Amphétamines et esprit dominateur
De façon concomitante vont apparaître des textes d’une teneur différente (bien qu’ils s’inspirent ou prolongent les descriptions directes d’effets ressentis dont nous venons de parler). Il s’agit de textes qui entendent porter un jugement sur l’intérêt et la signification que revêt l’apparition des amphétamines dans les sociétés occidentales. Ces commentaires appellent eux-mêmes un commentaire critique. En d’autres termes, ils s’ouvrent à la polémique. Ils insistent, on va le voir, sur un thème central avec les amphétamines et dont nous n’avons pas encore parlé : celui de la domination.
La fonctionnalité de la substance (le fait que l’un de ses effets soit de rendre plus efficace et plus rapide), soulignée dans plusieurs témoignages d’utilisateurs, comme on l’a vu, et qui semble inscrire d’emblée la substance en marge des stupéfiants ordinaires, cette fonctionnalité, donc, on en fera bientôt reproche aux amphétamines. Ainsi, Terence McKenna décrira-t-il les amphétamines comme « une drogue de dominateurs faite pour des esprits qui veulent dominer par des esprits qui ont dominé la nature ». Des esprits, qui, loin de mettre en cause les normes existantes, veulent s’y montrer les plus forts, les plus efficaces.
N’est-elle pas, cette drogue, fait-il alors remarquer, à la différence des drogues traditionnelles, un pur produit de la culture savante, scientifique, chimique du XXe siècle ? Et ce n’est pas, cette fois, vers des méditations sur le caractère naturel ou culturel de l’effet du produit que s’oriente la réflexion, mais, partant des mêmes prémisses, sur les caractères de la culture qui a produit ces substances. Aucun peuple, fait remarquer McKenna, à moins de devenir suffisamment expert en chimie, n’a jamais pu connaître et n’aurait jamais pu connaître cette substance. C’est donc toute la longue lignée d’esprits éduqués à se dominer eux-mêmes et à dominer la nature, qui s’exprime, selon lui, dans ce produit.
De fait, les amphétamines se trouvent coïncider en partie, par leurs effets, avec les exigences de performance qu’on trouve dans les sociétés libérales. Que l’âme ait besoin d’une stimulation chimique, cela semble pourtant indiquer qu’elle échoue à fournir à ses propres appétits autant d’énergie qu’ils en demandent et qu’elle veut au-delà de ce qu’elle peut. Mais, le vouloir au-delà du possible n’est-il pas précisément la forme de la volonté que toute société qui met l’accent sur l’individu et sa capacité d’initiative personnelle développe inévitablement ? Et, soulignant l’analogie qui existe entre l’effet de stimulation des amphétamines et la demande économique, McKenna se demande si le désir de la puissance, si étroitement lié aux désirs singuliers de l’individu qu’il puisse paraître, n’est pas aussi l’expression d’un système politique qui détermine la signification de l’existence d’un individu dans le groupe.
En outre, cette interprétation paraît contester les enseignements de l’histoire puisqu’elle semble oublier que les amphétamines ne furent pas obtenues au terme d’un projet sciemment conçu d’élaboration d’une substance stimulante, mais plutôt identifiées par hasard dans le cours d’un projet qui aurait dû mener à l’élaboration d’une voie de synthèse d’une autre molécule, comme nous l’avons vu.
Loin d’être le déploiement d’une intention qui serait contenue dans le projet dont elle sera l’aboutissement, une découverte est souvent une surprise que la nature réservait à ceux qui, sans le savoir, allaient à sa rencontre. Et les amphétamines ne font pas exception à cette règle. Il est un peu artificiel, et certainement même tendancieux, de présenter les acteurs de cette découverte comme partageant les intentions et les valeurs d’un processus mis en route depuis des siècles en Europe et qui, dans toute sa généralité, s’appellerait « la science » ou « la technique » et qui aurait comme projet fondamental de dominer la nature. Suivi dans le détail de son déroulement historique, il y a trop de hasards pour qu’on puisse parler d’un processus concerté. Il y a trop de coïncidences pour qu’on puisse parler d’un programme.L’histoire des sciences nous montre combien ses acteurs, loin d’avoir prévu l’aboutissement de leurs efforts, en furent souvent, au contraire, les premiers surpris.
Certains commentateurs, plus radicaux encore que Terence McKenna, soutiennent cependant que la science déploie une forme de pensée qui s’accomplit dans ses productions techniques. On sait comment Heidegger, par exemple, concilie ces deux observations : il se peut bien, fait-il observer, que les péripéties historiques d’une découverte paraissent contredire l’idée selon laquelle la science est le déploiement d’une même pensée toujours réitérée. Mais il n’en reste pas moins que, dans l’ensemble, le développement de la science se présente comme formant une trame uniforme qui pose sur le monde une interprétation non moins uniforme du réel et de la vérité. Et c’est cette interprétation uniforme de la réalité qui s’exprime dans toute réalisation technique. Cette interprétation exprime bien, par conséquent, une intention de domination et de maîtrise qu’on ne doit pas s’étonner, ensuite, de retrouver dans les productions techniques qui en dérivent, même quand ces dernières ont, en apparence, été réalisées en toute ingénuité métaphysique. Et peut-être même surtout quand ces dernières ont été réalisées, comme c’est le cas manifestement de la découverte des amphétamines, en toute ingénuité métaphysique. Car l’esprit est d’autant plus aveugle à l’égard de ce qui le détermine à penser que son ignorance le fait s’imaginer être libre de toute détermination.
Critique imparable, certes. Mais n’est-ce pas là une façon subtile de nier que l’histoire puisse nous enseigner quoi que ce soit ? Dire d’un événement historique qu’il est une simple péripétie qui n’a pas à être prise en compte dans le sens général qu’on donne à un processus, c’est dire que l’histoire, dans les détails de son déroulement, n’a rien à nous apprendre. Ce n’est pas, on l’aura compris, le point de vue que nous développons et cultivons dans cette étude. C’est même, en fait, son antithèse.
Vidéo : Amphétamines et esprit dominateur
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