L'industrie pharmaceutique : De l'art d’oublier les avantages des génériques
Les médicaments tombés dans le domaine public souffrent tous d’un grave défaut : plus personne ne veut les étudier. Seules quelques rares molécules font encore l’objet de travaux de recherche et d’essais cliniques pouvant déboucher sur de nouvelles indications thérapeutiques. Ainsi, on a découvert récemment l’intérêt de l’aspirine en prise quotidienne à faibles doses pour la prévention des accidents cardiaques, ou dans la prévention du cancer du côlon.
Mais les médicaments brevetés qui viennent sur le marché prendre la place de ceux qui sont tombés dans le domaine public ont fait l’objet d’études dernier cri, avec pour principal objectif de montrer une différence positive et de relativiser, voir dissimuler, toute différence négative avec ceux qui sont tombés dans le domaine public. Il est fort possible que ces médicaments tombés dans le domaine public aient les mêmes qualités, ou d’autres, mais plus aucun chercheur n’est là pour le démontrer, car personne n’est assez fou pour financer des études cliniques sur un produit qui n’est plus protégé par un brevet. Même ceux qui commercialisent les génériques ne souhaitent pas faire d’études sur leurs produits, car ils travailleraient ainsi également pour la concurrence : tout le monde aurait le droit de faire valoir les résultats ainsi obtenus. Certes, dans tous les pays développés, la loi a prévu la possibilité qu’une nouvelle « application » puisse être protégée. Mais qui empêchera quelqu’un de consommer de l’aspirine ordinaire pour des problèmes cardiaques (en réduisant lui-même la dose ou, mieux, en utilisant une forme pédiatrique déjà faiblement dosée) plutôt que le conditionnement spécialement prévu dans cette indication et qui est d’un coût généralement bien supérieur ?
On décrirait souvent mieux ce que font les nouveaux médicaments en parlant de « pas de côté » par rapport au médicament de référence plutôt que de progrès. En règle générale, ils ne soignent pas mieux telle maladie, mais concernent des indications légèrement différentes. C’est par exemple le cas avec les nouveaux antidépresseurs agissant sur la sérotonine : on sait que les anciens sont en fait plus efficaces dans les cas graves de mélancolie ; et il ne viendrait pas à l’idée de la plupart des psychiatres de soigner une dépression grave, nécessitant une hospitalisation, avec un antidépresseur de la nouvelle génération. Quant au cas des antihypertenseurs, qui représentent un gigantesque marché de prévention, le débat sur les raisons de prescrire plutôt telle ou telle classe chimique reste totalement, ouvert (sans parler des médicaments différents à l’intérieur de chacune des classes chimiques !).
Mais les industriels déploient évidemment des trésors d’imagination pour réduire au silence ou rendre inaudibles les experts qui se risquent sur ce terrain, ceux qui contestent l’utilisation en « première intention » des nouveaux médicaments dans la plupart des pathologies. Ainsi, on est toujours surpris et mal à l’aise quand on se rend compte, au cours d’une visite dans un pays pauvre, que des patients soignent leur hypertension avec des antihypertenseurs des dernières générations dont le prix d’une boîte représente pour eux plusieurs journées de travail, et qu’ils arrêteront donc rapidement de prendre, créant un nouveau facteur de risque lié à cet arrêt — alors qu’il existe des dizaines de médicaments aussi efficaces qui pourraient être prescrits à des tarifs incomparablement moins chers.
Il pourrait y avoir là matière à vengeance de l’histoire et, pour une fois, les consommateurs des pays riches pourraient servir de cobayes pour ceux des pays pauvres, où seuls les génériques sont abordables. Car c’est souvent après de longues années d’utilisa- lion qu’un médicament se révèle plus néfaste qu’utile. Cette durée d’utilisation est justement ce qu’il est impossible de reproduire dans le modèle d’expérimentation des essais cliniques ; certains effets négatifs sont imperceptibles avant qu’un médicament ne soit prescrit à des centaines de milliers ou même des millions de personnes, et non pas seulement à quelques milliers comme c’est le cas dans les essais cliniques. C’est encore ce qui s’est passé en 2001 avec le retrait du marché de la statine anticholestérol de Bayer (Staltor®/Cholstat®), qui serait à l’origine d’une centaine de morts.
La durée de vie publique moyenne d’un médicament, entre le moment où il est mis sur le marché et celui où il perd sa protection, est d’environ dix ans : on peut considérer que c’est le temps nécessaire pour que la pharmacovigilance détecte des effets rares mais tout de même significatifs qui rendent le rapport bénéfice/risque de ce médicament négatif et justifie donc son retrait du marché ou, à l’inverse, que son utilité soit solidement confirmée. Les médicaments tombés dans le domaine public ne sont-ils pas finalement les seuls dont on est à peu près sûr que le ratio bénéfices/risques soit positif ?
Faut-il rappeler ce qui arrive si souvent ? Des nouveautés apparaissent comme miraculeuses au moment où elles sont mises sur le marché, mais on déchante au fil du temps quand les déconvenues s’accumulent : effets secondaires, contre-indi- cations et même absence d’effets thérapeutiques. De nombreux médicaments nés avec tambours et trompettes ont ainsi été enterrés en silence quelques années plus tard. Un exemple récent pourrait être celui du Celebrex®, qui a été présenté en 2000 comme le chef de file d’une nouvelle génération d’anti-inflammatoires (les « cox ») n’ayant pas les effets secondaires des produits classiques (ulcères et hémorragies digestives). Les indications et le prix de vente obtenus (trente fois plus élevé aux États-Unis et quatre fois plus élevé en France que les médicaments de référence, Ibuprofène® ou Diclofénac®) étaient à la hauteur de ces promesses. Il a fallu vite déchanter… Pris pendant un an, il n’y avait aucune différence.
Il faudrait que l’industrie pharmaceutique puisse substituer, à chaque médicament important tombant dans le domaine public, au moins un nouveau produit significativement supérieur, en termes d’efficacité ou de tolérance, obligeant donc patients et médecins à renoncer en toute connaissance de cause à l’ancien médicament devenu obsolète. Ou alors, elle devrait explorer de nouveaux champs, de nouvelles pathologies où aucun traitement efficace n’existe encore, c’est-à-dire pour l’essentiel les maladies liées au vieillissement (devenues la principale cause de mortalité dans les pays riches) et les maladies infectieuses, qui restent la principale cause de mortalité dans les pays pauvres faute de disponibilité des traitements existants (même si certains chercheurs n’excluent pas un renouveau des maladies infectieuses dans les pays riches, certains staphylocoques devenant résistants à tous les antibiotiques, y compris à celui du dernier recours, la vancomycine). Mais est- elle capable de le faire ?
Vidéo : L’industrie pharmaceutique : De l’art d’oublier les avantages des génériques
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