Les dangers des amphétamines
Le lecteur attentif aura remarqué que, dans tout ce qui précède, ne figure pas une fois le terme « toxicomanie ». Bientôt, pourtant, les amphétamines vont rejoindre le cortège des substances qui sont réputées pouvoir induire une toxicomanie. C’est à partir de ce moment que va s’amorcer le déclin des amphétamines qui mènera, en quelques années, à leur interdiction. Cette transition s’opère, notons-le, peu de temps après que l’expiration du brevet de Smith, Kline & French sur la molécule ait fait rentrer celle-ci dans le domaine public. L’expiration du brevet ne fait qu’élargir encore l’exploitation commerciale de la molécule. Les firmes Squibb, Eli Lily, Merell (entre autres) développent chacune des spécialités à base d’amphétamines. Dans le même temps, les articles décrivant les dangers des amphétamines se multiplient. Les consommateurs commencent, quant à eux, à être vus comme des toxicomanes. Revenons un peu, pour commencer, sur l’origine de ce personnage du théâtre social contemporain, le toxicomane.
Toxicomane et dégénérescence
La figure sociale du toxicomane se constitue progressivement tout au long du XIXe siècle. Si, au XVIesiècle déjà, les intoxications chroniques étaient connues (elles étaient qualifiées alors de narcotisme) elles apparaissent comme une issue assez rare et, somme toute, maîtrisable.
Vers la fin du XIXe siècle se multiplient les études scientifiques qui portent sur les consommations de stupéfiants. En 1875, le médecin allemand Edward Levinstein publie un ouvrage intitulé Sur la morphine qui sera traduit en français deux ans plus tard. Il y introduit un néologisme : le terme de « morphinomane » qu’il emploie pour désigner ceux qui, parmi les usagers de la morphine, développent un goût immodéré pour la drogue. Sur le même modèle, on forgera bientôt le terme d’« héroïnomane », de cocaïnomane, puis, vers la fin du siècle, le terme générique de « toxicomane » qui désigne celui qui ne peut se passer d’une substance toxique. Ce lexique se met en place dans le contexte général d’une vogue pour les théories de la dégénérescence qui vont à leur tour fortement déterminer la forme que prendra la figure du toxicomane.
Le terme de « toxicomane » et le personnage social qui lui correspond sont attestés dans la langue française à partir de 1913, soit quelques années avant la première loi sur les stupéfiants (1916)’. Le terme « addiction », quant à lui, bien qu’il provienne d’un terme latin (addictus qui signifie « adonné à »), est beaucoup plus récent. On ne l’emploie couramment en français qu’à partir de la fin des années 1970. Son origine lexicale est, en fait, vraisemblablement, l’anglais drug addict.
Nous aurons à suivre l’élaboration des politiques d’interdiction de consommation de substances stupéfiantes qui finiront par concerner les amphétamines. Nous verrons, à cette occasion, le rôle central qu’a pu jouer le portrait du toxicomane. En fait, il n’y a pas de discours antidrogue qui ne comporte une description souvent pathétique et pitoyable de l’être du toxicomane. Ombre vivante, spectre social qui hante des rues mal éclairées en quête d’obscures transactions, le toxicomane sera, le plus souvent, peint comme un être inquiétant. Il a perdu les réflexes d’autocontrôlé que suppose toute organisation sociale. Son comportement signale que les repères communs de la vie sociale ont, pour lui, vacillé. Le système des normes, s’il existe encore pour lui, paraît entièrement imprévisible. Il est lui-même sauvage, méchant peut-être, sans scrupule certainement, et plein d’une haine confuse à l’égard des hommes et de la société. Enfin, sa force physique pourrait être accrue par l’effet des drogues qu’il consomme (ce qui est tout particulièrement vrai pour les drogues stimulantes). Tel est le portrait que l’on dresse, non sans parfois une certaine complaisance morbide, du toxicomane.
Le toxicomane va ainsi devenir une figure dépravée du monde contemporain. Certes l’alcoolique est lui aussi une figure de la déroute sociale. Mais, s’il peut devenir violent, il n’en est pas moins bien identifié dans son rôle social. L’alcoolique possède sa place assignée dans le système de l’iconographie sociale. On raconte ses errances, ses incartades comme autant de fables du mal-être. Il est pris dans un ensemble d’activités et de discours incrustés dans le tissu culturel. Ce dernier contient des figures variées qui vont de l’icône du triomphe (le champagne) à celle de la désolation (la piquette). Il y a, d’autre part, une industrie de l’alcool, avec ses producteurs, ses distributeurs, ses commerçants, ses concours. Bref, l’alcool est incorporé, non seulement dans la culture mais aussi dans l’économie. Quand bien même il s’avérerait plus dangereux que les stupéfiants pour la santé, son insertion dans le système des intérêts et des symboles de l’Occident lui assurerait une pérennité que les prohibitions internationales tentent de dénier aux drogues.
La psychanalyste Veira Ocampo remarquait, dans un colloque consacré à l’usage de certains psychotropes dans les sociétés modernes, que l’histoire des civilisations montre qu’il n’est pas impossible de faire de la consommation de substances psychotropes un élément de la forme de vie : « Certaines cultures ont su donner une place à la drogue pour qu’elle ne produise pas de toxicomanie. Ce sont celles qui ont pu inscrire cet appétit ancestral des hommes pour les drogues dans un réseau social tissé de traditions, de mythes, de paroles, de rite
d’initiation. Autant d’éléments discursifs permettant à un individu de garder, face à l’excès inhérent à la drogue, une part de subjectivité. Autrement dit, de faire de l’excès une expérience reconnue. Ce n’est manifestement pas le cas de notre culture. »
Il y a cependant une différence notable entre la pilule (d’amphétamines ou d’un autre psychotrope) qu’on ingère et le produit (alcool ou tabac) qu’on consomme. Les pilules n’ont aucune valeur gustative intrinsèque. À la différence de l’alcool ou du tabac, une amphétamine n’est pas recherchée pour son goût immédiat. Autrement dit, il n’y a pas de rapport sensuel lié à l’ingestion de la substance elle-même.
Ce qui rend l’alcool et le tabac acceptables socialement provient, en partie, du fait qu’ils peuvent être appréciés pour leur goût et indépendamment des modifications d’état de conscience qu’ils entraînent. Ces dernières peuvent apparaître comme un effet secondaire plus ou moins indésirable. La feuille de Khat ou de Coca, par exemple, consommée par les populations qui en ont fait un rite ou une habitude, est intégrée dans un art de vivre qui associe une dégustation, une façon d’apprécier le contact physique avec la matière végétale et un état de l’organisme qui se trouve, par elle, modifié.
Dès lors qu’il est possible de cultiver un goût pour la substance, celle-ci entre pour ainsi dire, dans le domaine public : on ne pourra faire de sa consommation quelque chose d’entièrement secret. En conséquence, c’est tout un système social de partage de la substance qui va s’organiser autour de sa consommation. Rien de semblable avec une pilule dont la valeur gustative est nulle. Les avis demeurent divers sur la nature du lien qu’il convient d’établir entre consommation de drogue, violence, délinquance et crime. D’un côté, on trouve les explications purement pharmacologiques : ce sont les drogues elles-mêmes qui par leurs effets sur le système nerveux engendrent ces comportements asociaux. C’est l’action sur la terminaison nerveuse qui est directement responsable de la levée des inhibitions, laquelle est à l’origine des actes violents, incontrôlables, auxquels se livrent certains drogués (on en verra plus loin des exemples). D’un autre côté, on trouve des discours qui mettent l’accent sur le contexte social, culturel, politique même, c’est-à-dire sur la signification qu’a pu prendre la substance et sa consommation pour l’individu.
Dégénérescence et toxicomanie
La théorie de la dégénérescence de Theodor Morell, nous l’avons brièvement indiqué, a transmis son cadre interprétatif au personnage du toxicomane qui, au début du XXe siècle, est encore presque informe. Elle associe le toxicomane à une représentation sommaire de l’économie vitale qui se décline de la façon suivante. La matière vivante est faite pour dégénérer, c’est sa pente naturelle et son ultime destin. Mais il faut que les différentes parties qui la constituent dégénèrent de façon synchrone. A défaut de quoi, on voit apparaître des individus pathétiques dont le corps, jeune encore, renferme un cerveau de vieillard délabré : conséquence d’une accélération trop intense et unilatérale du rythme cérébral jjui se trouve désaccordé du rythme de vieillissement du reste du corps. Car toute accélération du rythme de l’existence, bénéfique à première vue, est assimilable à un excès et tout excès se paye par une perte.
Les psychotropes sont bien, comme l’avait fait observer Moreau de Tours, des émulateurs de la folie. Mais ce point s’interprète maintenant d’une manière toute différente : si la drogue est une « folie expérimentale », c’est parce que, comme la folie, elle accélère la dégénérescence cérébrale. De plus, cette dégénérescence est souvent sélective et locale. À une drogue particulière correspondra un type particulier de dégénérescence qui peut se décrire sous la forme d’une pathologie psychique bien spécifique.
Le toxicomane est ainsi celui qui s’est enfermé dans la spirale de ses plaisirs. Ce qui était accès à des jouissances inédites est devenu chez lui dépravation et dégradation mentale d’abord, physique ensuite. Et on insiste sur son indifférence à son propre état qui prouverait la dégradation de sa vigilance sociale. Il ne sait plus, lui qui est désormais l’éternel exilé, reconnaître l’effet qu’il produit sur les autres et encore moins s’en affliger. Il est sur la pente d’une déchéance généralisée qui épouvante par l’espèce de figuration du néant dont elle est porteuse. La représentation théâtralement codée de l’échec qui la caractérise est, bien plus que l’agressivité intrinsèque du toxicomane, à l’origine de sa puissance répulsive. Et s’il fait éprouver un sentiment de crainte c’est, de façon indirecte, la crainte d’une contamination phantasmatique de personnes rituellement désignées comme fragiles : les enfants. Ne vont-ils pas, eux, les fragiles, les innocents, succomber aux attraits et aux facilités de la drogue sans voir qu’elle les entraîne sur le chemin d’une déchéance impitoyable et irréversible ? Ainsi, les craintes suscitées par la toxicomanie sont, à défaut d’être tout à fait crédibles dans le présent, repoussées d’une génération et reportées chez l’enfant.