La grippe espagnole en 1918
Double peine : c’est ainsi que l’on pourrait qualifier l’épidémie de grippe espagnole qui a de nouveau décimé l’Europe alors qu’avec l’armistice du 11 novembre 1918, on commençait à croire qu’il y avait une vie en dehors de la boue, du sang, des tranchées, que l’humanité, qui croyait avoir vécu ses derniers jours comme l’écrira l’Autrichien Karl Kraus, pouvait de nouveau croire, sinon en l’homme, du moins en la vie. Par une tragique ironie, l’histoire allait pouvoir bientôt compter et confondre les morts par millions : par la folie froide et meurtrière des États, par le virus de la grippe espagnole. La maladie fit, en quelques mois seulement, beaucoup plus de morts que les quatre années de guerre. La différence est que l’une de ces catastrophes était le fait des hommes seuls, alors que l’autre fut un événement épidémiologique imprévisible et incontrôlable.
La grippe fit son apparition dès le printemps 1918 sur le front occidental, apparemment dans les troupes anglaises, mais quelques indices montrent qu’elle s’était déjà manifestée en Russie, puis en Allemagne un peu auparavant. Cette nouvelle avait été gardée secrète pour des raisons stratégiques et pour ne pas altérer le moral des troupes des deux côtés du front. Ce premier épisode ne s’étendit pas et l’on ignore en fait s’il s’agissait bien du même virus que celui qui réapparut à l’automne. Ce phénomène d’une première vague relativement inoffensive est d’ailleurs courant, puisqu’il se reproduisit en 1968, lors de la «grippe de Hong Kong». Cette «vague d’avant-garde » a pour effet de protéger ceux des sujets qui en sont atteints : les victimes survivantes de cette infection printanière furent épargnées par la maladie pendant l’hiver 1918-1919.
La reprise d’activité du virus en fin d’été se présenta de façon beaucoup plus meurtrière. Peu d’informations sont disponibles sur ce qui se passa dans les armées, mais des données précises ont été recueillies à Paris et leur analyse est pleine d’intérêt. La première anomalie fut le nombre élevé de décès par grippe en Juillet (48), puis en Août (45). Ces mois sont généralement peu favorables à la grippe et les cas signalés lors des années précédentes et suivantes étaient de l’ordre de deux en moyenne. Ces premiers cas, inhabituels, témoignaient de l’introduction en milieu civil du virus qui circulait déjà chez les soldats depuis quelques mois. On assista alors à la montée en puissance de l’épidémie, comme cela se produit encore de nos jours pendant les périodes de grippe saisonnière : quelques semaines après l’introduction d’un nouveau virus, le nombre des cas augmente subitement et monte vers le pic, habituellement atteint en quatre à six semaines.