Les scénarios possibles pour l'agriculture et l'alimentation de demain
Il est particulièrement difficile de répondre à la question : comment l’homme s’alimentera-t-il demain, et avec quels types d’agriculture et d’activités agroalimentaires ? La complexité des facteurs mis en jeu concernant la demande des consommateurs et l’organisation de la chaîne alimentaire ne permet pas, même en réunissant les compétences des spécialistes les plus avisés, d’émettre des prévisions sûres pour l’avenir. Cependant, il faut aussi considérer que le futur nous appartient, que chacun a son mot à dire, que des prises de conscience collectives peuvent modifier le cours des choses. La problématique alimentaire touche particulièrement l’homme, dans un domaine vital qui le ressource quotidiennement, mais ce sujet ne peut être isolé des autres grandes questions, notamment le réchauffement climatique ou la fourniture d’énergie. D’ailleurs, selon la manière dont il est conduit, le bilan de l’agriculture sur l’équilibre de la planète terre et l’effet de serre peut être extrêmement variable.
Si aucun événement fort n’influence le paysage alimentaire, l’évolution de l’alimentation humaine devrait être dépendante tant de la nature de l’offre alimentaire que des réactions du consommateur. Bien que souvent l’accent soit mis sur le rôle central du choix du consommateur, il ne faut pas oublier que ce dernier est bien obligé de s’adapter au système alimentaire qui lui est proposé. Ce jeu d’interactions entre chaîne alimentaire et consommateurs peut se pratiquer longtemps avec les mêmes règles jusqu’à ce qu’un événement ou un mouvement d’idées finissent par modifier profondément le cours des choses. Pour l’instant, ni les conditions de vie actuelles ni la prise de conscience sociétale ne suffisent à changer le sens des évolutions que nous avons connues depuis quelques dizaines d’années. La question est donc de savoir jusqu’où le type de chaîne alimentaire actuelle pourrait évoluer dans le long terme et quelles sont les chances d’un modèle alternatif. Avant l’essor de l’agroalimentaire, l’activité de ce secteur était plutôt insuffisante pour nourrir des villes en pleine expansion. On sait à quel point ce secteur s’est maintenant hypertrophié jusqu’à nuire à la consommation d’aliments naturels, pourtant indispensables à l’équilibre nutritionnel. Trouverons-nous un juste équilibre ?
Dans un premier scénario dévolution possible, les activités agricoles et agroalimentaires trouvent principalement leur place dans la sphère économique, avec la logique qui s’y rattache : satisfaire (en les modulant à sa convenance) les besoins du consommateur à un moindre coût pour gagner le maximum de marchés. La logique mercantile de cette approche exclut de son champ de préoccupation une vision globale. Elle ne cherche pas à prendre en compte les conséquences socioéconomiques provoquées par cette apparente rationalisation de la chaîne alimentaire, ni les répercussions écologiques et environnementales d’une agriculture productiviste, ni la problématique des relations entre alimentation et santé.
Dans ce type de scénario, l’influence principale vient de l’industrie agroalimentaire qui cherche à s’approvisionner en matières premières de qualité standard au meilleur prix et donc au cours mondial. La pression compétitive incite ainsi les industriels à demander à l’agriculture européenne de rejoindre les standards de production les plus bas. Les lobbies agroalimentaires encouragent progressivement l’abandon de tout soutien aux prix et de toutes protections aux frontières. L’Europe continue cependant, comme les Américains, à soutenir de façon indirecte les agriculteurs dans le cadre d’une politique agricole rénovée, mais le montant des aides diminue nettement, et les contours les plus incohérents de la politique actuelle de subventions sont gommés.
Surtout on ne change pas des systèmes de production qui ont fait la preuve de leur efficacité. On assiste donc : au développement d’une agriculture le plus compétitive possible ; à l’augmentation toujours sensible des rendements jusqu’au plus fort plafonnement possible (en France une production laitière annuelle de 10 000 litres de lait par vache, un rendement de 100 quintaux de blé à l’hectare et bien d’autres performances de par le monde) ; à un fort accroissement de la taille des exploitations de grande culture ; à la diminution de la diversité des productions agricoles à l’échelon d’un pays en fonction d’une répartition et d’une compétition mondiales ; à l’accentuation de l’industrialisation des élevages ; à la standardisation des cultures de fruits et légumes ; au maintien des modèles actuels d’offres très élevées en produits animaux.
L’évolution du secteur agroalimentaire est tout aussi remarquable, et l’importance des transformations alimentaires opérées s’accentue au rythme des progrès technologiques. Il en résulte une offre d’aliments faciles à préparer toujours plus abondante et on assiste à l’industrialisation des derniers secteurs artisanaux (boulangeries, cantines, etc.). On observe cependant une certaine amélioration de la densité nutritionnelle des aliments, à la suite de la prise en compte des critiques des nutritionnistes concernant les calories vides.
Pour les consommateurs, ces changements aboutissent : à une baisse très nette du budget consacré à l’alimentation ; à une diminution encore plus forte du temps passé à la préparation des repas ; à une gestion plus fluide des approvisionnements avec un renouvellement sans à-coups du contenu des frigos et des réserves alimentaires.
Diverses tendances méritent aussi d’être soulignées : la recherche d’un exotisme alimentaire dans des restaurants ou des régions spécialisés ; la perte notable du patrimoine culinaire ; le développement des fast-foods et d’une alimentation à deux vitesses ; l’augmentation très forte des troubles du comportement nutritionnel et des maladies métaboliques (diabète, obésité).
Ce scénario, à peine accentué, n’a rien de futuriste puisqu’il correspond déjà à la situation d’une large partie de l’Amérique du Nord, voire de l’Europe, et qu’il exprime les tendances lourdes d’un certain type d’agriculture qualifiée de performante et d’une industrie agroalimentaire toujours en quête de compétitivité et de rentabilité.
Faute de régulations efficaces des marchés et par le jeu concurrentiel d’une multitude de producteurs, les agriculteurs voient leur revenu diminuer malgré des efforts considérables de rentabilité, et il en est de même de certaines activités agroalimentaires. Finalement, la baisse du budget consacré à l’alimentation profite surtout à quelques multinationales.
Si l’analyse des économistes est fiable, l’augmentation du niveau de vie se traduit par l’érosion des dépenses d’alimentation, et cette évolution pourrait être accentuée par l’industrialisation toujours plus poussée de la chaîne alimentaire.
À l’échelon français, il est inutile de rappeler à quel point il est intéressant de maintenir une population rurale même si une partie des campagnes est maintenant occupée par des non-agriculteurs. Au moins dans les pays riches, il n’y a plus de bénéfices socioéconomiques à diminuer le budget consacré à l’alimentation par l’accroissement de la productivité générale du secteur alimentaire. On ne voit guère l’utilité de réduire le poids économique de l’alimentation humaine au risque d’une dévalorisation de la qualité nutritionnelle, de retombées socioéconomiques ou écologiques négatives et surtout si cela entraîne une augmentation des dépenses de santé. Il y a aussi de nombreux risques de sécurité alimentaire à concentrer les productions agricoles et les transformations alimentaires ; sachant qu’une crise alimentaire sera toujours plus grave que dans d’autres domaines. Les risques écologiques, dus au productivisme qui induit des systèmes de culture et d’élevage mal adaptés à l’environnement, sont maintenant bien connus mais si peu pris en compte.
Dans le scénario que nous venons de développer, la dégradation géopolitique de l’alimentation par une approche productiviste réductrice de cette activité est le constat le plus alarmant. La production de matières premières à bas prix n’aide pas à résoudre les problèmes de la faim dans le monde puisque cela gêne considérablement le développement de l’agriculture des pays pauvres. Enfin, le recours, dans les pays peu développés économiquement, à une agriculture productiviste mal maîtrisée peut se traduire par des désastres écologiques au même titre que les anciennes mauvaises pratiques.
La conclusion de cette analyse partagée par de nombreux experts est qu’il convient de rechercher une autre voie, celle du développement d’une agriculture durable adaptée aux exigences de la nutrition préventive. Dans cette perspective, un effort considérable devrait être accompli pour rééquilibrer les poids respectifs du secteur agroalimentaire et de l’agriculture dans le marché alimentaire.
L’originalité de l’approche, défendue tout au long de ce livre, est d’établir des liens étroits entre la conduite de l’agriculture, la nature des transformations alimentaires, les choix alimentaires et la nutrition préventive. Grâce à son impact inestimable sur la santé, l’alimentation acquiert ainsi une valeur ajoutée considérable qui la libère enfin du joug trop pesant de la concurrence économique aveugle. Cependant, en plus de l’optimisation de son rôle nourricier, ce type de scénario investit l’agriculture d’une mission d’équilibre écologique, sociétale et géopolitique.
Dans cette vision, le caractère bienfaiteur et incontournable de l’agriculture durable en vue d’une alimentation préventive est affirmé a priori ; ce qui suppose évidemment d’adopter les systèmes de culture et les modes d’alimentation adéquats pour obtenir les résultats le plus satisfaisants possible. De plus, le bénéfice d’une bonne conduite de la chaîne alimentaire ne peut se concevoir seulement à l’échelon de pays privilégiés et doit être élargiau maximum de nations. À partir d’expériences alimentaires réussies dans diverses régions du monde, il deviendrait plus facile de faire adhérer à cette démarche beaucoup de pays trop démunis ou trop éloignés des bonnes pratiques en termes d’agriculture et d’alimentation. Les mêmes problèmes d’obtention de consensus sont rencontrés pour la question du réchauffement de la planète sans que cela remette en question la nécessité d’une approche collective.
Sans sous-estimer les difficultés à engager les acteurs de la chaîne alimentaire dans une nouvelle voie plus exigeante, mais plus sûre et plus valorisée, les bénéfices de cette orientation semblent considérables à tous les niveaux. En fait, tout le fonctionnement de la chaîne alimentaire pourrait être amélioré dans la mesure où elle serait revalorisée économiquement. La contribution à l’amélioration de l’environnement et la qualité des services alimentaires rendus devraient être bien explicitées pour faire accepter, par le public, l’apparent surenchérissement de l’alimentation. Actuellement, le vrai coût de la nourriture est très sous- estimé puisque le soutien des États au financement de l’agriculture n’est pas visible dans l’acte d’achat, ni les conséquences négatives sur l’environnement ou le tissu social d’une agriculture productiviste.
Pour les agriculteurs, l’adoption de l’agriculture durable, c’est l’assurance de redonner du sens à un métier très dévalorisé, de ne plus être des conducteurs d’engins et des chasseurs de primes mais des pilotes de systèmes vivants et complexes.
Les points forts de ce scénario sont : l’optimisation des systèmes d’exploitation pour l’amélioration de la fertilité des sols et la préservation de l’environnement ; le choix de cultures et d’élevages adaptés au milieu et en fonction des critères écologiques ou nutritionnels recherchés ; l’adoption de systèmes d’exploitation complexes éloignés des monoproductions ; le contrôle de la qualité des produits avec une obligation de moyens et de résultats ; l’adaptation de la nature et du volume des productions aux besoins alimentaires de l’homme et donc en relation avec des structures de régulation ; une revalorisation nette des prix agricoles avec une harmonisation des productions ; le maintien d’un tissu rural vivant.
L’effort de qualité entrepris sur le terrain serait poursuivi par l’adoption de technologies douces, préservant la complexité des aliments. Un très gros effort serait mené pour différencier l’origine des aliments avec des labels de qualité nutritionnelle. Grâce aux outils de gestion modernes, les circuits de distributions courts seraient développés pour permettre aux consommateurs de bénéficier au maximum des produits de la ferme.
Nul doute qu’une chaîne alimentaire bien construite aurait des retombées positives sur le comportement alimentaire de la population, sur sa confiance ; sur son acceptation à dépenser plus (un changement d’attitude est déjà notable en faveur des produits bio). Tout en ne bradant pas ses produits, une chaîne alimentaire de qualité devrait aussi proposer des solutions pour disposer d’une nourriture simple et équilibrée avec un faible prix de revient.
Le passage d’une chaîne conventionnelle, proche du premier scénario, à un autre type de production alimentaire n’est pas encore certain ; surtout, l’évolution pourrait n’être que très partielle et se révéler très longue dans le temps. Pour aller dans le bon sens, il faudrait une mutation profonde du monde agricole, mais surtout des consommateurs. Ces derniers ne sont pas toujours faciles à cerner, souvent proches de leur porte-monnaie et pourtant désireux de consommer des produits de la campagne les plus purs.