Des Pampers au fantasme
De l’excès du vivant à la représentation
Au commencement est l’excès du vivant. Partons, en effet, du début. Le nouveau-né, inachevé à la naissance, est le plus néoténique des vivants. Il tombe dans le monde dans un état de détresse, envahi par ce vivant qui le constitue, qui fait effraction, sans que rien de ce qui se manifeste ne soit encore attaché à une signification précise.
Ce qui sera identifié ensuite comme la faim, la soif, le fait d’avoir trop chaud, trop froid, d’être mouillé, sale, enveloppé dans des Pampers humides et froids, tout cela n’a d’abord aucun sens. Ce n’est que rétrospectivement, à partir de la réponse nécessaire de l’autre, qu’une satisfaction éprouvée au-delà de la détresse, que ces manifestations trouveront leur signification.
Ainsi au commencement n’est pas la satisfaction mais la détresse. Celle-ci peut se résoudre en une satisfaction. Il n’y aurait dès lors peut-être pas de satisfaction première qu’on chercherait à retrouver, mais au contraire une satisfaction rétroprojetée, sur la base d’une insatisfaction. On pourrait imaginer que nous passons notre vie à rechercher une satisfaction initiale perdue, alors que ce qui nous marque est au contraire une détresse, notre premier contact avec le monde.
C’est cette expérience d’une primordiale insatisfaction qui fonde la quête permanente d’une satisfaction qui demeure inatteignable. On pourrait pousser l’argumentation en postulant que la trace laissée par l’expérience de satisfaction, et l’état somatique qui lui est associé, peut nous pousser à recréer des états de détresse pour reproduire le plaisir associé à l’issue déjà expérimentée.
Le cinéma a exploité l’effet attractif de l’horreur ou du suspense comme ouvrant à une décharge programmée d’une tension créée de façon artificielle. On retrouve ce mécanisme chez le petit enfant qui aime se faire peur pour se faire ensuite cajoler. À partir du jeu entre détresse et satisfaction, il apparaît que plaisir et déplaisir sont intriqués, avec le corps comme théâtre d’un lien indéfectible.
Mais revenons au bébé dont les sensations intéroceptives constituent la très grande part des stimulations auxquelles il est soumis. Le bébé n’est pas encore en mesure de constituer des représentations susceptibles de traiter cet excès du vivant. Ce n’est que petit à petit, sur la base des réponses de l’autre du Nebenmensch comme le dit Freud, de l’« autre humain » – que l’enfant va entrer dans le monde du langage qui lui offre de quoi constituer des représentations pour donner un sens au non-sens de la détresse.
Le terme de représentation est très général, porteur de plusieurs définitions bien différentes, dans des épisté- mologies parfois opposées. Freud parlait de représentations de choses, inconscientes, et de représentations de mots, inconscientes ou préconscientes.
Cela repose la question du statut langagier de la trace : s’agit-il d’un signifiant, d’une lettre au sens de Lacan, c’est-à-dire de la part réelle du langage ? Ou bien d’un indice au sens de Pierce ? Ou bien d’un nœud au sens de Lacan, d’un nouage entre le vivant et le langage ? Quoi qu’il en soit, on pourrait considérer ici que les représentations résultent d’articulations de traces, que les neurosciences contemporaines désignent comme étant des « ensembles de neurones »
Reprenons le problème. Le petit d’homme, à la naissance, est envahi par le malaise. Il vit dans la détresse – Hilflosigkeit – même s’il a potentiellement la capacité de créer des traces par le biais de son arrimage au monde préexistant du langage. En conséquence de cette prématurité, le voilà donc envahi par des états somatiques de détresse, par toute une série de malaises impliqués par la faim, la soif, l’incoordination motrice, les malaises digestifs, l’incapacité à contrôler ses sphincters, qui aboutissent à un inconfort évident qui domine son existence.
Face à cet envahissement de sensations somatiques, véhiculées par les systèmes intéroceptifs, le nouveau-né se trouve totalement passif, pris par les excès du vivant, dans une dépendance absolue à l’autre, à la réponse vitale de l’autre.
Nous sommes donc face à un état initial très particulier dans lequel R ne peut pas être constitué, alors que S domine. Pour le dire autrement, le petit d’homme est envahi par le vivant sans aucune possibilité de tamponner cet excès par des représentations.
Progressivement, toutefois, par l’intervention de l’autre, et par l’intervention du langage qui vient avec l’autre, le petit d’homme va pouvoir, sur fond de détresse, se constituer en sujet.
Arrimé au monde du langage, il va mettre en jeu des représentations R qui prennent en charge, qui tamponnent, cet excès du vivant, qui lui permettent de donner un sens au non- sens qui l’envahit. Ce tamponnement de S par R pourrait d’ailleurs correspondre à ce que Freud considérait comme la « décharge » de l’excitation.