Amphétamines et agressivité
Car la confiance en soi qui forme une si grande part de l’attrait des amphétamines a aussi sa contrepartie d’excès : être sûr de soi, c’est bientôt faire ses propres normes, sa propre loi, sa propre justice. Et c’est aussi se sentir le légitime détenteur d’une violence potentielle. L’homme plein de cette confiance en lui-même n’est pas intrinsèquement dangereux, mais sa propension à l’action violente est augmentée.
Ainsi le Dr Kramer écrit-il, en 1967 : «De toute évidence, les amphétamines augmentent l’agressivité. L’hyperactivité et la paranoïa se combinent pour induire des comportements agressifs. L’état d’esprit change brutalement. L’individu devient violent pour les raisons les plus légères et insignifiantes. »‘James T. Carey et Jerry Man- del ajoutent : « L’un des principaux problèmes auxquels nous nous heurtons est l’agressivité caractéristique des usagers d’amphétamine. Pour eux, le crime, c’est simplement l’action. Qu’ils aient à leur portée un objet qui peut leur servir d’arme et une personne qui, pour la plus infinitésimale des raisons, les agace, il n’est pas inhabituel qu’ils la tuent ou tentent de le faire. »
Ellinwood rapporte, dans un article intitulé « Assault and homicide associated with amphetamine abuse », l’histoire de 13 personnes ayant commis des meurtres sous l’influence d’amphétamines. Dans la plupart des cas, des pensées de type paranoïaque, la panique, l’impulsivité sont retrouvées à la source de l’attitude homicide.
Le cas d’un jeune homme de 26 ans est rapporté en détail. Utilisateur régulier, il a progressivement augmenté les doses consommées jusqu’à atteindre 500 mg par jour (50 fois la dose conseillée). Il y ajoute de l’alcool ou des barbituriques qui accroissent, dit-il, ses sensations. Doté de la sensibilité intuitive à laquelle ce traitement lui donne accès, il devine que son voisin l’espionne. Dans un premier temps, cependant, il envisage – discernement des commencements – la possibilité que ses idées soient une illusion qu’il rapporte à l’usage qu’il fait des amphétamines. Il ne diminue pas pour autant les doses qu’il absorbe. Progressivement, sa méfiance à l’égard de ses propres idées, l’ironie intérieure qui le protégeait de leurs effets, s’estompe. Un jour, il déplace frénétiquement les meubles de son appartement, soulève les chaises, les tableaux, la moquette, à la recherche de micros que son malveillant voisin aurait pu y dissimuler. Loin d’apaiser sa vindicte, le fait de ne rien trouver le persuade au contraire de l’extrême nocivité du voisin, de ses diaboliques méthodes : ainsi donc, il est parvenu à cacher les micros de manière si parfaite qu’ils demeurent introuvables. Il en ressent une angoisse de plus en plus intense, viscérale. Un soir que cette angoisse se fait plus insupportable, il se présente à la porte de son voisin (il a besoin, prétend-il, de quelques condiments pour achever la préparation d’une salade) et le tue.
Ainsi le Dr Kramer écrit-il, en 1967 : «De toute évidence, les amphétamines augmentent l’agressivité. L’hyperactivité et la paranoïa se combinent pour induire des comportements agressifs. L’état d’esprit change brutalement. L’individu devient violent pour les raisons les plus légères et insignifiantes. »‘James T. Carey et Jerry Man- del ajoutent : « L’un des principaux problèmes auxquels nous nous heurtons est l’agressivité caractéristique des usagers d’amphétamine. Pour eux, le crime, c’est simplement l’action. Qu’ils aient à leur portée un objet qui peut leur servir d’arme et une personne qui, pour la plus infinitésimale des raisons, les agace, il n’est pas inhabituel qu’ils la tuent ou tentent de le faire. »
Ellinwood rapporte, dans un article intitulé « Assault and homicide associated with amphetamine abuse », l’histoire de 13 personnes ayant commis des meurtres sous l’influence d’amphétamines. Dans la plupart des cas, des pensées de type paranoïaque, la panique, l’impulsivité sont retrouvées à la source de l’attitude homicide.
Le cas d’un jeune homme de 26 ans est rapporté en détail. Utilisateur régulier, il a progressivement augmenté les doses consommées jusqu’à atteindre 500 mg par jour (50 fois la dose conseillée). Il y ajoute de l’alcool ou des barbituriques qui accroissent, dit-il, ses sensations. Doté de la sensibilité intuitive à laquelle ce traitement lui donne accès, il devine que son voisin l’espionne. Dans un premier temps, cependant, il envisage – discernement des commencements – la possibilité que ses idées soient une illusion qu’il rapporte à l’usage qu’il fait des amphétamines. Il ne diminue pas pour autant les doses qu’il absorbe. Progressivement, sa méfiance à l’égard de ses propres idées, l’ironie intérieure qui le protégeait de leurs effets, s’estompe. Un jour, il déplace frénétiquement les meubles de son appartement, soulève les chaises, les tableaux, la moquette, à la recherche de micros que son malveillant voisin aurait pu y dissimuler. Loin d’apaiser sa vindicte, le fait de ne rien trouver le persuade au contraire de l’extrême nocivité du voisin, de ses diaboliques méthodes : ainsi donc, il est parvenu à cacher les micros de manière si parfaite qu’ils demeurent introuvables. Il en ressent une angoisse de plus en plus intense, viscérale. Un soir que cette angoisse se fait plus insupportable, il se présente à la porte de son voisin (il a besoin, prétend-il, de quelques condiments pour achever la préparation d’une salade) et le tue.
Dans tous les cas rapportés par Ellinwood, plusieurs facteurs sont retrouvés. D’abord, un large abus de dose – de 20 à 100 fois la dose habituelle. Ensuite, la perte du sentiment d’illusion qui, dans les commencements, s’attache aux idées paranoïaques induites par les amphétamines. Enfin, une forte émotivité qui se traduit par une impulsivité du comportement. En fait, la question des rapports entre la consommation d’amphétamines et la propension à l’action violente fit très tôt l’objet de nombreuses interrogations. On a vu quelques-unes d’entre elles lorsque nous avons parlé de la psychose amphétaminique. Mais la question n’était pas réglée par l’analyse de cas aussi extrêmes.
Ces comportements, si dangereux qu’ils puissent être, concernaient, jusque-là, uniquement des individus singuliers et isolés. L’effet de la consommation d’amphétamines sur des populations plus larges restait discuté. On avait bien repéré quelques pathologies associées aux amphétamines, mais on ne connaissait pas de pathologie collective liée à leur usage. Que deviendraient les descriptions d’euphorie que nous avons vues dans la première partie, si la consommation d’amphétamines ne concernait plus seulement un ou quelques individus, mais était étendue à une population confinée dans un espace relativement restreint ? Y avait-il, en somme, des pathologies sociales associées aux amphétamines qui viendraient redoubler les pathologies individuelles et produire ainsi un tableau plus effrayant encore de ses effets ? Une expérience sociale improvisée, en 1967, dans la ville de San Fransisco va fournir une réponse à ces questions.
Haight-Ashbury district free clinic
Le Haight-Ashbury district, un quartier de San Francisco, devint, au milieu des années 1960, la capitale mondiale des amphétamines, la capitale du speed’. Le livre de David Smith et John Luce intitulé Love Needs Caré, contient une description détaillée de ce quartier à cette époque, accompagnée de nombreux témoignages. On y trouve, en particulier, une description faite par un lieutenant de police. Pendant les six premiers mois de l’année (1967), il a constaté une augmentation considérable du nombre de crimes et délits habituellement commis pendant la même période. Or, cette augmentation apparaît de façon concomitante à une augmentation de la consommation d’amphétamines.
Le même lieutenant est encore plus éloquent lorsqu’il décrit le détail des actions qui sont entrées dans cette comptabilité. Ainsi, explique-t-il, il a arrêté un jeune homme de 18 ans qui vendait des armes et des explosifs dans la rue. Afin de fournir une démonstration de la qualité du matériel proposé, le vendeur incitait les acheteurs à s’exercer sur les cibles mouvantes que constituaient les voitures, les autobus, les vélos. Dans le même temps, quelques amis à lui s’occupent d’organiser l’accueil de la clientèle. Us capturent des jeunes filles dans la rue qu’ils enferment ensuite dans les toilettes publiques. Là, elles sont mises à la disposition de la lubricité des clients, lesquels apprécient spécialement l’atmosphère de viol qu’on entretient dans ces lieux : elle rend ces filles beaucoup plus attirantes que de simples prostituées, explique l’un d’entre eux. Tous ces individus, clients comme marchands, sont connus pour être de grands consommateurs d’amphétamines.
L’amphétamine donne, nous l’avons vu, le sentiment d’une énergie, d’une puissance invincible. Il n’est pas rare que celui qui en abuse se regarde lui-même comme le centre solipsiste de toutes les forces de l’univers, comme le point de concours des énergies qui peuplent la planète. Mais, conséquence de cette autoproclamée souveraineté, il regarde toute interférence avec ses impérieux désirs, toute hésitation même, comme autant de dangers dont il est crucial de se débarrasser dans les meilleurs délais. Et cette règle s’applique même à ses plus fidèles amis. Car la frayeur qu’il éprouve à l’idée de leur inévitable trahison devient telle qu’il estime que l’unique salut est, prenant les devants, de se débarrasser lui-même de ces créatures auxquelles il a eu tort d’accorder sa confiance et son amitié. Il doit, c’est évident, avoir le courage de les attaquer le premier. Il y va, chose sacrée entre toutes, du respect de sa fierté. C’est surtout pendant les périodes de descente (parfois appelée crashing), phases au cours desquelles les effets de la substance s’estompent progressivement, que l’utilisateur peut devenir nerveux, irascible, suspicieux et véritablement dangereux, estiment J. R. Tinklenberg et R. C. Stillman.
En 1969, L. H. Smith et ses collaborateurs, chercheurs à San Fransisco, publient un article dans lequel ils montrent que la dose à partir de laquelle les amphétamines sont létales dans des populations de souris est fortement diminuée (quatre fois moins importante) lorsque les animaux partagent les mêmes cages. En d’autres termes, lorsque les souris sont élevées ensemble et en présence d’amphétamines, la mortalité augmente dans des proportions importantes. Cette augmentation, montrent-ils encore, est due au fait que les animaux sous amphétamine se battent entre eux jusqu’à la mort. La fin de l’article suggérait que le Haight-Ashbury district en était venu à ressembler à une gigantesque cage dans laquelle des individus, absorbant des doses élevées de stimulants, pareils à des souris élevées dans la promiscuité et ayant accès aux mêmes stimulants, interagissaient de façon destructrice.
Tout cela (l’addiction d’abord, la psychose amphétaminique ensuite, les liens entre amphétamine et agressivité enfin) va, rencontrant les discours dits « de prévention », conduire à une mise en question de plus en plus nette et radicale des amphétamines. Ces discours auront généralement une teneur alarmiste. Dans le cas des amphétamines, leur objectif sera de convaincre de l’existence d’une liaison directe entre consommation de la substance et toxicomanie (avec tous les degrés que nous venons de détailler)1.
Celui qui prend des amphétamines a toutes les chances de finir toxicomane. Telle est l’idée que ces discours se proposeront de faire entrer dans les esprits. Pour atteindre son maximum d’efficacité, pareil discours ne doit évidemment pas se présenter sous la forme d’une propagande, mais, autant que possible, sous la forme d’une information objective. D’où le recours à des études scientifiques qui seront, au besoin, directement financées par les organismes dits « de prévention ». Ce qui se présente comme une information se distingue peu alors d’une série d’opérations de communication organisant la mise en relief des risques liés à la consommation d’un produit. Et on verra que ce procédé, ce recours à l’argumentation scientifique (ou, du moins, à l’autorité de la science) pour justifier des décisions d’interdiction, ne fera que s’amplifier par la suite2.
Il semble, ce procédé, relever de la rhétorique du discours politique. Mais il possède aussi un effet pervers : il n’est pas rare qu’il entraîne, de la part de celui qui fait un usage occasionnel de la substance, un sentiment de défiance. Car même s’il n’a de la substance qu’une expérience réduite, l’utilisateur peut mesurer la distance qui sépare les informations qu’on lui fournit de la réalité qu’il a pu connaître. Et dès lors, loin de recevoir ces informations comme des alertes utiles, il les reçoit comme une manipulation organisée destinée à lui barrer l’accès à ce qu’il juge utile et agréable. Il devient, en conséquence, dubitatif à l’égard de discours censés l’alerter et le protéger3. Certains politiques ont parfois reconnu cet effet paradoxal des campagnes de prévention. Ainsi, Richard Nixon déclarera à l’époque où les amphétamines commencent à être interdites :
La jeunesse ne peut comprendre pourquoi nos sociétés ont choisi de criminaliser un comportement qui n’a pas l’effet pathologique ni l’impact social qu’on a dit. Ces jeunes ont passé la barrière et n’ont pas trouvé la falaise que, pour les dissuader de la franchir, nous avions cru bon de dire qu’elle était peu éloignée de la limite que nous avions fixée. Et en voici la conséquence : ils ne respectent pas les lois sur la possession de substances prohibées. Et cet irrespect entraîne un refus général de toutes les lois.
S’il y a un biopouvoir, il doit aussi se justifier et se faire comprendre. Il doit convaincre de la justesse de ce qu’il interdit ou conseille et que des raisons sérieuses sont à l’origine des prescriptions qu’il édicté. Le biopouvoir, pris ici comme pouvoir d’inciter et d’interdire, doit ainsi recourir à des rhétoriques qui ne relèvent pas du domaine de la science, mais qui pourtant, pour être convaincantes, vont aller puiser dans la science l’efficacité de leurs argumentaires. C’est quand ces argumentaires peinent à convaincre que le doute s’installe et que la question de la drogue devient problématique.
Le biopouvoir des amphétamines débouche donc sur une forme nouvelle de politique qui peut être nommée biopolitique. Cette dernière emploie bien les moyens traditionnels de la politique. Mais elle présente aussi deux singularités : d’une part, elle va tendre à donner aux règles qu’elle instaure une ampleur et une extension inégalée dans tout autre domaine, une extension qui tend à l’universalisme ; elle va tendre à organiser une prohibition internationale. D’autre part, elle va tendre à justifier ces mêmes mesures prohibitionnistes par des résultats d’études scientifiques de diverses natures (épidémio- logiques, sociologiques, psychologiques et, plus tard même, biologiques). Nous allons voir comment s’est mise en place l’interdiction mondiale qui touche aujourd’hui les amphétamines et ce en quoi elle consiste précisément
Ces comportements, si dangereux qu’ils puissent être, concernaient, jusque-là, uniquement des individus singuliers et isolés. L’effet de la consommation d’amphétamines sur des populations plus larges restait discuté. On avait bien repéré quelques pathologies associées aux amphétamines, mais on ne connaissait pas de pathologie collective liée à leur usage. Que deviendraient les descriptions d’euphorie que nous avons vues dans la première partie, si la consommation d’amphétamines ne concernait plus seulement un ou quelques individus, mais était étendue à une population confinée dans un espace relativement restreint ? Y avait-il, en somme, des pathologies sociales associées aux amphétamines qui viendraient redoubler les pathologies individuelles et produire ainsi un tableau plus effrayant encore de ses effets ? Une expérience sociale improvisée, en 1967, dans la ville de San Fransisco va fournir une réponse à ces questions.
Haight-Ashbury district free clinic
Le Haight-Ashbury district, un quartier de San Francisco, devint, au milieu des années 1960, la capitale mondiale des amphétamines, la capitale du speed’. Le livre de David Smith et John Luce intitulé Love Needs Caré, contient une description détaillée de ce quartier à cette époque, accompagnée de nombreux témoignages. On y trouve, en particulier, une description faite par un lieutenant de police. Pendant les six premiers mois de l’année (1967), il a constaté une augmentation considérable du nombre de crimes et délits habituellement commis pendant la même période. Or, cette augmentation apparaît de façon concomitante à une augmentation de la consommation d’amphétamines.
Le même lieutenant est encore plus éloquent lorsqu’il décrit le détail des actions qui sont entrées dans cette comptabilité. Ainsi, explique-t-il, il a arrêté un jeune homme de 18 ans qui vendait des armes et des explosifs dans la rue. Afin de fournir une démonstration de la qualité du matériel proposé, le vendeur incitait les acheteurs à s’exercer sur les cibles mouvantes que constituaient les voitures, les autobus, les vélos. Dans le même temps, quelques amis à lui s’occupent d’organiser l’accueil de la clientèle. Us capturent des jeunes filles dans la rue qu’ils enferment ensuite dans les toilettes publiques. Là, elles sont mises à la disposition de la lubricité des clients, lesquels apprécient spécialement l’atmosphère de viol qu’on entretient dans ces lieux : elle rend ces filles beaucoup plus attirantes que de simples prostituées, explique l’un d’entre eux. Tous ces individus, clients comme marchands, sont connus pour être de grands consommateurs d’amphétamines.
L’amphétamine donne, nous l’avons vu, le sentiment d’une énergie, d’une puissance invincible. Il n’est pas rare que celui qui en abuse se regarde lui-même comme le centre solipsiste de toutes les forces de l’univers, comme le point de concours des énergies qui peuplent la planète. Mais, conséquence de cette autoproclamée souveraineté, il regarde toute interférence avec ses impérieux désirs, toute hésitation même, comme autant de dangers dont il est crucial de se débarrasser dans les meilleurs délais. Et cette règle s’applique même à ses plus fidèles amis. Car la frayeur qu’il éprouve à l’idée de leur inévitable trahison devient telle qu’il estime que l’unique salut est, prenant les devants, de se débarrasser lui-même de ces créatures auxquelles il a eu tort d’accorder sa confiance et son amitié. Il doit, c’est évident, avoir le courage de les attaquer le premier. Il y va, chose sacrée entre toutes, du respect de sa fierté. C’est surtout pendant les périodes de descente (parfois appelée crashing), phases au cours desquelles les effets de la substance s’estompent progressivement, que l’utilisateur peut devenir nerveux, irascible, suspicieux et véritablement dangereux, estiment J. R. Tinklenberg et R. C. Stillman.
En 1969, L. H. Smith et ses collaborateurs, chercheurs à San Fransisco, publient un article dans lequel ils montrent que la dose à partir de laquelle les amphétamines sont létales dans des populations de souris est fortement diminuée (quatre fois moins importante) lorsque les animaux partagent les mêmes cages. En d’autres termes, lorsque les souris sont élevées ensemble et en présence d’amphétamines, la mortalité augmente dans des proportions importantes. Cette augmentation, montrent-ils encore, est due au fait que les animaux sous amphétamine se battent entre eux jusqu’à la mort. La fin de l’article suggérait que le Haight-Ashbury district en était venu à ressembler à une gigantesque cage dans laquelle des individus, absorbant des doses élevées de stimulants, pareils à des souris élevées dans la promiscuité et ayant accès aux mêmes stimulants, interagissaient de façon destructrice.
Tout cela (l’addiction d’abord, la psychose amphétaminique ensuite, les liens entre amphétamine et agressivité enfin) va, rencontrant les discours dits « de prévention », conduire à une mise en question de plus en plus nette et radicale des amphétamines. Ces discours auront généralement une teneur alarmiste. Dans le cas des amphétamines, leur objectif sera de convaincre de l’existence d’une liaison directe entre consommation de la substance et toxicomanie (avec tous les degrés que nous venons de détailler)1.
Celui qui prend des amphétamines a toutes les chances de finir toxicomane. Telle est l’idée que ces discours se proposeront de faire entrer dans les esprits. Pour atteindre son maximum d’efficacité, pareil discours ne doit évidemment pas se présenter sous la forme d’une propagande, mais, autant que possible, sous la forme d’une information objective. D’où le recours à des études scientifiques qui seront, au besoin, directement financées par les organismes dits « de prévention ». Ce qui se présente comme une information se distingue peu alors d’une série d’opérations de communication organisant la mise en relief des risques liés à la consommation d’un produit. Et on verra que ce procédé, ce recours à l’argumentation scientifique (ou, du moins, à l’autorité de la science) pour justifier des décisions d’interdiction, ne fera que s’amplifier par la suite2.
Il semble, ce procédé, relever de la rhétorique du discours politique. Mais il possède aussi un effet pervers : il n’est pas rare qu’il entraîne, de la part de celui qui fait un usage occasionnel de la substance, un sentiment de défiance. Car même s’il n’a de la substance qu’une expérience réduite, l’utilisateur peut mesurer la distance qui sépare les informations qu’on lui fournit de la réalité qu’il a pu connaître. Et dès lors, loin de recevoir ces informations comme des alertes utiles, il les reçoit comme une manipulation organisée destinée à lui barrer l’accès à ce qu’il juge utile et agréable. Il devient, en conséquence, dubitatif à l’égard de discours censés l’alerter et le protéger3. Certains politiques ont parfois reconnu cet effet paradoxal des campagnes de prévention. Ainsi, Richard Nixon déclarera à l’époque où les amphétamines commencent à être interdites :
La jeunesse ne peut comprendre pourquoi nos sociétés ont choisi de criminaliser un comportement qui n’a pas l’effet pathologique ni l’impact social qu’on a dit. Ces jeunes ont passé la barrière et n’ont pas trouvé la falaise que, pour les dissuader de la franchir, nous avions cru bon de dire qu’elle était peu éloignée de la limite que nous avions fixée. Et en voici la conséquence : ils ne respectent pas les lois sur la possession de substances prohibées. Et cet irrespect entraîne un refus général de toutes les lois.
S’il y a un biopouvoir, il doit aussi se justifier et se faire comprendre. Il doit convaincre de la justesse de ce qu’il interdit ou conseille et que des raisons sérieuses sont à l’origine des prescriptions qu’il édicté. Le biopouvoir, pris ici comme pouvoir d’inciter et d’interdire, doit ainsi recourir à des rhétoriques qui ne relèvent pas du domaine de la science, mais qui pourtant, pour être convaincantes, vont aller puiser dans la science l’efficacité de leurs argumentaires. C’est quand ces argumentaires peinent à convaincre que le doute s’installe et que la question de la drogue devient problématique.
Le biopouvoir des amphétamines débouche donc sur une forme nouvelle de politique qui peut être nommée biopolitique. Cette dernière emploie bien les moyens traditionnels de la politique. Mais elle présente aussi deux singularités : d’une part, elle va tendre à donner aux règles qu’elle instaure une ampleur et une extension inégalée dans tout autre domaine, une extension qui tend à l’universalisme ; elle va tendre à organiser une prohibition internationale. D’autre part, elle va tendre à justifier ces mêmes mesures prohibitionnistes par des résultats d’études scientifiques de diverses natures (épidémio- logiques, sociologiques, psychologiques et, plus tard même, biologiques). Nous allons voir comment s’est mise en place l’interdiction mondiale qui touche aujourd’hui les amphétamines et ce en quoi elle consiste précisément