Caractéristiques de la dépendance tabagique
Dans l’analyse de la dépendance tabagique, il est traditionnel de décrire une « double dépendance » psychologique et physique. Sous le nom de psychologique, on sous-entend tout ce qui est lie au comportement du fumeur: les rites, le geste et éventuellement sa personnalité. En fait, ce schéma ne correspond pas a la réalité des faits, qui sont a la fois plus simples et plus complexes et cette distinction est tout a fait artificielle. Pour étudier le mécanisme de la dépendance tabagique, il est essentiel de se baser sur les définitions des comportements, tels qu’ils viennent d’ être rappelés.
► La dépendance comportementale
Le comportement tabagique a été progressivement appris au fil des semaines et des mois, lors de la phase d’initiation: son principal facteur est la pression sociale et la convivialité; mais il s’eteindrait de lui-même s’il n’y avait pas les propriétés neuropharmacologiques de la nicotine. il n’y a pas de tabagisme sans tabac, c’est-a-dire sans nicotine. Les modes passent, il y a eu le bilboquet, le yo-yo, etc., mais la cigarette reste, car les propriétés pharmacologiques de la nicotine sont responsables des renforcements positifs et négatifs, qui pérennisent le comportement.
On a fait jouer un rôle très important au geste, au goût de la furnee, aux sensations liées a son passage dans les voies respiratoires, aux rites d’utilisation de la cigarette. Les effets de ces attitudes, qui interviennent secondairement, existent indiscutablement, mais on peut les expliquer par des réflexes conditionnés:
Le fait de fumer, grâce a la nicotine, déclenche plaisir et détente; il en résulte un renforcement conditionnel.
Ce comportement est associe aux rites, au geste, au goût de la fumée qui suffisent alors a déclencher un plaisir ou renforcement inconditionnel. Mais si le réflexe conditionne n’est pas entretenu par des apports de nicotine, l’effet positif s’efface tres vite: par exemple, si un fumeur utilise des cigarettes sans tabac, celles-ci perdent rapidement tout agrément!
il sera montre par la suite que si la nicotine est fournie en quantités suffisantes, sous une autre forme que le tabac, la dépendance gestuelle s’efface très vite et a beaucoup moins d’importance qu’on ne l’avait cru pendant très longtemps.
► La dépendance psychique
Elle se manifeste par le besoin de maintenir ou de retrouver les sensations de plaisir, de satisfaction, de détente, de bien-être, de stimulation intellectuelle, d’eveil, que le fait de fumer avec l’apport de nicotine, procure au fumeur. La cigarette a également une action antalgique, antidouleur et un effet indiscutable et bien connu de coupe-faim, d’anorexigène. C’est aussi un soutien dans les situations de stress, de stimulation generate lorsque le moral baisse, ou encore un moyen d’affirmation de soi en cas d’anxiete sociale.
Ainsi la nicotine exerce a la fois une action anxiolytique, tranquillisants et antidepressive. Elle peut être considérée comme un thymoregulateur, un régulateur de l’humeur, et de l’equilibre psychologique.
Comme le fumeur garde dans son cerveau le souvenir de toutes ces sensations positives, il est pousse inconsciemment, dans diverses circonstances, a reprendre une cigarette. Ce sont la tous les éléments du renforcement positif du comportement tabagique.
Un fait très important est a souligner: contrairement a Pheroine, a la cocaïne, aux dérives du cannabis, qui altèrent les fonctions cognitives, la nicotine est la seule drogue qui les favorise, au moins a court terme.
► La dépendance physique Elle apparaît plus tardivement et cette évolution ne se produit pas chez tous les fumeurs. Apres plusieurs années de tabagisme, la situation change progressivement. Le sujet fume alors non seulement pour les diverses sensations agréables, mais surtout et de plus en plus pour éviter ou faire disparaître une sensation de manque, qui se produit des qu’il est prive, ne fut-ce que quelques heures, de sa cigarette! Cette sensation de besoin est très désagréable: elle s’accompagne de nervosité, d’irritabilite, parfois de crises de colère, d’un trouble de la concentration intellectuelle avec pensée obsédante et pulsion irrésistible a fumer de nouveau. Ceci correspond a la dépendance physique, qui échappe totalement a la volonté; le fumeur est oblige de fumer pour éviter une sensation désagréable: c’est le renforcement négatif du comportement tabagique.
Les études sur le mécanisme du besoin physique ont per- mis de mettre en évidence le rôle de la nicotinemie. Chez un fumeur, au repos, isole, consommant a volonte les cigarettes lorsqu’il en ressent le besoin, Russel a mesure les taux de nicotine dans le sang circulant; le besoin réapparaît régulièrement chaque fois que ce taux tombe au-dessous d’un certain seuil .
Le sujet reprend alors une cigarette, le taux de nicotine s’eleve rapidement, puis baisse de nouveau, des qu’elle est terminée: la fréquence de la consommation des cigarettes est évidemment d’autant plus grande que le seuil du besoin est plus eleve. Ce seuil définit la dépendance physique et constitue un élément très important dans le traitement pharmacologique, lors du sevrage tabagique.
Ce mécanisme est comparable a l’hypoglycemie et a la sensation de faim qui apparaît au-dessous d’un certain taux de glucose dans le sang. il est utile d’expliquer au fumeur que l’envie de fumer est en fait une faim de nicotine, comme le sujet ayant saute un repas a impérativement besoin de manger; en effet, le cerveau a depuis longtemps appris que la cigarette était le moyen le plus rapide et le plus efficace pour calmer cet état de manque,
De même qu’il y a de nombreuses circonstances conduisant a manger en dehors de la faim physiologique, de même, outre le besoin physique, les raisons de fumer peuvent être très nombreuses et très diverses tout au long de la jouées.
Le type et l’intensite des dépendances permettent de distinguer schematiquement trois types de fumeurs:
— Le fumeur a dépendance purement comportementale, gestuelle; il fume sous l’influence d’un stimulus incitateur, la convivialité, la pression sociale. Ce fumeur a en général une consommation faible, irrégulière, de moins de 5 cigarettes par jour en moyenne, parfois plus importante lors d’une soiree ; en week-end, en vacances, il peut arrêter sans effort a partir du moment ou il le souhaite, mais très souvent il reprend de façon périodique; cette catégorie représenterait environ 10 a 15% de l’ensemble des fumeurs.
— Le fumeur a dépendance comportementale et psychologique fume pour retrouver les effets psychoactifs de la nico-tine, le plaisir, la détente, la gestion du stress, la stimulation intellectuelle, l’action antidepressive, l’affirmation de soi, l’effet anorexigene, selon des modalités très variables d’un sujet a l’autre; sa consommation est plus importante, mais elle varie suivant les circonstances, le travail, le stress, le repos et peut atteindre 20 cigarettes par jour, parfois plus.
— Enfin, certains fumeurs arrivent au stade de la dépendance physique, associée a la dépendance comportementale et psychologique; ils fument au moins 20 cigarettes par jour et souvent beaucoup plus, avec un nombre de cigarettes remar- quablement fixe d’un jour a l’autre; d’apres plusieurs études epidemiologiques utilisant le test de dépendance de l’ager-strom14 (tableau n°8, p. 134), ils représente environ 30% des fumeurs réguliers de cigarettes. Ainsi la cigarette est de très loin la «drogue» la plus répandue, touchant près de 5 millions de français.
il y a en France, dans la population adulte, 34% de fumeurs réguliers de cigarettes, soit 15 millions de sujets. Un tiers d’entre eux forment plus de vingt cigarettes par jour. Le tabac est une drogue licite comme l’alcool, en vente a tous les coins de rue, dans ces boutiques bien nommées «bars- tabacs ». Des que le syndrome de dépendance physique apparaît, le comportement échappe totalement a la volonté et même une très profonde motivation a 1’ arret reste le plus sou- vent insuffisante. Paradoxalement, ce sont ces sujets très dépendants qui sont les plus motivés pour arrêter de fumer: ils veulent se débarrasser de cet esclavage et de toutes les conséquences que celui-ci a sur leur vie quotidienne; mais ils ont fait plusieurs tentatives infructueuses et pénibles, ce qui entraîne des doutes et une perte de confiance quant aux chances de succès. Ces fumeurs auront cependant les meilleures chances d’une reussite a long terme. Ceci est vrai a partir du moment ou ils auront pu recevoir une aide leur permettant de vaincre dans des conditions confortables la depen-dance physique et toutes les conséquences de la privation de nicotine; les traitements pharmacologiques accompagnés d’un soutien psychologique et de l’association des thérapies comportementales permettent de réaliser cet objectif.
Dans la préface d’un livre récent, Jean Carlier15 decrit de façon admirable toutes les sensations induites par la nicotine, éléments essentiels de la dépendance tabagique: l’effet coupe-faim, l’action antistress, la stimulation intellectuelle; et ensuite, plus ou moins rapidement, le piège de la dépendance physique qui se referme sur le fumeur, servitude dont il ne pourra hélas pas toujours s’echapper, si ce n’est au prix des plus grandes difficultés.
«Pendant la guerre, une faim de jeune loup sous-ali- mente m’a jete a mon tour dans le piège: seul coupait un moment ma fringale le paquet de cigarettes auquel me donnait droit ma carte de rationnement. L’abondance revenue, j’etais drogue, sans désir de m’en sortir. Pire, mon métier de journaliste assujetti au stress de l’ecriture en continu et la dictature des horaires de tombées d’editions, me faisaient juger la nicotine comme une alliée indispensable. Au point de me faire atteindre sans forcer des records idiots : j’en etais arrive a fumer chaque jour deux ou trois paquets de cigarettes fortes, “Celtiques” ou “Boyard”, quelques pipes de “Bleu” et une paire de cigares cubains ou une demi-douzaine de ciga- rillos. Cette énumération suffit a expliquer pourquoi j’ai plu- sieurs fois décide de m’evader de cette grotesque servitude. Mes récidives successives me confirmant que, dans cette quête de liberté, le respect de soi-meme est plus fort que le souci de sa propre santé. Ne parlons pas de celle des autres…
« Obstacle majeur a ma guérison: mon métier. Au cours de mes quelques mois de lutte incertaine, il m’est arrive de rester bloque pendant de très longues minutes plus d’une heure, parfois devant une page blanche, talonne par l’horaire de remise de copie. Plusieurs fois, j’ai failli mendier une cigarette pour être capable d’amorcer puis de noircir cette maudite page blanche. Quelques mois plus tard, premier signe de victoire, je ne supportais plus la fumée de mes voi- sins et voisines. stupéfiante prise de conscience, source de joie annonciatrice d’une naissance a une nouvelle vie, d’une veritable renaissance…»