L'industrie pharmaceutique : Les symptômes du déclin
On peut partir à la recherche d’autres chiffres : en 1980, les médicaments âgés de plus de dix ans représentaient 45,7 % du marché français, alors qu’ils n’en représentaient que 32 % en 1970, selon les chiffres donnés par le Syndicat national de l’industrie pharmaceutique (SNIP)2 lui-même. Un autre signe de cette raréfaction des nouveautés est l’effort financier que les grands laboratoires pharmaceutiques sont prêts à faire pour acheter à d’autres laboratoires une molécule en phase 3 de son développement clinique, qui est la phase finale avant le dépôt d’une demande d’autorisation de mise sur le marché : ils sont prêts à consacrer en moyenne 148 millions de dollars aujourd’hui, contre 59 millions dans la période 1994-1996. Et il semble que les prix se soient encore envolés depuis la publication de cette statistique. Tous ces chiffres ne donnent pourtant qu’une vague indication et seule une approche qualitative permet de porter un jugement.
Comment juger en effet les nouvelles molécules commercialisées par exemple dans un pays comme la Belgique4 en 1998, quand on s’aperçoit que le trandolapril est le dixième anti- hypertenseur de la famille des inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine ? Que l’atorvastatine est un hypo- lipidémiant qui prend la suite de trois médicaments semblables déjà existants (les statines) ? Que la toltérodine a les mêmes effets que la très vieille oxybutinine dans les troubles de la miction ? Que la réboxétine est un antidépresseur qui ressemble furieusement à ceux mis au point dans les années 1960 ? Que le naratriptan est le troisième antimigraineux de la même famille (les triptans inaugurés par le sumatriptan) dont on attend au moins un nouveau tous les ans ? Que trois nouveaux antihistaminiques H1 antiallergiques (mizolastine, élastine, féxofénadine) viennent s’ajouter à une longue liste de produits de la
même classe déjà disponibles ? Que la rufloxacine, nouvel antibiotique, est une fluroquinolone semblable à celles existant déjà (même spectre antibactérien, mêmes effets indésirables, mêmes contre-indications, mêmes précautions d’emploi, mêmes interactions) ? Que veut dire nouveauté thérapeutique quand on est submergé par des produits aussi ressemblants ? Une fois le tri fait, reste-t-il seulement cinq à dix nouveautés qui méritent ce nom ?
Comme plusieurs auteurs anglais et américains, je pense que l’on peut dater de 1975 le début du retournement de tendance : (.elle du début du déclin d’une médecine fondée sur les médicaments inventés dans la logique des sulfamides, de la pénicilline, des premiers antibiotiques et de la cortisone. Cette thèse surprendra certainement beaucoup des lecteurs français. Elle est plus familière au public anglais. James Le Fanu est l’auteur qui l’a le plus vigoureusement défendue et argumentée6. Je m’inspirerai beaucoup de ses travaux dans ce chapitre, même si je suis en désaccord avec les raisons qu’il donne de ce déclin. Selon lui, la première cause en est la fin de F« ère de l’optimisme », c’est-à-dire un recul de la créativité et des nouvelles idées. On verra pourtant que ce ne sont pas les nouvelles idées, souvent même présentées comme des « paradigmes7 », qui ont manqué.
La seconde cause serait beaucoup plus matérielle : les chercheurs seraient arrivés au « fond du panier » des molécules possibles. Cette formule est un peu ambiguë : ce n’est certainement pas le nombre de molécules en général qui serait limité, mais peut-être celui de celles qui peuvent avoir une action thérapeutique sur le corps humain. Mais la démonstration reste difficile à faire et James Le Fanu ne la fait pas. D’autant plus que de nombreuses molécules sont certainement éliminées du processus de l’invention dans la phase préclinique, car elles n’ont pas pu manifester leur potentiel avec le type de tests biologiques — forcément limités — utilisés pour les « screener » (c’est-à-dire évaluer leurs effets cliniques). C’est d’ailleurs pour cela que les industriels, bien conscients de ce problème, font « rescreener » régulièrement l’ensemble de leurs chimiothèques, dès qu’une nouvelle cible biologique est identifiée puis validée et se trouve adaptée à ce travail de recherche.
On verra dans les chapitres suivants que, en réalité, le déclin de la pharmacie est en premier lieu lié à l’obligation qui lui a été imposée de changer radicalement ses méthodes de recherche et développement, d’autant plus qu’elle ne l’a pas fait à contrecœur mais en croyant tenir le moyen de mettre au point des méthodes beaucoup plus fructueuses que les anciennes. Elle pensait ainsi accélérer la révolution thérapeutique.
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