Les essais cliniques comme limite éthique
On s’est depuis, et avec finalement pas mal de retard, beaucoup interrogé sur le caractère éthique des procédés alors utilisés et des risques d’accidents encourus par les patients utilisés comme cobayes, même si tout le monde reconnaît que ce fut une période de grande inventivité. N’a-t-on pas dans les années 1960 mis jusqu’à cent nouveautés thérapeutiques sur le marché chaque année ? On ignore le nombre de cobayes humains victimes de cette époque un peu sauvage. Personne ne pourra sans doute en faire désormais l’histoire. Il n’y a pas de documents et les témoins sont de plus en plus rares. Et puis, comme le montre l’épisode des lobotomies, les historiens de la médecine sont aussi souvent des médecins qui n’aiment pas trop s’appesantir sur les épisodes peu glorieux de cette histoire. Ils ne veulent pas que leur travail démoralise les patients et favorise, comme on dit, la montée de l’irrationalisme !
Le foisonnement des inventions chimiques se fait à cette époque dans un contexte où commence à dominer la « science clinique », qui s’accompagne d’un état d’esprit radicalement nouveau de la part des cliniciens : un patient n’est plus seulement pris en charge pour lui-même, pour le soigner et le consoler de la manière individualisée qui lui soit le mieux adaptée. Le patient doit désormais — de plein gré si possible, mais généralement on le maintient dans l’ignorance — accepter de participer aussi à un projet de recherche collective qui sera peut-être long dans le temps et où il y aura toujours des pots cassés. Une nouvelle école de cliniciens se sent le droit de subordonner le bien-être individuel des patients aux progrès de la science sans qu’ils aient leur mot à dire et sans qu’aucune structure collective ne vienne fixer des limites. Le bon médecin n’est plus celui qui est proche de ses patients dans les soins : chacun d’eux doit être traité comme un cas semblable à bien d’autres et intéressant seulement parce qu’il est un « quiconque » ne présentant qu’un minimum d’originalité.
La science clinique a « entraîné une sorte de déconnexion émotionnelle sans laquelle les pionniers n’auraient jamais persisté dans leurs thérapies expérimentales », constate l’historien James Le Fanu . L’étude de cette période donne l’impression que l’indifférence qui était jusqu’alors — pour des raisons commerciales — l’apanage des laboratoires pharmaceutiques a gagné toute une partie de la profession médicale, et plus spécialement de son élite, qui se lance dans la recherche clinique. C’est de cette « science clinique » que vont naître plus tard les essais cliniques randomisés modernes. Mais ils ne s’imposent pas immédiatement et l’on peut penser que c’est dans cette fenêtre d’opportunité où domine l’idée de l’expérimentation, sans qu’elle soit encore encadrée par des procédures strictes, que le flot des inventions thérapeutiques a été possible.
Cette rapidité et ce foisonnement des inventions s’accompagnent donc souvent d’une grande violence contre les patients. James Le Fanu rapporte ainsi, entre autres, le cas du médecin anglais John McMichael, qui illustre bien cet état d’esprit nouveau d’une partie du corps médical dans cette période. Pour mesurer les chutes de tension à la suite d’une hémorragie, ce dernier insère des cathéters dans le cœur de patients et il les oblige à de cruels exercices d’effort. Cette pratique n’a absolument aucun intérêt thérapeutique immédiat, mais elle permet de mieux comprendre un phénomène physiologique, ce qui aura peut-être un jour une conséquence thérapeutique et permet, en attendant, de faire une publication. Or, John McMichael n’est pas un cas isolé.
Les difficultés éthiques de cette période se traduisent par d’autres problèmes qui se prolongeront bien après que les essais cliniques contrôlés sont devenus la règle. Car encore faut-il que ces essais cliniques soient menés honnêtement. Or, la dissimulation des résultats de certaines études ou même leur falsification deviennent un problème récurrent.
Entre 1945 et 1947, dans une étude menée par l’université américaine de Vanderbilt (Nashville), on faisait ingérer du fer radioactif à des femmes enceintes pour en étudier les modalités d’absorption par l’organisme, alors qu’on leur laissait croire qu’il s’agissait d’un cocktail de vitamines. En 1963, les expériences menées au Jewish Chronic Disease Hospital de Brooklyn bouleversent l’opinion : on y injectait, à leur insu, des cellules cancéreuses à des personnes âgées13. En 1972, le public apprend l’existence des « essais Tuskegee » : des Noirs souffrant de la syphilis sont suivis par des médecins américains mais ne sont pas traités depuis des dizaines d’années, parce que l’on voulait étudier 1’« histoire naturelle de la maladie ». On ne leur a évidemment pas demandé leur avis !
Au milieu des années 1970, la commission sanitaire du Sénat américain étudie le cas de l’aldactone des laboratoires Searle. Il apparaît que les études de toxicité n’ont pas respecté les règles (les rats qui ont reçu le médicament n’ont pas été systématiquement autopsiés). « Il faut toutefois souligner que ces pratiques ne sortent pas de la pratique générale des laboratoires de l’époque […]. Les chercheurs menant des essais cliniques n’ont parfois aucune qualification, les données collectées au cours d’un essai se trouvent insérées dans le rapport d’un autre essai, certains sujets sont totalement fictifs, les doses de médicament excèdent à l’occasion les stipulations du protocole, certains patients reçoivent deux médicaments et participent ainsi à deux essais, parfois plus, en même temps », écrit David Healy dans son histoire des antidépresseurs. Une enquête montre que 74 % des cliniciens participant à des essais cliniques ont contourné la loi. Et tout cela n’est que la partie visible de l’iceberg.
On ne se débarrasse pas du jour au lendemain des habitudes et des libertés acquises aux dépens des patients pendant la période du triomphe des essais réalisés « en ouvert ». Il faudra plusieurs procès aux États-Unis contre les laboratoires pharmaceutiques pour que la prise de conscience devienne générale. Cela amènera la FDA américaine à renforcer ses règles en édictant un code détaillé (connu sous le nom de « Bonnes pratiques de laboratoires » et de « Bonnes pratiques cliniques »), qui sera repris par les pouvoirs publics un peu partout dans le monde.
Aujourd’hui, pour des raisons éthiques qui se sont précisées au fil des accidents et des abus de pouvoir, les essais en ouvert de nouvelles molécules sont absolument exclus et les essais contrôlés soumis à des règles de plus en plus sévères, même s’ils sont toujours laissés à la seule initiative des industriels et si les pouvoirs publics envisagent moins que jamais de financer et conduire des études indépendantes. Quand les commissions ne sont pas convaincues, c’est toujours au laboratoire qu’elles demanderont de faire de nouvelles études. Il faut déterminer ce que l’on cherche avant d’initier un essai sur l’homme. Il faut déclarer une étude avant de commencer à la réaliser afin d’empêcher la dissimulation de résultats qui seraient négatifs. Il faut donc disposer d’une grande quantité d’études réalisées sur des animaux avant tout essai chez l’homme. Les pouvoirs publics peuvent envoyer des inspecteurs contrôler la manière dont une étude se déroule et en expertiser les différents moments (comme les cahiers d’observation tenus par les investigateurs qui permettent de vérifier le respect du protocole).
Vidéo : Les essais cliniques comme limite éthique
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