Rien de nouveau sous la lune
Si le syndrome de l’apnée du sommeil est si répandu, et si ses symptômes caractéristiques sont aussi dramatiques, comment se fait-il qu’il n’ait été découvert que dans la seconde moitié du XIXe Siècle ? Ne discutait-on pas, avant cela, dans la littérature médicale, des problèmes de somnolence excessive ? La première description médicale du syndrome fut publiée en 1956 par Sidney Burwell, un célèbre spécialiste des maladies cardio-vasculaires, doyen de la Harvard Medical School, qui fit un rapport sur la relation existant entre les difficultés respiratoires pendant le jour et l’endormissement compulsif. Le patient décrit par Burwell et ses collègues avait tellement sommeil qu’il s’endormait en jouant aux cartes même lorsqu’il possédait une bonne main !, mais Burwell ne diagnostiqua pas de lien entre l’endormissement de son patient et des troubles nocturnes du sommeil. Ce n’est que quelques années plus tard, quand des cas analogues furent étudiés dans un laboratoire de sommeil par des chercheurs français, allemands et italiens, qu’il devint manifeste que tous ces sujets connaissaient de nombreux arrêts de la respiration au cours de leur sommeil. Cette observation conduisit à une description précise du syndrome de l’apnée du sommeil et à une explication rigoureuse des raisons de la somnolence excessive qui affectait ces patients pendant la journée.
Toutefois, un survol de la littérature médicale du XIXe siècle montre qu’il n’y a, pour ainsi dire, rien de nouveau sous la lune. Le syndrome de l’apnée du sommeil a été décrit en détail bien avant l’époque des laboratoires de sommeil, mais, pour différentes raisons, ces descriptions n’ont pas attiré l’attention des médecins et des thérapeutes. De manière très surprenante, quand des médecins examinaient des patients obèses et enclins au sommeil, ils les associaient presque toujours au même personnage — celui de Joie, le serviteur dans le roman de Dickens Les Aventures de M. Pickwick. Dans ce livre, M. Pickwick est très impressionné par le fait que le gros Joie aux joues rouges ne cesse de s’endormir. Quand on lui demande pourquoi Joie dort tout le temps, il répond : « Sommeil !… Il dort constamment. S’il va faire des courses, il a tôt fait de s’endormir, il ronfle entre les plats à table… Je suis fier de ce garçon je ne me séparerais de lui à aucun prix , c’est une curiosité naturelle. »
Le personnage de Joie était indubitablement présent à l’esprit de Richard Caton qui, en 1889, lors d’un congrès à la Clinicat Society of London, présenta le cas d’un marchand de volailles âgé de trente-sept ans souffrant d’une somnolence accrue qui s’était déclarée presque simultanément à sa prise de poids : « Au moment même où il s’assied sur sa chaise, écrit Caton, le sommeil s’abat sur lui, et même quand il se tient debout ou marche, il ne tarde pas à sombrer dans le sommeil. Constamment, pendant qu’il est en train de servir des clients dans son magasin, il s’endort derrière son comptoir, puis il se réveille et se retrouve tenant en main le canard ou le poulet qu’il était en train de vendre un quart d’heure auparavant, le client étant parti entre-temps. » La description du volailler par Caton ne laisse aucun doute sur le fait que celui-ci souffrait du syndrome de l’apnée du sommeil : « Quand on l’observe, pendant qu’il dort à poings fermés, sa glotte se comporte assez bizarrement : elle se ferme spas modiquement, suspendant entièrement la respiration. On voit le thorax et l’abdomen être secoués de contractions inutiles des muscles de l’inspiration et de l’expiration; leur effort augmente violemment pendant une minute ou une minute et demie ; le teint du dormeur, pendant ce temps, devient de plus en plus rouge, jusqu’à ce que, quand son état devient alarmant pour l’observateur, l’obstruction de la glotte finisse par céder, et qu’une série de longues inspirations et expirations suivent, tandis que la rougeur disparaît. Cette crise dyspepsique ne réveille pas le patient… Si, au milieu de sa crise dyspepsique, il est forcé de se réveiller, le spasme de la glotte disparaît tout d’un coup. Les infirmières affirment que ces crises se prolongent tout au long de la nuit. »
Bien que l’article dans lequel cette description est exposée s’intitule « Un cas de narcolepsie », il s’agit sans aucun doute de l’une des premières descriptions détaillées d’un patient souffrant du syndrome de l’apnée du sommeil. À la fin de la discussion de ce cas, le président de la Société, le Dr Christopher Heath, souligna la grande ressemblance entre le volailler somnolent et le Joe de Dickens. Cette ressemblance fut remarquée par trois autres médecins, chacun d’eux ignorant le rapport de ses confrères. Il n’est donc pas surprenant que la combinaison de l’obésité et d’une extrême somnolence diurne soit connue sous le nom de « syndrome pick- wickien ». Nous savons aujourd’hui que le syndrome pickwickien n’est qu’un cas particulier du syndrome de l’apnée du sommeil.
L’une des premières descriptions de la relation qui existe entre le type de respiration pendant le sommeil et la santé générale d’une personne fut donnée vers le milieu du xixesiècle. On la trouve dans The Breath of Life [le souffle de la vie] de George Catlin, un artiste et juriste américain qui quitta sa profession et son bureau de Philadelphie pour aller étudier les coutumes des Indiens des Plaines. L’un de ses objectifs était d’apprendre le secret de la santé des Indiens. Les Indiens, disait Catlin, étaient beaucoup plus robustes et en bonne santé que les Blancs citadins. Selon lui, la seule différence véritable entre le mode de vie des Indiens et celui des Blancs consistait dans leur manière de dormir. Tandis que beaucoup d’indiens dormaient la bouche fermée et respiraient uniquement par le nez, de nombreux Blancs dormaient la bouche grande ouverte, parce qu’ils respiraient par la bouche en dormant. Respirer par la bouche en dormant, affirmait Catlin, faisait ronfler, provoquait une sensation de fatigue au réveil, des maux de tête et une vulnérabilité accrue aux maladies. Respirer par le nez, au contraire, donnait le sentiment d’avoir passé une bonne et reposante nuit. Les Indiens fermaient la bouche de leurs enfants pendant leur sommeil. Dieu, écrivait Catlin, avait insufflé « le souffle de la vie » dans le nombril de l’homme. Bien que The Breath of Life, illustré d’amusantes vignettes de la main de Catlin, ait connu cinq éditions successives et ait été accueilli excellemment par la critique médicale de l’époque, sa contribution à la médecine du sommeil fut oubliée au fil des ans.
D’autres, qui essayèrent de décrire la relation qu’il y avait entre la respiration régulière par le nez et la qualité du sommeil, ne parvinrent pas à attirer l’attention de leurs contemporains. L’une des raisons de ce phénomène était la découverte de la narcolepsie à la fin du siècle. Le résultat de cette découverte avait été que toute personne ayant tendance à s’endormir pendant la journée était immédiatement diagnostiquée comme « narcolepsie ». Ce diagnostic sans appel ne laissait, évidemment, que peu de place à de plus amples investigations. C’est pourquoi, jusqu’aux années 1980, le syndrome de l’apnée du sommeil qui touche de 3 à 5 poussent de la population masculine entre quarante et soixante ans n’était même pas mentionné dans les livres de médecine universitaires.
Le conservatisme des médecins explique aussi en partie l’ignorance de ce phénomène. En 1973, William Dement n’arrivait pas à convaincre les médecins d’un petit garçon et d’une petite fille souffrant d’un syndrome de l’apnée du sommeil extrêmement aigu et d’une hypertension qui en résultait, du fait qu’il connaissait les raisons de leurs problèmes de pression artérielle et qu’il savait comment les soigner. « Comme les autres gens, disait Dement, les médecins peuvent être arrogants et pédants. » Ce n’est qu’après que les médecins eurent épuisé tous les traitements dont ils disposaient et que la vie de l’un des jeunes patients eut été véritablement en danger qu’ils acceptèrent la prescription de Dement d’effectuer une petite opération chirurgicale sur la trachée. À cette époque, la trachéotomie, qui permet au blocage des voies respiratoires pendant le sommeil d’être levé, était le traitement le plus efficace contre l’apnée du sommeil. Les résultats de l’acte chirurgical furent spectaculaires dans les deux cas : les arrêts de la respiration pendant le sommeil et la somnolence pendant la journée disparurent entièrement, et la tension artérielle des deux enfants redevint normale.
En Israël aussi, la campagne destinée à convaincre le corps médical de la fréquence du syndrome de l’apnée du sommeil et de sa signification clinique ne fut pas facile. Beaucoup de médecins ne prêtaient que peu de crédit aux découvertes du Technion Sleep Laboratoiy. Je n’oublierai jamais la manière dont, après une confé rence sur le syndrome de l’apnée du sommeil que je donnai à un congrès médical national, l’un des membres du public se leva et me dit : « Ma femme a compté deux cents apnées pendant mon sommeil. Êtes-vous en train de prétendre, vous qui n’êtes pas un médecin, que je suis malade ? » Il continua à me faire la leçon, ainsi qu’au vaste public de médecins, en affirmant que le nombre des apnées qui survenaient pendant le sommeil était entièrement dénué de signification, et qu’il était un spécimen parfaitement sain qui ne souffrait ni de somnolence pendant la journée ni de manque de sommeil la nuit. Il ne pensait pas que deux cents apnées au cours de la nuit fussent un problème ou pussent représenter un danger quelconque. Et pourtant, la physiognomonie de ce même médecin présentait un des traits mythiques des personnes souffrant du syndrome de l’apnée du sommeil : un petit menton rentré et une minuscule mâchoire inférieure. Par respect collégial, je choisis de ne pas lui répondre.