Dépressions majeures et dépressions mondaines
Le même type de question pourrait se poser en ce qui concerne les études d’antidépresseurs contre placebo. L’efficacité des médicaments imipraminiques IMAO ou dits de la nouvelle génération ne fait aucun doute dans le cadre des processus dépressifs graves, notamment en cas de mélancolie, lorsque le sujet ressent douleur morale, culpabilité avec désir de suicide et inhibition psychomotrice. Il en va tout différemment dans les cas où la dépression est moins sévère, particulièrement quand l’hospitalisation ne s’impose pas. La classification des troubles1 psychiatriques proposée par l’Association américaine de psychiatrie (APA) n’a fait que renforcer cette ambiguïté. Sous la dénomination « major dépression », traduite imprécisément par « dépression majeure » (le terme majeur n’ayant pas exactement la même signification en français et en anglais), on retrouve pêle-mêle des processus pathologiques d’intensité extrême – mélancolie délirante ou syndrome de Cottard, par exemple – et des dépressions plus « mondaines » n’imposant pas un arrêt de travail ou un éloignement du milieu habituel.
Or il est évident que l’entité étudiée, la « dépression », est faite d’une juxtaposition de maladies profondément différentes les unes des autres. Il n’y a probablement aucun rapport ni clinique ni phy- siopathologique entre une psychose maniaco-dépres- sive guérie en général définitivement par le lithium, une dépression réactionnelle à un deuil ou au chômage où le même lithium n’apportera strictement rien, et une dépression saisonnière (SAD), seul syndrome à pouvoir être traité spécifiquement par une exposition à la lumière en automne-hiver. On pourrait même penser que le fait de regrouper un ensemble aussi disparate sous le vocable « dépression » constitue non seulement un abus de langage, source de confusion, mais procède aussi d’une certaine malhonnêteté intellectuelle.
La plupart du temps, les résultats des études pharma- cologiques sur la dépression sont rapportés de façon globale et les scores sont cumulés, quelles que soient les notes de départ dans les échelles de dépression. Cette méthode de statistique fait que les dépressions légères ou modérées sont mêlées aux dépressions les plus sévères et que l’amélioration constatée pour les dernières suffit à entraîner une amélioration statistique globale. En revanche, si l’on prend la peine de strati- fier les catégories de populations étudiées et de différencier les troubles selon leur degré de gravité, on s’aperçoit la plupart du temps que les antidépresseurs ne se différencient pas significativement du placebo dans les dépressions légères et même moyennes. Dès lors, est-il éthique de prescrire des antidépresseurs qui, pour la plupart, sont des médicaments non dénués d’effets secondaires, voire de toxicité, alors qu’une prise en charge chaleureuse, éventuellement accompagnée de produits anodins, de type placebos impurs, semble faire tout aussi bien? Le problème est que les dépressions légères et modérées sont de loin les plus fréquentes et que les implications économiques d’une telle interrogation sont importantes et ne favorisent pas l’instauration d’un débat serein. 11 est probable que les antidépresseurs continueront à être prescrits en milieu ambulatoire majoritairement pour des dépressions légères, sous couvert d’expérimentations menées majoritairement en milieu hospitalier sur des dépressions sévères. Marketing oblige.