Cocaïne : Dr Jekyll et Mr Hyde
Trois ans après la publication de Freud, en 1887, le chimiste roumain Lazar Edeleano (ou Edeleanu), synthétise à Berlin, pour la première fois, une molécule d’amphétamine (qu’il nomme phenisopropamine). Nous n’en dirons guère plus pour le moment, car loin s’en faut qu’il s’agisse là de la découverte des amphétamines: Edeleano nereconaîtra pas les effets physiologiques du produit qu’il a obtenu.Faute, peut-être, de ne s’être pas suffisamment laissé inspirer par un |m rumnage de fiction qui naît en cette même année 1887, Edealano ni Kligera de réaliser les expériences qui auraient pu lui permettre de repérer les propriétés de la molécule.
C’est en 1887, en effet, qu’est publié un roman qui restera l’emblème de la transformation de soi par des substances chimiques: l’étrange histoire du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde de Robert-Louis Stevenson. Cette nouvelle suscite, depuis sa publication, un intérêt si constant que mu héros est devenu, en quelques années, une des figures les plus riche de la culture populaire. Sans bénéficier de l’ancestral crédit que confère un antique récit, comme ceux qui narrent les aventures des lu n n de la mythologie grecque, tels Prométhée, Médée, Hercule ou d’autre, ce récit a gagné les régions les plus profondes de la symbolique occidentale. La forte présence du héros de Stevenson dans les patrimoine cinématographique est l’indice de la pénétration rapide de ce double personnage dans les strates internes de la culture.
On peut, en effet, dénombrer plus d’une centaine d’adaptations du roman au cinéma (en environ un siècle d’existence, cela représente une adaptation par an en moyenne). Il en est de toutes sortes : tantôt le héros est un homme introverti qui devient extraverti sous l’effet de la substance, tantôt, c’est un hétérosexuel qui devient homosexuel, tantôt c’est un homme qui devient une femme, ou encore un blanc qui devient un noir, etc. Bref, le motif exhibé par Stevenson a reçu une multitude d’interprétations différentes. Il peut être entendu de mille manières. Il possède ainsi la force annonciatrice d’une fable morale qui dit beaucoup plus qu’elle ne contient elle« tivement parce qu’elle évoque, par le jeu des analogies, un grand nombre de situations qui paraissent avoir en commun le seul motif «1« la modification de soi-même sous l’effet d’une substance chimique.
La fable du Dr. Jekyll concentre les thématiques centrales de l’action des substances stimulantes. Nous en ferons l.i démonstration complète dans le livre sur la philosophie des stimulants qui viendra compléter le présent volume. Nous n’en dirons ici que «jnelques mots.
Rappelons brièvement l’histoire : le Dr. Jekyll est un homme de la bonne société londonienne, respecté, admiré, envié. Il s’ennuie, cependant. Secrètement, il élabore une potion qui, lorsqu’il l’absorbe, fait de lui un être sauvage et délivré de toute inhibition, de tout scrupule. Pendant quelque temps, il vit une double vie : tantôt homme du monde respecté, tantôt jouisseur cynique et bientôt assassin.Cette deuxième identité diffère tant de la première que son créateur lui donne un autre nom : Mr. Hyde. Jusqu’au moment où le processus tics transformations lui échappe. Il devient alors, et de façon irréversible, Mr. Hyde. La seule issue qui lui restera, tragique, sera le suicide.
On insiste souvent sur l’importance qu’a pu avoir, dans la naissance de ce mythe moderne, le cas de Félida X, rapporté à l’Académie des sciences de Paris par le Dr Azam en 1876. Félida X, était une patiente du Dr Eugène Azam, lui-même chirurgien à Bordeaux. Elle présentait un trouble étrange qui fut nommé, par Azam, tantôt •’ doublement de la vie », tantôt « double conscience », tantôt encore « dédoublement de personnalité ».
Félida X est une jeune couturière de 15 ans quand Azam fait sa i onnaissance. Elle est d’un naturel plutôt triste et taciturne, elle parle liés peu, travaille beaucoup. Il arrive cependant que, de façon impromptue, Félida tombe dans une sorte de sommeil dont elle se réveille entièrement changée : la voici soudain affable, pétillante, volubile. Mais que cet état vienne, à son tour, à être interrompu par nne phase de sommeil, et c’est à nouveau la Félida morne et silencieuse qui s’éveille.
Ce cas de double personnalité (autre dénomination adoptée par Azam), le premier décrit dans la littérature psychiatrique, fit grand bruit, spécialement dans la presse française. Robert-Louis Stevenson, qui séjournait en France à l’époque, en a très vraisemblablement eu connaissance par ce biais. Et il est très probable que la description de ce cas joua son rôle dans la genèse du personnage de Jekyll- Hyde.
Mais on insiste plus rarement sur le fait, relevé par Myron Schultz, que Stevenson avait une expérience directe des changements d’états de conscience liés à l’absorption de produits chimiques à travers les expériences qu’il fit de la cocaïne. Ainsi, lorsque Stevenson décrit les changements de personnalité du Dr. Jekyll sous l’eifet d’une potion de son invention, il n’est pas simplement porté par le
mouvement de son imagination. Il décrit en fait ce qu’il a concrètement vécu et éprouvé avec la prise de cocaïne (et éprouve encore, vraisemblablement, au moment de l’écriture du texte). Les expressions d’exaltation et le sentiment de force qu’expriment Mr. Hyde, Stevenson les a tirés de ses propres impressions. Sous une forme plus indirecte et moins explicite qu’un De Quincey ou un Baudelaire, sa nouvelle est aussi une description de l’état intérieur (subjectif) éprouvé lors de la prise d’un produit psychotrope et la première à concerner un psychostimulant. On le verra plus loin, c’est en imitant, pour ainsi dire, la méthode du Dr. Jekyll que seront découvertes un grand nombre de substances psychoactives et notamment les amphétamines.
On s’étonnera peut-être de voir ici invoquée une oeuvre de fiction en la plaçant sur le même plan qu’une œuvre de science. C’est que, à un certain point de vue, celui de l’intuition psychologique, la fiction et la science partagent le même fond d’impulsion créatrice. Or la fiction est plus légère que la science des faits. Elle n’a pas à se préoccuper de réalisation. L’imagination lui suffit pour réaliser ses intuitions. C’est pourquoi elle avance souvent plus vite et se porte en avant de la science. Elle manifeste, comme un signe avant-coureur, les intuitions que la science développe de façon méthodique et laborieuse. Ainsi, c’est dans la fiction qu’on trouve à l’état pur l’élan de l’imaginaire qui se développera plus tard dans la science. La fiction soulève ainsi des questions que la science retrouvera plus tard : peut-on, dans quelle mesure et à quel prix, se changer soi-même par les moyens techniques auxquels la chimie donne accès ?
L’année même où Stevenson publie son livre, Freud, dans un commentaire sur les effets de la cocaïne qu’il consomme lui aussi, comme on l’a vu, avec l’enthousiasme du converti et vante avec la verve du prosélyte, écrit à sa future épouse, Martha Bernays, à la suite de réflexions sur les effets contrastés de la substance sur le psychisme : « Combien est étrange l’existence humaine : ses vertus sont vient le lit de sa chute et ses fautes, la source de son bonheur. »’Une sentence que Stevenson aurait certainement pu mettre dans la Imhii lie du Dr. Jekyll
Vidéo : Cocaïne : Dr Jekyll et Mr Hyde
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