Aspects politiques de l'arrêt du tabac
Les faits suivants, etablis sans discussion possible, doi- vent constituer la base de toute action future.
Le tabac est un risque majeur en sante publique; la ciga-rette est en France l’agent le plus efficace et le plus dangereux dans l’ évolution actuelle de l’épidémie tabagique; par l’ intermediate de la nicotine, elle constitue pour la plupart des fumeurs une veritable drogue. C’est seulement depuis une date toute recente, un peu plus de dix ans, que les mécanismes en cause dans la dependance tabagique sont mieux connus; ils sont complexes et, comme pour toute addiction, a la fois comportementaux et neuro-pharmacologique
Le rôle du corps de sante, medecins et personnel infir- mier, est d’essayer d’enrayer cette epidemie avec une double action. Les actions doivent etre collectives en foumissant aux decideurs politiques, a titre d’experts, tous les éléments scientifiques indispensables pour que des mesures generates efficaces puissent etre prises. C’est ce qui a ete realise par le professeur Tubiana pour la loi Veil et le groupe des cinq sages pour la loi Evin: les deux elements essentiels et efficaces de ces legislations sont la reglementation de la publicité et les interdictions de fumer dans certains lieux publics. Bien entendu, les medecins devront ensuite participer activement aux actions mises en place.
Les actions doivent etre individuelles pour soutenir les fumeurs: «non-assistance a personne en danger! » Il faut d’une part les aider a se motiver a l’ arrêt , d’autre part apporter a ceux qui sont les plus dependants le secours medical indispensable. Ces fumeurs dependants a forte consommation sont ceux qui ont les risques les plus eleves; leur présence est pour les autres fumeurs une cause fréquente d’échecs ou de rechutes. Les aider a arreter de fumer est done egalement indispensable dans le cadre d’une politique générate contre le tabagisme.
Dans cette aide, il ne faut jamais oublier plusieurs faits essentiels:
• Le tabagisme est un comportement entretenu par une dependance; la modification du comportement est une décision personnelle, que le medecin doit toujours respecter. II est facile de conseiller, mais il ne faut jamais essayer d’im- poser; ce serait inutile et toujours voue a l’echec.
• Mais le fumeur n’est pas pour autant coupable et res- ponsable, contrairement a ce que pretendent trop souvent, les conjoints, parents, amis, et helas encore parfois les medecins. Certes, la premiere cigarette a pu etre un choix volontaire, encore qu’influence par l’environnement, la disponibilité du produit et la pression sociale; mais ensuite, outre ces facteurs, dans le developpement du tabagisme, interviennent des fac-teurs genetiques, la vulnerability et la reactivite personnelle du sujet vis-a-vis du produit. « Victime, mais non coupable » serait une formule bien adaptee. La cigarette constitue pour beaucoup de fumeurs un element important d’equilibre psy- chologique; il faut imperativement en tenir compte.
Mythes et réalités des dépendances
Un certain nombre d’ idées regues doivent etre critiquées. Les dependances ne constituent pas un trouble aigu qui va pouvoir etre régie avec une « méthode». II n’y a pas de therapeutique unique pour arreter de fumer, pas plus qu’il n’y en a pour traiter toutes les autres conduites addictives. L’attitude classique et habituelle consiste a penser que
l’objectif a atteindre est la desintoxication et le sevrage, et que cela s’applique comme le traitement d’une maladie aigue. En realite, il faut bien differencier deux processus pouvant évoluer independamment:
• l’ intoxication liee aux proprietes «toxiques» du pro- duit qui est variable d’une drogue a Fautre et qui bien évidemment cesse des l’ arrêt de la drogue;
• la dependance ou « addiction » pour laquelle les meca- nismes communs sont semblables a toutes les drogues; c’est un processus chronique, a evolution prolongee et qui n’est pas termine lors de F arret du produit.
L’ arrêt de la consommation est evidemment essentiel pour interrompre Fapport des produits toxiques; il s’accompagne souvent d’un syndrome de sevrage necessitant un traitement specifique. Cette etape est importante, mais la ne doit pas se bomer l’action.
Toute addiction est un processus chronique, evoluant sur des annees et impliquant une prise en charge et un suivi prolonge. Une mauvaise comprehension du mecanisme de l’addic- tion conduit a des erreurs d’analyse; le raisonnement habituel en therapeutique est applique a cette situation en voulant évaluer le pourcentage de reussite a long terme avec tel ou tel traitement. La question posee est toujours la suivante: quel est le pourcentage de succes a six mois et a un an ? Question sans objet et sans reponse. On peut eventuellement, et deja avec beaucoup de difficultes, juger a court terme, deux ou trois mois en moyenne, les effets d’une action sur le syndrome de sevrage, mais, au-dela, cela est illusoire, car la dependance tabagique, comme toute addiction, est un trouble chronique, avec une longue evolution. L’arret ayant ete obtenu, les causes environnementales, comportementales et neurophar-macologiques persistent; la meilleure preuve en est apportee par l’évolution. Si l’on se borne a Faction aigue, pendant l’année suivant l’arret, des rechutes surviennent dans 80 a 90% des cas. Certaines comparaisons ont ete faites et semblent caricaturales, mais elles sont le tres reel reflet de la réalité : Si un individu en pays tropical attrape le paludisme, un traitement de l’acces aigu est le plus souvent possible; par contre, si l’environnement «moustique» n’est pas modifie ou si quelques mois plus tard ce sujet retoume dans ce meme pays, il pourra subir une reinfestation. S’agit-il d’un echec du traitement ?
Plus prosai’quement, si un sujet amateur de vagabondage sexuel est victime d’une gonococcie, il pourra etre traite avec efficacite; si ulterieurement le meme accident se reproduit, cette recidive sera-t-elle attribute a un echec du traitement antibiotique ?
Pour le tabac, il faut souligner, par analogie, les diffi- cultes d’une abstinence prolongee quand l’ex-fumeur ren¬contre partout des fumeurs, voit des debits de tabac, avec leur enseigne bien apparente a tous les coins de rue, et surtout quand il est soumis a tous les inevitables aleas de la vie, deuils, separation, chomage, etc.
L’observation suivante en est un exemple dramatique:
Est-ce un echec du traitement par la nicotine ? Il n’y a pas helas! de therapeutique pour prevenir tous les évènements douloureux de la vie.
Les facteurs responsables des recidives sont tellement nombreux, tellement variables d’un sujet a l’autre, qu’il est tres difficile de comparer entre elles les strategies therapeu- tiques et d’etablir un « consensus »; tout au plus des directives generales sont-elles possibles, ainsi que des essais a court terme, pour le traitement du syndrome de sevrage. II en est de meme pour toutes les addictions.
La dependance tabagique etant un trouble chronique, il faut appliquer les raisonnements qui semblent evidents pour les affections chroniques. L’accompagnement prolonge est indispensable, mais variable d’un sujet a l’autre.
L’hypertension arterielle est un excellent exemple: elle releve de facteurs biologiques, genetiques, environnementaux (le stress, la profession…) et comportementaux (la die- tetique, la sedentarite, le tabagisme…). Le medecin prescrit une medication, conseille un regime, de l’exercice physique et l’arret du tabac. Si ces demiers objectifs ne sont pas atteints, ce qui est tres souvent le cas, les resultats sont moins bons; mais ce n’est pas un echec, car il y a une amelioration du pronostic et une reduction du risque. Si le fumeur a echoue dans sa tentative d’arret ou a rechute, il ne faut pas conclure: «rien ne marche», ou «tout ou n’importe quoi marche». II est impossible d’effacer vingt a trente annees de tabagisme, en deux jours, deux semaines ou meme deux mois, d’un coup de baguette magique. Le fait de recommencer a fumer ne doit jamais etre considere comme un echec; tout arret, meme de duree minime d’une a plusieurs semaines, est un element positif: il rapproche du succes final, car pendant cette periode, meme courte, le fumeur a commence le désapprentissage de la cigarette. Toutes les statistiques concordent: s’il y a eu plusieurs episodes d’arret, les chances de la reussite finale a une tentative ulterieure sont grandes.
Le but essentiel doit etre la diminution du risque lie au tabac; l’arret total et defmitif est evidemment le moyen le plus efficace pour realiser cet objectif. Mais, dans certains cas, l’arret peut s’averer absolument impossible, soit par motivation insuffisante, soit surtout en raison d’une grande vulnérabilité due a des troubles psychologiques. Chez un tel sujet, il faut simultanement traiter ces troubles; parfois l’ap- port de nicotine sous une autre forme que le tabac doit etre maintenu au long cours, comme cela est pratique pour la methadone en cas de dependance a l’ héroïne ; doit-on refuser a ce patient ce type de traitement sous pretexte qu’il reste ainsi « drogue»? II est parfaitement etabli que l’insuline, les anti- hypertenseurs, certains psychotropes doivent etre des traitements a vie; de meme certaines personnes, pour des raisons neurobiologiques que Ton commence a soupgonner, peuvent avoir besoin a long terme de methadone ou de nicotine pour compenser un trouble des neurotransmetteurs. Au nom de quel principe devrait-on leur refuser cette prescription, a partir du moment ou Ton sait avec certitude que les risques aux- quels elles sont ainsi soumises sont reduits de cette façon ?
La prise en charge d’une dependance est ainsi tres différente des soins traditionnels, c’est ce que m’a montre la pratique successive de ces deux activites. Ici encore plus qu’ailleurs, ecoute, patience et empathie sont indispensables.
La recherche des causes et facteurs responsables des difficultés devrait toujours constituer le temps initial indispensable a toute proposition therapeutique. C’est souvent long et difficile, mais l’importance de l’enjeu justifle tous les efforts.