Cocaïne
Le café est ainsi le premier des stimulants à trouver sa place dans |r» réflexions d’un écrivain méditant sur sa propre activité. D’autres substances stimulantes feront l’objet d’une attention similaire, notamment la cocaïne, sur laquelle nous nous attarderons un peu plus longuement car, à bien des égards, elle préfigure le parcours que suivront les amphétamines quelques décennies plus tard. D’ailleurs, l’une des premières choses qu’on remarquera, au sujet des amphétamines, est la similitude de leur profil pharmacologique avec celui de la cocaïne.
L’explorateur et médecin italien Paolo Mantegazza de retour d’un Voyage au Pérou, publie en 1859 (l’année même de la publication du livre de Darwin, L’Origine des espèces) un essai dans lequel il vante les propriétés d’une substance qui diminue la fatigue, accroît la force musculaire, élève l’esprit : la coca. Il n’est pas encore question de la cocaïne qui sera extraite de la plante pour la première fois en 1860 par Albert Niemann, mais seulement de la plante qui la contient et, plus précisément, même, les feuilles de cette plante. A leur sujet, Mantegazza est admiratif : il sera l’un des premiers à écrire que les drogues pourraient changer l’espèce humaine ; un thème qui sera, comme on li verra, abondamment repris et rediscuté au XXe siècle.
L’essai de Mantegazza est lu attentivement par le pharmacien corse Angelo Mariani qui, ayant eu l’idée d’ajouter à du vin des doses .1 peu près contrôlées de feuilles de coca, mettra au point la recette d’une boisson dont il déposera la marque sous le nom de «Vin M.n iani » . Le mélange acquiert bientôt une réputation internationale : non seulement il soigne les rhumes, les problèmes gastriques et le mal de dos, mais en plus il combat la fatigue, donne une humeur joyeuse et un « tonus psychique » remarquable.
Mariani est longuement reçu par le pape Léon XIII qui lui remet une médaille pour services rendus à l’humanité (aucun sentiment, donc, ici, d’une incompatibilité de principe entre un stimulant chimique de l’âme et l’idée que cette même âme soit, par nature, divine).; Jules Verne, Charles Gounod qui vient de terminer la Statue de la Liberté, Thomas Edison et d’autres célébrités de l’époque prêtent leur nom ou leur visage à des publicités vantant les mérites du vin Mariani. Le tsar de Russie, Léon Gambetta, Alexis Carel, Colette, Victor Hugo, Auguste Rodin feront également l’éloge de la boisson du pharmacien corse et le cardinal Lavigerie écrira : « Votre vin de coca donne à mes pères blancs la force de civiliser l’Asie et l’Afrique. »
Ces témoignages de personnalités de l’époque ne doivent rien au hasard. Mariani avait en effet mis au point une technique promotionnelle qui consistait à publier chaque année un album de témoignages sur les vertus de son breuvage en recueillant, à chaque fois, les commentaires d’un personnage célèbre. Vint le tour d’Emile Zola qui, en guise d’éloge, recopia un extrait de l’un de ses ouvrages, Le Docteur Pascal (le dernier roman de la série des Rougon-Maquart qui en compte j 20 au total). Voici le passage que Zola retranscrit sur le carton destiné à Mariani:
Ah ! ne plus être malade, ne plus souffrir, mourir le moins possible ! Son rêve [celui du Dr Pascal] aboutissait à cette pensée qu’on pourrait hâter le bonheur universel, la cité future de perfection et de félicité, en intervenant, en assurant de la santé à tous. Lorsque tous seraient sains, forts, intelligents, il n’y aurait plus qu’un peuple supérieur, infiniment sage et heureux… Et, devant cette trouvaille de l’alchimie du XIXe siècle, un immense espoir s’ouvrait, il croyait avoir découvert la panacée universelle, la liqueur de vie destinée à combattre la débilité humaine, seule cause réelle de tous les maux, une véritable et scientifique fontaine de Jouvence, qui, en donnant de la force, de la santé et de la volonté, referait une humanité toute neuve et supérieure.
Ce passage, vraisemblablement écrit en songeant aux pouvoirs potentiellement médicaux de la cocaïne, revenait donc à la mémoire de l’écrivain au moment où il s’agissait de composer une sorte de bref éloge du vin Mariani. Zola, comme beaucoup à cette époque, situe la i tu ii quelque part entre un médicament et un instrument de modification des hommes et des sociétés.
La valeur thérapeutique de l’ingrédient actif du breuvage est d’ailleurs scientifiquement démontrée, remarquent certains. Ainsi, il est (Mwtible, dès 1877, à tous ceux qui sont en quête de démonstrations rigoureuses, de citer l’article du Dr George Archie Stockwell qui conclut que la cocaïne (il est cette fois question de l’ingrédient actif purifié de la feuille de coca) provoque un accroissement de l’activité artérielle, stimule les sécrétions alimentaires, combat la fatigue, renforce le pouls, calme l’excitation nerveuse, et enfin, que c’est «un économiseur d’énergie vitale qui met de bonne humeur et qui est aussi un aphrodisiaque notoire »’.
Cette vogue de la cocaïne et surtout des boissons qui en contiennent va durer plusieurs dizaines d’années. En 1903, on écrit encore dans Le Figaro :
II y aura bientôt quarante ans, lorsque Mariani s’avisa pour la première luis, avec la collaboration du regretté Dr Fauvel, de doter nos civilisations occidentales, en proie au surmenage et à la neurasthénie, d’un Ionique nouveau, emprunté à la barbarie raffinée des indigènes de l’Amérique du Sud, à qui nous devions déjà le quinquina et le cacao, il ru! toutes les peines du monde à se procurer les quelques livres de feuille île coca dont il avait besoin pour ses expériences préliminaires. Que les temps ont changé ! Aujourd’hui, les feuilles de coca défrayent un commerce considérable sur tous les grands marchés européens, et le vin Mariani est connu et consommé dans l’univers entier.
Pendant cette période, les formes sous lesquelles on peut trouver la cocaïne vont se diversifier. En 1885, une firme pharmaceutique ut tu ne ai ne commence à la commercialiser sous forme de poudre. La nu tue année, John Pemberton, à Aüanta dans l’État de Georgie aux I l u I luis, prépare, en s’inspirant de la formule de Mariani, ce
appelle alors le « vin français ». Il nomme sa création « Coca- Cola »’ : un tonie idéal pour l’esprit. Des publicités vantent son pouvoir sur l’intellect. C’est la boisson de « l’intelligence et de la modération ». En 1886, afin d’obtenir une boisson qui ne soit pas controversée, il en élimine la partie la plus douteuse, la plus dangereuse aussi, selon lui : l’alcool. Lorsqu’en 1888, Pemberton remplace l’eau de sa préparation par de l’eau gazeuse, le Coca-Cola trouve la forme qu’on lui connaît encore aujourd’hui… au contenu en cocaïne près. Ce dernier ingrédient ne disparaîtra qu’une quinzaine d’années plus tard pour être remplacé par de la caféine.
De la coca à la cocaïne
En 1884, Sigmund Freud consacre à la cocaïne un article, « Über Coca », dont l’objectif est explicitement « d’établir la valeur de la coca ». Freud passe en revue les connaissances de l’époque sur la substance tout en s’excusant du caractère incomplet de sa documentation. Il y décrit aussi les effets qu’il a lui-même ressentis au cours d’expériences qu’il a réalisées avec la cocaïne. Il en évoque les effets « merveilleusement stimulants » :
Psychiquement, la cocaïne induit une gaieté et une euphorie durables, qui ne se différencient en rien de l’euphorie normale d’un homme en bonne santé. […] C’est comme si l’humeur provoquée par la cocaïne n’était pas tant provoquée par une excitation directe que par la suppression, dans un état d’esprit général, des éléments déprimants. Il sera permis de supposer que l’euphorie d’une personne en bonne santé n’est rien d’autre que l’humeur normale d’un cortex cérébral bien nourri qui « ne sait rien » de ses organes.
Cette dernière phrase sonne comme une anticipation de la formule fameuse de René Leriche que commentera savamment Georges
Canguilhem : « La santé est la vie dans le silence des organes. » C’est ainsi en rendant le corps comme transparent à lui-même, que la mm .une permet de travailler pendant de longues périodes sans altération de l’état de concentration. Freud a l’idée, qui reviendra souvent >l in . les commentaires sur les amphétamines, que la cocaïne est une substance utile pour le travail, une substance sociale.
Vidéo : Cocaïne
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Cocaïne
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