Amphétamines et jeux d'enfants : Charles Bredley et la Benzérdrine
Les travaux de Tredgold, comme ceux de Still avant lui, faisaient ainsi de l’enfant atteint de certains troubles du comportement un cas relevant de la compétence médicale. Toutefois, ils n’offraient aucun moyen de traiter ces déficits. C’est ce qui va changer avec Charles Bradley, en 1937. La Benzédrine trouvera là une application inattendue et même, en un sens, comme on va le voir, paradoxale.
Charles Bradley, pédiatre, dirige à cette époque la Emma Pendelton Bradley Home, le premier institut de neuropsychiatrie infantile fondé aux États-Unis (ce centre est toujours en activité aujourd’hui sous le nom de Bradley hospital). Cette institution portait le nom d’une enfant qui, à 7 ans, fut atteinte d’une encéphalopathie dont elle garda de graves séquelles. Les parents de l’enfant firent don, par testament, de leur maison et du terrain sur lequel elle était construite à Rhode Island, dans l’État du Connecticut, pour y installer les locaux de l’institut dont ils demandaient, par le même testament, la création. L’Institut avait ouvert ses portes en 1931. Il recevait notamment des enfants qui avaient été atteints d’encéphalite.
Comme on considérait que des anomalies de la structure du système nerveux central étaient vraisemblablement responsables des troubles constatés dans le comportement des enfants, on avait envisagé de les soigner par le moyen d’une intervention neurochirurgicale. Pour cette raison, on pratiquait chez certains enfants un examen douloureux appelé pneumo-encéphalogramme. Les jeunes patients se plaignaient souvent, ensuite, de maux de tête. A une époque où il était de plus en plus souvent question de la Benzédrine, au milieu des années 1930, Charles Bradley eut l’idée de leur administrer ce produit. Il semble que son raisonnement ait été qu’un traitement par la Benzédrine pourrait venir à bout des céphalées de ses jeunes patients. Ce ne fut pas spécialement le cas. Mais Bradley constata un phénomène curieux : le comportement et les performances scolaires d’un grand nombre des enfants qui avaient reçu le traitement changèrent sensiblement. Les enfants éprouvaient manifestement davantage d’intérêt pour leur travail. La drogue les calmait et augmentait leur capacité d’attention. Les amphétamines, ces stimulants, possédaient donc aussi une singulière puissance calmante.
Intrigué par ces premières observations, Bradley prescrivit la drogue non seulement à des enfants souffrant de maux de tête liés à un pneumo-encéphalogramme mais aussi, à titre de contrôle, à des enfants qui n’avaient pas subi cette procédure. Il constata que la Benzédrine avait essentiellement le même effet sur les deux groupes d’enfants. Ces derniers commentaient : «J’avais de la joie à l’estomac »,«Je me sentais bien. » Leurs résultats scolaires d’autre part s’amélioraient notablement. L’amélioration était si nette, aux yeux mêmes des patients traités, que les enfants commencèrent à nommer « pilule des mathématiques » les produits qu’on leur donnait. Et Bradley commente :
La Benzédrine produit des effets que Bradley n’hésite pas à qualifier de « spectaculaires »’. Ces enfants étaient, habituellement, peu concentrés ou agressifs. Ils avaient la réputation de perturber la classe. Sous Benzédrine, leur attitude changeait considérablement. Ils devenaient attentifs, studieux, participatifs. Une semaine avant la publication de l’article original de Bradley en 1937, Sargant publiait l’article dont il a été question plus haut montrant que les performances dans les tests de QI étaient améliorées chez les patients à qui on avait donné des amphétamines.
Charles Bradley décida d’étendre et de systématiser ses recherches sur la Benzédrine. Les résultats confirmeront son impression initiale : l’amélioration des résultats scolaires et du comportement était sensible. Il conclut que, même s’il pouvait sembler paradoxal qu’une substance connue pour être un stimulant chez l’adulte améliore le comportement d’enfants dissipés en rendant ces derniers plus attentifs, c’était là pourtant ce qu’il avait observé de façon reproductible.
Le produit avait des effets exactement inverses de ceux qu’on pouvait attendre d’une amphétamine : au lieu d’un surcroît d’excitation et d’agitation, on trouvait une attention plus soutenue, une activité mieux maîtrisée. A la recherche d’une explication de ce surprenant phénomène, Bradley émit l’hypothèse que l’activité volontaire était liée à l’inhibition de certaines parties du système nerveux central. On pouvait concevoir qu’en stimulant la capacité d’inhibition, on obtenait un accroissement du contrôle de soi et de l’activité volontaire.
Une pathologie créée par les conditions sociales particulières liées à la scolarisation des enfants trouvait ainsi sa médication. Ou, pour mieux dire, c’est la médication qui trouvait sa pathologie. En effet, lorsqu’une pathologie rencontre son médicament, elle rencontre, du même coup, un argument de sa naturalisation. Il sera possible de dire : « Vous voyez bien que la maladie est dans la chair, dans la biologie, dans les neurones et non dans l’environnement, la culture, l’histoire personnelle. Comment expliquer sinon que la maladie puisse être soignée par de simples médicaments ? » Rien ne garantit mieux une norme que son inscription dans l’être biologique qui nous constitue, rien ne la rend plus stable, plus satisfaisante pour les esprits à la recherche de certitudes positives.
Les éducateurs ne seront plus responsables de tel ou tel échec scolaire ou de l’agitation qui règne dans certains de leurs cours. L’élève n’aura plus à être corrigé, il devra être soigné. Certains objectent (objection courante) que l’évolution biologique n’a pas spécialement façonné les cerveaux humains pour qu’ils soient studieux et attentifs entre 6 et 15 ans. On leur répond qu’il s’agit justement de corriger ce qui, chez certains individus, devient un facteur d’inadaptation par les moyens que donne la pharmacologie moderne. On rappelle que des études rigoureuses ont confirmé que les enfants traités par des amphétamines étaient plus attentifs, que leurs résultats en classe étaient meilleurs, que les parents les jugeaient en meilleure forme et que les psychiatres estimaient leurs problèmes résolus : « Les enfants restent assis plus longtemps, se concentrent davantage. Les manifestations de nervosité incontrôlable diminuent également. Ils suivent les discussions avec intérêt et semblent mieux comprendre ce qu’on leur dit. Ils prennent le temps de réfléchir aux questions qu’on leur pose et y répondent de manière sensée là où, avant le traitement, ils se seraient contentés de hausser les épaules. »
L’observation de Bradley sera confirmée de façon méthodique par Matthew Molitch et John P. Sullivan sur 96 garçons âgés de 10 à 18 ans. La moitié d’entre eux reçoit des comprimés de Benzédrine, l’autre moitié, un placebo. Molitch et Sullivan examinent ensuite les notes obtenues avant et après le traitement. Le résultat était sans équivoque. Dans le groupe ayant reçu le placebo, les notes sont à peu près inchangées avant et après le traitement. Dans le groupe ayant reçu le produit actif, les résultats sont nettement améliorés.
Nombreux sont ceux qui ont repéré le processus par lequel des normes sociales étaient expliquées, après coup, par des causes biologiques. Ils ont alors engagé de sagaces et pertinentes critiques à rencontre des théories qui s’étaient aventurées à prétendre que la biologie disposait des clés ultimes de la compréhension de la morale. Certains d’entre eux voulurent aller plus loin et admirent que tout était affaire de conventions et de normes sociales, que même la science prétendument la plus exacte n’était rien d’autre que l’affirmation des normes du groupe dominant. Autre excès, autre erreur. Que certaines intentions normalisatrices visant les comportements cherchent à se justifier dans la biologie, c’est une chose (et on verra plus loin des exemples nets de ce type d’activité normalitive s’affirmant par le biais d’un discours scientifique). Mais en déduire que la biologie, dans son ensemble, est un système sophistiqué de justification d’une norme sociale, c’est oublier que si la science est aussi, à l’occasion, normative, elle n’est pas non plus que cela. En fait, le plus souvent, elle est même tout le contraire : elle conteste et tend à modifier les normes existantes bien plus qu’elle ne les renforce.