Le traumatisme et les reves
Le terme de « rêve post-traumatique » décrit une espèce particulière de rêve, généralement effrayant, dans lequel le dormeur retourne compulsivement sur les lieux où il a fait l’expérience du traumatisme. De tels rêves sont prédominants chez des sujets qui ont souffert d’un syndrome post-traumatique lié à la guerre — par exemple d’anciens prisonniers de guerre ou des survivants de l’Ho- locuste. Un rêve post-traumatique qui a été rapporté dans mon laboratoire et qui est resté gravé dans ma mémoire est celui d’un survivant de l’Holocauste hollandais de cinquante-cinq ans. Il passa plusieurs nuits dans le Technion Sleep Laboratoiy pour que nous puissions découvrir la cause de ses troubles du sommeil. Quand un technicien l’éveilla de son sommeil REM afin de l’enregistrer, le sujet raconta un rêve clair et détaillé d’une voix émue, au bord des larmes. Son rêve reconstruisait un incident qui s’était réellement produit lorsqu’il était âgé de six ans. Pour le sauver des nazis, ses parents l’avaient donné en adoption à une famille voisine de chrétiens qui avaient dû déménager en hâte de leur village à un autre assez éloigné, où la religion de l’enfant n’était pas connue. Quelques semaines plus tard, le petit garçon marchait le long de la rue principale de sa nouvelle bourgade lorsqu’il se trouva nez à nez avec un voisin de sa famille qui habitait dans son village d’origine et savait qu’il était juif. Dès qu’il comprit qui il avait rencontré, le petit garçon fut pris momentanément d’une véritable panique et s’enfuit dans la forêt toute proche où il se cacha pendant plusieurs jours. Il était persuadé que le voisin révélerait aux nazis l’endroit où il se trouvait. Cette rencontre avec le voisin et leur échange de regards revenaient dans ses rêves presque chaque nuit pendant les quarante années qui suivirent. Le rêve se terminait toujours au moment où le voisin était sur le point de s’emparer de lui pour le livrer à la Gestapo. Pendant qu’il racontait son rêve, la terreur et l’effroi qui transparaissaient dans sa voix étaient à peine descriptiftibies. Quand il eut achevé son histoire, il remercia le technicien de l’avoir réveillé à ce moment du rêve car, disait-il, « cette fois, il avait presque été capturé ». De semblables cauchemars étaient racontés juste après la guerre par de nombreux survivants de l’Holocauste, mais, dans certains cas, leur fréquence diminuait au fil des années.
Bien que, pendant longtemps, un grand nombre de survivants de l’Holocauste qui se plaignaient de troubles du sommeil aient été examinés au Technion Sleep Laboratory, ce n’est que récemment que nous avons entrepris une étude systématique de leurs rêves. Ce n’est pas une chose aisée que d’explorer les expériences et les souvenirs des personnes ayant traversé l’enfer du nazisme, car beaucoup de survivants de l’Holocauste évitent de faire partager aux autres, même à leurs proches, leurs expériences. Hannah Kaminer, une psychologue clinicienne qui interrogea ces patients dans le cadre de ses études doctorales dans mon laboratoire, était la personne idéale pour une étude de ce genre. Elle réussit à tisser des relations personnelles avec de nombreux survivants de l’Holocauste, et, grâce à sa sensibilité et à son tact, ils acceptèrent de passer plusieurs nuits dans le laboratoire pour qu’elle pût étudier leurs rêves. Un petit nombre d’entre eux alla même jusqu’à confier que c’était la première fois depuis la guerre qu’ils acceptaient de parler de leur expérience des camps de concentration. Trois groupes de volontaires participèrent à l’étude : l’un était constitué de survivants de l’Holocauste qui étaient parvenus à s’adapter à une nouvelle vie après la guerre ; le deuxième comprenait des survivants qui avaient rencontré des difficultés dans leur vie familiale, leur travail, leur vie sociale et leur santé après la guerre ; le troisième était formé d’Israéliens, nés en Israël, du même âge que les survivants, qui n’avaient souffert d’aucun trauma dans le passé. Chaque participant passa cinq nuits dans le laboratoire afin de pouvoir faire un rapport sur ses rêves, et nous nous attendions à trouver de grandes différences dans les caractéristiques des rêves de chacun des trois groupes. Nous fûmes, pourtant, extrêmement surpris quand nous examinâmes les résultats de l’étude. Les survivants de l’Holocauste qui s’étaient bien adaptés à la vie en Israël se rappelaient seulement 33 % de leurs rêves, tandis que ceux qui avaient rencontré des difficultés se souvenaient d’environ de ceux-ci. Les personnes nées en Israël, comme on s’y attendait, se rappelaient 78 % de leurs rêves. Le pourcentage de rêves oubliés parmi le groupe de survivants qui s’étaient bien adaptés était extrêmement haut. Alors que
les Israéliens nés dans le pays, même lorsqu’ils ne réussissaient pas à se souvenir d’un rêve, après avoir été réveillés d’un sommeil REM, se rappelaient néanmoins avoir rêvé, les survivants bien adaptés niaient catégoriquement toute possibilité d’avoir rêvé. Cette étrange découverte était très intéressante, car un aussi faible pourcentage de récits de rêves après un réveil programmé au cours du sommeil REM n’avait jamais été enregistré dans aucune étude précédente.
Il est important d’insister sur le fait que, sauf en ce qui concerne l’oubli des rêves, nous ne trouvâmes aucune différence entre la structure et la qualité du sommeil des survivants bien adaptés et des Israéliens nés dans le pays. Les deux groupes avaient exactement la même quantité de phases de sommeil REM. Le sommeil des survivants qui ne s’étaient pas bien adaptés à la vie après la guerre était pauvre ; ils avaient des difficultés à s’endormir et étaient dérangés dans leur sommeil par des réveils fréquents. L’analyse des contenus des rêves renforça nos impressions au sujet du processus du rêve, dans la mesure où elle mit en évidence des différences fondamentales entre les deux groupes de survivants et celui des natifs d’Israël. Les quelques rêves rapportés par les survivants bien adaptés étaient courts, traitaient de sujets triviaux et quotidiens, étaient dépourvus de toute manifestation de sentiments. Les survivants eux-mêmes montraient à leur égard une indifférence presque totale après leur réveil. Par contraste, la moitié des rêves racontés par les survivants mal adaptés révélaient de l’anxiété ; certains d’entre eux étaient de vrais cauchemars, portant souvent sur l’Holocauste. L’un des volontaires, un survivant d’Auschwitz, fit le récit suivant après avoir été réveillé d’un sommeil REM : « J’étais debout sur le quai de la gare d’Auschwitz quand le Dr Men gèle [le criminel de guerre nazi] apparut soudain et commença à envoyer les gens à gauche, vers les fours crématoires, ou à droite, vers les camps de travaux forcés. Je ne savais pas de quel côté aller, et je commençai à courir entre les deux groupes. L’un des chiens dressés par les soldats de la Gestapo me sauta dessus et était sur le point de me mordre. A ce moment-là, vous m’avez réveillé. »
Il s’agissait là d’une reconstruction extrêmement réaliste de l’arrivée à Auschwitz de ce survivant-là. Nous en conclûmes que 1’« effacement » des rêves des survivants bien adaptés jouait en leur faveur, en empêchant les expériences traumatiques passées de refaire surface et de troubler leur sommeil. Au cours du sommeil,
ce groupe adoptait la stratégie employée par de nombreux survivants pendant leurs heures de veille, durant des années : éviter complètement toute discussion au sujet de leurs expériences dans les camps. Un tel évitement n’était pas une chose aisée. De nombreux survivants éprouvaient de la culpabilité et de la honte à cause de leur incapacité à partager leurs expériences de l’Holocauste avec d’autres, même avec leurs parents ou amis les plus proches. Dans beaucoup de familles, l’évitement de toute discussion portant sur le passé devenait un sujet de conflit douloureux, en particulier avec les plus jeunes générations qui refusaient de se réconcilier avec ce passé. L’un des résultats les plus touchants de la publication de notre étude, ce furent les lettres que nous reçûmes des survivants de l’Holocauste nous remerciant de l’avoir menée à bien. Ils disaient que ses résultats leur avaient permis, dans une certaine mesure, de se défaire de leur culpabilité au sujet de leur incapacité à discuter des épreuves qu’ils avaient traversées dans les camps. Quand il apparut clairement que le fait d’éviter de se souvenir du cauchemar de l’Holocauste, qu’ils soient éveillés ou assoupis, représentait pour eux une manière d’assurer leur parfaite adaptation à la vie après l’Holocauste, ils furent extrêmement soulagés. D’un autre côté, les survivants qui étaient incapables d’éviter de se ressouvenir parvenaient beaucoup moins bien à s’adapter à la vie. Cette explication de l’effacement des rêves des survivants de l’Holo- causte les mieux adaptés ne fut pas du tout reçue avec enthousiasme par les psychiatres et les psychologues les plus conservateurs, qui soutenaient que le rêve, et son interprétation, devait jouer un rôle central dans le traitement des syndromes post- traumatiques. La possibilité que l’effacement des souvenirs traumatiques et le refoulement des rêves puissent aider les survivants dans leur réadaptation allait complètement à l’encontre des thèses fondamentales de l’approche traditionnelle.
Yaron Dagan, un psychologue clinicien, mena une étude, dans mon laboratoire, semblable à celle qui concernait l’effacement des rêves des survivants de l’Holocauste. Il étudia des personnes qui avaient souffert de syndromes post-traumatiques à la suite de la guerre du Liban de 1982. À la différence du groupe de volontaires en bonne santé du même âge qui se souvenaient de la majorité de ses rêves, les malades post-traumatiques ne se rappelaient que la moitié environ de ceux-ci. Puisque la profondeur du sommeil affecte la mémoire des rêves, nous l’étudiâmes aussi chez ces vétérans : les résultats montrèrent que leur sommeil était en fait plus profond que celui des volontaires en bonne santé. C’est là une des explications possibles du peu de rêves dont ils se souvenaient. Au cours de cette étude, nous découvrîmes que des résultats similaires touchant le « sommeil plus profond » avaient été relevés, chez des blessés de la guerre du Viêt-nam souffrant de syndromes posttrau- matiques par Milton Kramer, un chercheur américain qui avait étudié sur une vaste échelle les rêves de patients traumatisés. Toutefois, ces découvertes avaient été laissées en suspens car elles ne correspondaient à rien de connu à l’époque dans le domaine des troubles du sommeil dans des conditions post-traumatiques.