Localiser les jugements moraux : questions illégitimes
En octobre 2003, la revue Nature publiait un article de synthèse intitulé «La cognition morale et ses bases neurales», qui faisait le point de l’avancée des connaissances sur le sujet. Pas moins de quarante publications y sont référencées. Les unes sont consacrées aux effets de lésions cérébrales sur le jugement moral. Les autres concernent des expériences d’imagerie cérébrale visant à corréler morale et activité neuronale.
Le bilan de toutes ces études est que de vastes territoires du cerveau sont mobilisés dans le raisonnement moral. Ce résultat n’est pas étonnant vu la multiplicité des processus cognitifs mis enjeu pour juger de ce qui est bien ou mal : mémoire, attention, raisonnement, émotion, motivation, anticipation, prise de décision… La surprise est néanmoins de taille quand l’auteur de l’article, William Casebeer, en déduit que cette activation très large du cerveau est en parfait accord avec la théorie morale d’Aristote qui considère que le jugement requiert raison, émotion et action. En revanche, elle contredit la théorie de Kant qui privilégie la raison, ce qui se traduirait par une activation cérébrale uniquement dans le cortex préfrontal. Ainsi pour Casebeer, la neurobiologie apporte de nouveaux outils pour décider de la pertinence des théories sur la morale proposées par les philosophes : la plus juste est celle dont l’origine est naturelle et qui se trouve localisée dans les circuits neuronaux révélés par l’IRM fonctionnelle.
Casebeer est cependant bien conscient des limites de la technique. Il souligne la différence entre la réalité vécue, qui implique l’engagement de l’individu dans un contexte concret, et la situation purement théorique de l’expérience, où l’on demande au sujet allongé dans la machine de réagir à des images ou à des textes qui illustrent un dilemme moral. C’est effectivement une objection majeure à la pertinence de ce type d’étude en IRM. L’auteur a bien réfléchi au problème et propose diverses solutions et conseils pour mener à bien de futures expériences. D’abord, prendre en compte l’environnement social et le rôle les interactions individuelles dans l’élaboration d’un jugement moral.
Pour cela, l’approche prometteuse qu’il préconise est la méthodologie « multi-scanner ». Celle-ci permet d’analyser simultanément les IRM de quatre sujets qui communiquent entre eux via un ordinateur central. A quand les IRM en famille ? Une autre recommandation concerne la formulation des questions et des dilemmes moraux présentés aux sujets pendant l’IRM : il est essentiel de bien définir le contexte qui mène au bien fondé d’un jugement moral. Casebeer cite le cas du vol : «Il est moralement acceptable de voler son arme à un terroriste mais pas de voler une barre chocolatée à son voisin. » Cet exemple nous éclaire sur un enjeu insoupçonné de l’étude des bases neurobiologiques de la morale : mieux lutter contre les terroristes.
C’est effectivement une des préoccupations majeures de Casebeer, qui est assistant professeur en philosophie à l’académie de l’US Air Force, attaché aux services de renseignement. La fiche biographique à la fin de son article nous apprend que ses centres d’intérêt sont : «Les mécanismes neurobiologiques du jugement moral, les bases naturelles de l’éthique, la philosophie de la biologie et la dynamique du recrutement des terroristes. » William Casebeer a manifestement trouvé une thématique de recherche pleine d’avenir.
Avec les progrès de l’imagerie cérébrale, les sujets d’investigation vont de plus en plus loin dans l’exploration des capacités mentales. Des premières études sur les fonctions sensorielles et motrices, on est passé aux fonctions les plus élaborées : langage, mémoire, raisonnement, émotion, jugement moral…. Judy Illes, de l’université de Stanford, a analysé l’évolution des thématiques abordées dans les publications.
Entre 1991 et 2001, elle a répertorié, dans 498 journaux différents, 3 426 articles consacrés à l’IRM fonctionnelle et à l’exploration de fonctions cognitives de plus en plus complexes : «Notre analyse montre un accroissement spectaculaire des sujets aux implications sociales et politiques, telles la coopération et la compétition entre individus, les différences cérébrales chez les gens violents et l’influence génétique sur la structure et les fonctions du cerveau.»
Et l’auteur de mettre en garde : «L’extension des champs d’application exige des précautions pour valider et vérifier la portée des observations. » Judy Illes insiste sur la «nécessaire interaction entre neuroscientifiques et acteurs des domaines médicaux, éducatifs, législatfs ou médiatiques pour assurer que les bénéfices sont supérieurs aux risques encourus».