Rôle de la Suède dans l'extension de la prohibition aux amphétamines
La Suède possède actuellement l’une des politiques les plus répressives au monde en matière de drogues. Le Narcolic Drug Criminal Act, première loi sur les stupéfiants à être votée dans ce pays, vise spécifiquement les amphétamines. Elle est votée en 1968. La position intransigeante de la Suède dans les réunions internationales, qui, à partir de cette date, réclame une interdiction généralisée des amphétamines, est le prolongement de cette politique nationale. C’est à la suite d’un épisode connu sous le nom d’« expérience libérale » que cette politique a été mise en place.
Les amphétamines en Suède
La Suède n’a découvert la toxicomanie qu’avec l’arrivée des amphétamines. Les drogues «orientales», cannabis et opiacés avaient très peu pénétré sur son territoire. Les amphétamines, au contraire, drogues « nerveuses », ont eu très vite un grand succès dans les pays scandinaves. Introduites en 1938, elles ont fait l’objet, dès 1939, d’une régulation qui les a rendues accessibles uniquement sur prescription médicale. Les médecins, cependant, n’hésitent pas à les prescrire. D’autant que la demande est importante : très vite, on prend intérêt et goût à leur consommation. D’une part, ces produits constituent une réponse inédite à un problème climatique propre aux pays septentrionaux, d’autre part, ils s’accordent bien avec la culture Scandinave.
La Suède connaît, en effet, en tant que pays nordique, de longs hivers qui sont des nuits au cours desquelles les phénomènes dépressifs ne sont pas rares. Les amphétamines permettent, les Suédois s’en aperçoivent très vite, de passer ces périodes dans de meilleures conditions. De plus, ces substances trouvent assez naturellement leur place dans un pays rural dans lequel existe une culture, voire un culte, de la puissance physique et de l’énergie corporelle. Elles ont, pour ainsi dire, un profil pharmacologique adapté à un tempérament de Viking.
Enfin, autre circonstance ayant favorisé l’expansion de l’utilisation d’amphétamines dans le pays, la Suède est restée neutre pendant la Seconde Guerre mondiale qui sera pour elle une période de prospérité. Ses richesses s’accroissent alors rapidement, notamment grâce au commerce d’acier avec l’Allemagne que complète aussi la production d’amphétamines. La maladie de la prospérité, l’obésité, ne tarde pas à faire son apparition dans le pays. Les amphétamines viendront, là encore, aider à rectifier certaines surcharges pondérales. De nombreux magazines, des journaux, des émissions de radio, consacrent des articles ou des programmes aux peps pills, vantant le dynamisme qu’elles procurent : « Deux pilules font mieux qu’un mois de vacances. » Dans les années qui suivent, le produit devient extrêmement populaire.
En 1944, les autorités médicales, inquiètes de cette consommation qu’elles jugent excessive, demandent aux médecins de réduire les prescriptions d’amphétamines. Mais la consommation continue malgré tout d’augmenter. En 1959, plus de 30 millions de doses sont consommées dans le pays. A cette époque, on commence à souligner une corrélation qui, en se confirmant, va conduire à l’interdiction des amphétamines en Suède : les plus gros consommateurs d’amphétamines sont aussi des délinquants. À Stockholm, des individus déambulent la nuit comme le jour. Ils errent de bar en bar, spectacle qui ne manque pas ensuite, envenimé par la rumeur, d’être décrit comme l’errance de zombies ayant perdu jusqu’à la mémoire de leur nom. Ils agressent, dit-on, les personnes pour les plus futiles raisons. Il existe un lien entre ces comportements agressifs et la consommation d’amphétamines, explique-t-on, en citant quelques publications récentes.
D’où proviennent les substances qu’ils ingurgitent ? De trois sources principalement. D’une part, en dépit des recommandations des autorités médicales le système de prescription, très libéral à l’époque, laisse au médecin une grande latitude pour apprécier la pertinence de la demande du patient. D’autre part, un marché parallèle a fait son apparition. Il permet de se procurer sans ordonnance un produit de très bonne qualité ; ce dernier ne provient pas d’une production clandestine mais d’une diversion des circuits d’écoulement traditionnel : vol, falsification de prescription, importation depuis les pays européens. Enfin, ceux qui souhaitent s’approvisionner en amphétamines sans passer par le médecin ni par le marché noir peuvent aller se fournir directement dans l’un de ces pays européens, notamment en Espagne où les amphétamines sont toujours en vente libre. L’Espagne est, à cette même époque, la première destination touristique des Suédois.
En 1965, la Suède va faire ce qu’elle appellera plus tard son « expérimentation libérale ». L’expérience en question sera très vite stigmatisée comme une catastrophe notoire et entraînera, en 1967, la mise en place de la politique restrictive encore en vigueur à l’heure actuelle et la loi suédoise sur les stupéfiants.
L’expérimentation, dite libérale, a été imaginée, organisée et défendue par une association favorable à la légalisation des drogues créée par le Dr Svan-Erik Ahstrôm. Ce médecin, qui s’était fait connaître par ses idées très larges sur la question des drogues, estimait que les patients devaient être libres de déterminer eux-mêmes les doses qu’ils s’administraient. Ainsi avait-il pris l’habitude de ne pas fixer de posologie dans ses ordonnances mais de demander plutôt au patient de lui indiquer la quantité dont il pensait avoir besoin. Il était, de plus, compréhensif pour ceux de ses patients qui avaient sous- estimé leur appétit. Si, quelques jours après leur avoir fait une prescription qui devait remplir leur consommation pour, disons un mois, ils revenaient en expliquant qu’ils avaient consommé davantage que prévu, il leur fournissait une nouvelle ordonnance. C’était, au sens le plus complet du terme, un médecin libéral.
Comme l’expérience avait reçu une certaine publicité (elle devait, si elle était concluante, être étendue à l’ensemble du pays), l’évolution de la situation était regardée avec intérêt. Moins d’une année après son lancement, le Dr Ahstrôm était seul dans sa propre association, à soutenir que l’expérience devait être continuée. On signalait, de plus en plus régulièrement, des personnes en possession de drogues légalement prescrites alors que leur nom ne figurait pas dans les listes des participants à l’expérience. Les participants, quant à eux, peu nombreux au départ, l’étaient moins encore à l’arrivée. Les adversaires du projet montrèrent rapidement que dans ce groupe le taux de mortalité était anormalement élevé.
En avril 1967, une jeune fille de 17 ans, non inscrite dans le programme d’Ahstrôm, reçoit une double injection de morphine et d’amphétamine, généreusement fournie par l’un des participants de l’expérience. Elle meurt. Ce sera la fin de l’expérience libérale. Pendant les deux ans qu’a duré cette expérience, plus de 1 million de doses d’amphétamines auront été prescrites aux 120 patients inscrits dans le programme.
Miels Bejerot
C’est alors qu’entre en scène celui qui va jouer, dans le retournement radical de la position de la Suède, un rôle décisif : le médecin Niels Bejerot. Il est, à cette époque, officier médical du centre de garde à vue de Stockholm. Il est très hostile à l’expérience libérale. Mais, surtout, il a développé contre elle une argumentation « scientifique ». Il faut, selon lui, appliquer à la drogue les méthodes des hygiénistes. Car, explique-t-il, toute forme de consommation de drogue est une maladie. Le problème doit donc être traité comme une épidémie. Il faut désinfecter les esprits, assainir les canaux par lesquels la drogue transite.
Avant la période de l’expérience libérale, les thèses de Bejerot n’ont guère d’influence. Il est très actif cependant. Il rédige de nombreux articles, donne des interviews. La chaleur avec laquelle il défend ses thèses et ses démonstrations (dans laquelle on lira plus tard l’expression d’une détermination visionnaire et salutaire) passe alors pour une forme de fanatisme plutôt désuet. Bejerot a adopté une posture bien connue en Occident : celle de l’homme sincèrement en colère contre le progrès, contre la nouveauté. C’est ce goût de la nouveauté qui est à l’origine de tous les projets de légalisation de drogue, affirme-t-il. L’échec de l’expérience libérale va, par contrecoup, donner aux thèses de Bejerot la crédibilité qui leur manquait et faire la célébrité de leur auteur. Et lorsque sa maison sera incendiée par des toxicomanes et qu’il pourra apparaître comme la victime de dangereux extrémistes, à sa renommée s’adjoindra l’ingrédient compassion- nel sans lequel nul n’accède au rang de héros véritable. Bejerot deviendra une figure nationale, le représentant sévère mais juste d’une cause, d’une idée et d’une politique. Cette idée dont Bejerot est l’incarnation est celle de la « société sans drogue ».
Bejerot va bientôt disposer d’une preuve scientifique de la justesse de ses thèses. Anticipant sur les arguments de ses détracteurs, il a mis au point, à Stockholm, une sorte de dispositif expérimental auquel il fera ensuite une large publicité. Il a discrètement confié à une infirmière une tâche simple qui se révélera redoutablement efficace pour sa démonstration : inscrire, pour chacune des personnes qui transite par le centre de détention dont il est le médecin attitré, le nombre de traces d’impacts d’aiguille de seringue trouvées sur leurs avant-bras. Le but est d’examiner « une possible connexion entre criminalité et addiction ».
L’expérience sera poursuivie durant cinq années : entre 1965 et 1970, soit sur une période qui couvre deux moments très différents de la politique suédoise en matière de drogue (la période de 1’ « expérience libérale » qui a été décrite un peu plus haut et celle, répressive, qui l’a immédiatement suivie). Bejerot soutient qu’il existe une nette différence dans le nombre d’impacts relevés au cours des deux périodes. On pourrait simplement en déduire que le crime continue son chemin avec ou sans injection intraveineuse. Mais Bejerot interprète ses résultats différemment. Le crime, explique-t-il, on peut le réprimer mais non l’éradiquer. Or, on trouve chez les criminels plus de traces d’aiguilles lorsque la politique est libérale que lorsqu’elle est répressive. En 1965, 20 % des personnes arrêtées étaient des toxicomanes, en 1966, 25 %, en 1967, 37 %. La proportion décroît graduellement après 1967. D’après Bejerot, ceci indique qu’il existe un phénomène de contagion des comportements de consommation de drogue. Cela signifie aussi que la contagion est susceptible d’être stoppée par une politique répressive.
D’un point de vue méthodologique, l’étude n’est guère plus probante que les enquêtes menées par Franz Joseph Gall dans les prisons d’Europe pour soutenir sa théorie phrénologique. Aux résultats de Bejerot, on adressera d’ailleurs les mêmes critiques qu’à Franz Joseph Gall : on soulignera les multiples biais qui affectent les données, on remarquera le caractère tendancieux des interprétations. Ces résultats auront pourtant beaucoup plus d’impact dans l’orientation de la politique suédoise en matière de drogue que les études prudentes aux conclusions nuancées qui sont menées au même moment en Suède ou ailleurs.
Le problème politique des drogues se pose, on l’a vu, dès le début du XXe siècle, mais sa théorisation est plus tardive. Elle commence au début des années 1960 avec la définition de trois attitudes politiques possibles à l’égard des drogues : la légalisation, le traitement, la sanction. En Suède, l’expérience de prescription libérale a décrédibilisé entièrement la première option. Reste donc deux stratégies : celle de la sanction (la voie policière), celle du traitement (la voie médicale). C’est la première qui sera adoptée par la loi promulguée en 1968.
En 1968, après le vote de la loi suédoise sur les stupéfiants, la consommation va fortement baisser. Mais on remarquera très vite que si ces restrictions sont efficaces sur les consommateurs occasionnels, elles n’ont, en revanche, que peu d’effets sur les consommateurs les plus assidus. Les utilisateurs occasionnels, en effet, sont très sensibles aux mesures de contrôle. Ils estiment que si de pareilles mesures sont prises c’est qu’il doit exister un risque important. A l’inverse, les utilisateurs réguliers, très familiers de la substance, sont peu sensibles aux mêmes mesures et cherchent à les contourner. Ils les interprètent comme autant de tentatives de contrôle émanant de l’État, manœuvres sournoises dont ils dénoncent la pernicieuse emprise.
Résultat : les consommateurs que la restriction cherchait à atteindre en priorité, les toxicomanes, ne modifient guère leur rythme de consommation. C’est la raison pour laquelle cette législation, pourtant très restrictive, ne satisfait pas encore Bejerot. La cause de l’inefficacité de la législation sur la consommation des toxicomanes, il pense d’ailleurs l’avoir identifiée : cette législation ne punit pas l’usage personnel. Elle s’attache surtout à prévenir le trafic. Non seulement elle ne punit pas l’usage, mais elle fixe même les limites en deçà desquelles la possession de drogue pourra être considérée comme relevant de l’usage personnel (pour les amphétamines, 200 pilules).
Loin de considérer le toxicomane comme un malade, la loi le considère comme le symptôme d’une maladie du corps social. Elle reconnaît ainsi implicitement que c’est la société qui fait le drogué, et que ce dernier révèle les contradictions et les faiblesses du corps social. Elle fait l’erreur, explique Bejerot, de croire ou de laisser penser que c’est en tentant de comprendre le drogué qu’on parviendra à une compréhension meilleure de ce qui a été négligé dans l’organisation de la société. Cette législation refuse de stigmatiser le drogué en soutenant qu’une telle attitude risquerait d’induire un renforcement de l’isolement du toxicomane, une crispation de son comportement, une aggravation du mal.
Bejerot s’oppose point par point à toute cette rhétorique. Car, selon lui, une fois qu’un groupe de toxicomanes s’est formé dans une société et qu’il a commencé à développer une culture de la drogue, son expansion est inévitable par suite d’un phénomène qu’il nomme « contagion des esprits ». Et par conséquent : « La seule politique efficace pour une société est la prohibition totale, qui n’exonère pas plus le consommateur que le trafiquant. » En d’autres termes, il convient de stigmatiser, sans états d’âme, le drogué.
Vidéo : Rôle de la Suède dans l’extension de la prohibition aux amphétamines
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Rôle de la Suède dans l’extension de la prohibition aux amphétamines
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