’Orient et l’introduction en Europe de la fumerie d’opium à la mode asiatique vont renouveler les pratiques comme les thématiques littéraires. Jusque-là réservée à une petite élite artistique, la drogue récréative séduit de nouveaux milieux, notamment ceux en contact avec l’Extrême-Orient.
Dans l’Indochine française, en effet, c’est toute la société coloniale – militaires, fonctionnaires, commerçants – qui se prend d’engouement pour ce passe-temps exotique, que la curiosité, l’ennui, le snobisme ou la mélancolie, inhérents à l’exil, rendent si attrayant. Et même si la vente et la consommation d’opium restent théoriquement interdites aux Européens, la mode de la fumerie ne tarde pas à se répandre d’abord sur place, puis en métropole, en même temps qu’elle imprègne de manière obsédante la littérature coloniale.
Dans les ports où mouillent les navires en provenance d’Asie, à Marseille, à Toulon, à Brest, à Nantes, puis bientôt à Paris, on ouvre des établissements où midships et officiers de marine taquinent le bambou en galante compagnie. Vice exotique au rituel fascinant, la « mode de la fumerie » fait la une de l’actualité, et gagne les milieux artistiques et littéraires, en même temps qu’elle séduit une élite mondaine
avide de plaisirs sophistiqués. On fume à Montmartre et à Montparnasse, chez André Salmon, Guillaume Apollinaire, Max Jacob, chez Francis Picabia… Colette, Willy, Picasso, Francis Carco ou Léon-Paul Fargue ne dédaignent pas, à l’occasion, de tirer sur la pipe, non plus que Paul- Jean Toulet ou Modigliani. On fume chez soi, entre amis, ou dans les fumeries semi-clandestines.
On fume aussi dans les beaux quartiers, où les plus riches aménagent, comme en Orient, des salons privés destinés à ce seul usage.
Si la France, en raison de ses liens privilégiés avec l’Indochine, est la nation la plus touchée, le phénomène n’est pas exclusivement hexagonal.
Dans les pays d’immigration chinoise, en Angleterre et aux États-Unis notamment, on trouve les premières fumeries d’opium dansles quartiers misérables, fréquentées parle prolétariat asiatique, à San Francisco,à New York, ou dans l’East End à Londres.
Dans la capitale britannique, le quartier sordide de Limehouse focalise l’attention,mi-horrifiée mi-fascinée, de l’opinion publique tandis que Soho,haut lieu des théâtres et de la prostitution, abrite des fumeries plushuppées, où, comme à Paris, l’aristocratie ou la haute bohème aiment à s’encanailler dans un décor vaguement oriental. Moins portée qu’en France sur les vertus de la fumée,
la littérature anglo-saxonne du tournant du siècle compte tout de même quelques grandes figures d’écrivains opiomanes.
Arthur Symons (1865-1945), notamment, le traducteur anglais des Paradis artificiels qui écrit plusieurs poèmes sur l’opium, ou encore Parle Barnitz, auteur en 1901 d’une ode à l’opium intitulée The book of Jade, et qui mourra dans un état de délabrement avancé, sans doute victime des nombreuses drogues consommées tout au long de sa vie.
La diffusion de la fumerie en Occident illustre l’état d’un monde de moins en moins cloisonné,
où les hommes, les marchandises, mais aussi les mœurs circulent de plus en plus vite.
Toutefois si l’Occident commence à se soucier du spectre de « la drogue »,
c’est aussi qu’il a vu naître en son sein de nouveaux produits et de nouveaux modes de consommation, encore plus inquiétants.
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