Le thermalisme
La deuxième partie de cet ouvrage vient d’être consacrée à la mise en lumière des faits et preuves scientifiques ayant trait à l’efficacité et plus encore à l’utilité du thermalisme chez un grand nombre de malades souffrant d’affections variées : maladies rhumatismales, ORL et respiratoires, artérielles et veineuses, dermatologiques, gynécologiques, etc.
Cependant, le maître symptôme, véritable plainte-carrefour de ces affections, en est la douleur; et notamment la douleur chronique, qui mérite une attention particulière par le handicap et le mal-être qu’elle engendre dans la vie quotidienne, professionnelle, familiale et sociale. Nous avons pu souligner à cet effet et de longue date [5, 6] — combien ce «j’ai mal» (au dos, au cou, à la tête, au ventre…) dont se plaint le patient engendre et signifie si souvent aussi « je suis mal », « je vais mal », « je me sens mal » ; mais également « je me sens handicapé, diminué, dévalorisé, déprimé profondément par la faute de cette douleur qui dure et ou se répète sans cesse, inlassable, implacable tous les jours et ceci depuis des lustres… en l’occurrence depuis des mois ou des années, et parfois même des décennies». Avec cette question lancinante : «Pourquoi ne suis-je plus comme avant?» Quel drame au quotidien que cette arthrose douloureuse, ces douleurs vasculaires, de sinusite rebelle, ces douleurs gynécologiques qui n’en finissent plus de durer et de resurgir…
«Je puis tout par un soudain effort, mais ôtez en la durée… », confessait déjà Michel de Montaigne, alors victime de violentes coliques néphrétiques, dans sa période post-stoïcienne.
C’est le mérite des pionniers, médecins (John Bonica) et infirmières (Cecily Saunders et tant d’autres), que d’avoir relevé ce défi de devoir soulager les douleurs, notamment les plus violentes, les plus durables, les plus rebelles. C’est le mérite de tous ceux, médecins ou non, qui ont accepté d’écouter leur sensibilité pour considérer une fois pour toutes que, pour des raisons éthiques, c’est-à-dire pour des raisons humaines évidentes :
– aucune douleur ne doit être déniée, ni même sous-estimée et notamment les douleurs de ceux qui l’expriment mal : nourrissons, petits enfants, personnes âgées, handicapés, étrangers, exclus… ;
– la douleur n’est pas une fatalité, tant il est vrai que de nombreux traitements antalgiques sont efficaces, dès lors qu’ils sont prescrits à bon escient et bien maniés.
Les douleurs réellement rebelles à toutes formes de prise en charge thérapeutique sont réellement très rares (certaines douleurs cancéreuses par envahissement du plexus solaire, certaines douleurs neuropathiques et ou psychogènes, certaines algodystrophies ou causalgies rebelles…).
La médecin thermale, éspace-temps privilégié pour l’évaluation de la douleur
La douleur chronique, véritable «deuxième maladie» (en plus de la maladie causale), nécessite une évaluation complète, fine, attentive à tous ses aspects, toutes ses dimensions (psycho-affective…), tous ses retentissements (handicap…). La médecine thermale peut et doit jouer ici un rôle important. Pour plusieurs raisons :
– parce qu’elle prend en charge, chaque année, dans un pays comme la France, des centaines de milliers de malades douloureux. En ce sens elle s’inscrit dans le droit fil des «Recommandations pour la pratique clinique» (RPC) de l’ANAES concernant le thème «Évaluation et suivi de la douleur chronique chez l’adulte en médecine ambulatoire» [1] qui souligne : «L’évaluation initiale du malade douloureux chronique demande du temps. Elle peut se répartir sur plusieurs consultations» (première recommandation). Sachant que chaque professionnel de santé et a fortiori chaque réseau de professionnels de santé ont la mission d’évaluer et de soulager la douleur des malades, il n’est pas excessif de conférer un rôle privilégié à la médecine thermale, impliquant la contribution active du malade lui-même. Rôle qu’elle joue déjà mais qu’elle doit développer, en y consacrant l’attention et le temps nécessaires;
-parce qu’elle est probablement, à côté des Centres d’évaluation et de traitement de la douleur (qui sont loin de pouvoir subvenir à toutes les demandes d’aides), l’une des modalités d’exercice médical apte à consacrer aux malades douloureux chroniques le temps nécessaire à une écoute et à une évaluation de qualité, complétées par une thérapeutique tout à la fois dédiée au corporel et au psychique : approches à la fois psychocomportementales et corporelles associant qualité clinique et relationnelle, médicaments et traitements non médicamenteux variés, incluant crénoréadaptation, traitements physiques, relaxation, mais aussi le bénéfice de l’écologie thermale et des techniques modernes de la cure.
Ainsi, la médecine thermale devrait s’attacher à évaluer et à prendre en charge nombre de malades porteurs de douleurs chroniques non cancéreuses dans des domaines très variés de la pathologie.
Cela suppose que cette médecine thermale soit enseignée et mise en œuvre avec toute l’attention et l’exigence souhaitables. Cela suppose aussi que les médecins thermaux consacrent le temps nécessaire à leurs malades, mais aussi qu’ils sachent coordonner d’authentiques équipes de soins dédiées à cet objectif d’une médecine de qualité axée sur la personne souffrante, et non sur une maladie désincarnée, traitée par la seule technique : médecine de VHomme et non médecine d’organes.
Retentissement physique, émotionnel et psycho-affectif des douleurs chroniques
Comme tout médecin et tout soignant concerné, le médecin thermal peut et doit savoir apprécier et évaluer [2] :
-l’intensité de la douleur, qu’apprécient les échelles visuelles analogiques (EVA)
– ses caractères cliniques (douleur électrique, en coup de poignard, en étau, fourmillements, brûlure, lourdeur, douleur angoissante, obsédante, oppressante…);
– son siège et ses irradiations avec leurs pièges : les douleurs projetées ou référées, les plus trompeuses, expliquant les pièges diagnostiques fréquents : infarctus, appendicite, cholécystite, syndrome articulaire vertébral postérieur, toutes affections aux douleurs atypiques (parmi tant d’autres exemples) ;
– son mode de déclenchement ;
– sa sensibilité ou sa résistance à tel ou tel traitement;
– mais aussi, notamment dans la douleur chronique, son retentissement psycho-affectif et émotionnel, fait de peurs (de voir la douleur resurgir ou s’amplifier), d’anxiété, d’angoisse, de dépression : la douleur chronique déprime et cette dépression renforce le sentiment de la perception douloureuse parce qu’elle abaisse le seuil douloureux (cercle vicieux de la douleur). Ces mécanismes entrent en jeu dans les douleurs chroniques et particulièrement certaines d’entre elles : douleurs neurologiques obsédantes, algodystrophies et causalgies rebelles, douleurs psychogènes, ainsi que ces maladies du seuil douloureux que sont très probablement, pour une part au moins, certaines rachialgies, certaines douleurs digestives ou gynécologiques et plus encore peut-être les céphalées de tension et les fibromyalgies… ;
– ainsi que le handicap induit par la douleur, qui accable et perturbe la vie quotidienne, socio-professionnelle, comme familiale et personnelle. D’où l’importance qu’il y a à apprécier le retentissement de la douleur sur l’autonomie du malade (capacité à se tenir debout, à marcher, à conduire sa voiture…), sa vitalité physique, psychique, sexuelle (car la douleur fatigue),
son mode de vie (rythmes, sommeil…) qui commande ses relations avec les autres, sa joie de vivre et plus généralement sa qualité de vie.
La médecine se doit d’évaluer toutes les dimensions de la douleur et de la souffrance. Dans ses recommandations récentes [1], l’ANAES a publié des échelles appréciant le retentissement émotionnel (annexe 18.1) et le retentissement de la douleur sur le comportement quotidien (annexe 18.2). D’autres échelles concernent plus spécifiquement certains malades : telle l’échelle Doloplus-2, spécifiquement rédigée à l’intention des personnes âgées (annexe 18.3), et les échelles destinées à évaluer les douleurs de l’enfant (échelle de douleur enfant Gustave Roussy [4]) ou d’autres types de douleurs. Au fur et à mesure que l’on intègre la dimension «souffrance» de la douleur, on en vient à apprécier davantage la qualité de vie, que tentent d’évaluer des échelles génériques (questionnaire général SF-36 par exemple) couplées à des échelles orientées voire spécifiquement consacrées à telle ou telle maladie : arthrose, fibromyalgie, rhumatisme inflammatoire, artérite des membres inférieurs, migraine…
Une nouvelle étape «culturelle» dans cette prise en charge du malade douloureux aura été de redécouvrir que l’apaisement des douleurs chroniques relève souvent de stratégies complexes faisant appel à des médicaments mais aussi à de nombreux traitements non médicamenteux : techniques anesthésiques (blocs…), neurostimulation, neurochirurgie, mais aussi et surtout approche psycho-comportementale (relaxation, bio-feed- back…), traitements physiques, acupuncture, rééducation, thermalisme. Sans jamais négliger cette prise en charge relationnelle, majeure, qui peut revêtir des «niveaux» très différents suivant les malades et les types de douleur : en commençant par le fait de croire le malade a priori lorsqu’il affirme qu’il souffre, notamment de douleurs chroniques, ces dernières étant souvent renforcées par le déni du corps médical. Il faut éviter que le soupçon médical n’accable le malade «comme le détective méchant oblige le héros du film à prouver qu’il est un honnête citoyen» [6].
Il ne faut plus que le malade puisse dire : « Docteur, j’ai mal, je vous l’assure et ne dites pas vous aussi que j’invente, que je suis un simulateur… ».
Et puis il y a ces prises en charge psychologiques plus élaborées qui font appel à la parole (psychothérapie de soutien ou analytique, psychanalyse…) et aussi pour beaucoup au corps : approche
psycho-comportementale, relaxation, hypnose.
La cure thermale convergentes face aux douleurs chronique
On commence à s’en rendre compte : Y art médical exige du temps, consomme du temps. L’art médical est chronophage. Au temps de la vitesse, du stress et de la précipitation induits par l’obsession de la «toute rentabilité première» et à tout prix, voici que l’on magnifie, parfois à l’excès, les techniques de soins, les protocoles standard, anonymes et aveugles, sans vouloir comprendre que la personne malade est bien autre chose et d’un tout autre registre qu’une machine en panne.
En cure thermale, voici trois semaines de soins à la fois multi-quotidiens et convergents : consultations par des médecins expérimentés, soins attentifs par des soignants spécialisés dans le maniement de techniques thermales alliées à des approches relationnelles comportant en outre : relaxation, détente, prise de conscience sur les erreurs d’hygiène de vie (tabac, alcool, surpoids, vie sédentaire, stress excessif, courses contre la montre dont certaines inutiles…).
Nous avons évoqué parfois la règle des trois unités de la tragédie classique : unités de lieu, de temps et d’action. Ici, avec la cure thermale, le malade bénéficie d’une multiplicité d’actions thérapeutiques convergentes dans une même unité de temps et de lieu.
La médecin un immense « centre anti-douleur »
La médecine tout entière doit être et redevenir un immense «Centre antidouleur». Et la médecine thermale a ici un rôle majeur à jouer, notamment au bénéfice de ces malades souffrant de ces « plaintes chroniques » qui requièrent, dans la durée, des soins multi-quotidiens et synergiques. Par sa conception même, sa structure, la diversité de ses compétences et de ses techniques, la médecine thermale peut et doit jouer un rôle fort et efficace dans la prise en charge des douleurs chroniques rebelles. C’est déjà ce qu’elle fait dans la réalité avec la prise en charge pour notre seul pays de centaines de milliers de malades douloureux chroniques, porteurs d’affections rhumatismales, vasculaires, respiratoires, gynécologiques… douloureuses et invalidantes.
La preuve en est l’atténuation durable de ces douleurs chroniques après la cure, comme en témoignent les faits scientifiques précités et la diminution de la consommation d’antalgiques et d’anti-inflammatoires par les malades souffrant de douleurs rhumatismales. Cette médecine thermale se révèle efficace chez ces malades doublement victimes de leurs douleurs et du handicap (physique et psycho-affectif) qu’elles entraînent .
Or, quelle meilleure application de ces appels à reconsidérer la plainte par une évaluation soigneuse, puis à une prise en charge du malade douloureux sous le double versant de sa douleur et de sa souffrance? Cette alliance de la compétence et de l’humanisme est au centre de la vocation même de la médecine. Elle fonde l’honneur des médecins et des soignants. La médecine thermale doit relever ce défi d’une médecine davantage dédiée à l’Homme malade, surtout souffrant et pas seulement à telle partie de son corps-objet (sa jambe, sa tête…) de façon anonyme et désincarnée.
Le thermalisme dans les douleurs
Mécanismes du thermalisme dans les douleurs
Incantations que tout cela? Ou comme l’ironisait Alphonse Allais à propos des discours pompeux, ne seraient-ce là que des «paroles verbales»? Aucunement. Il s’agit au contraire d’une tentative destinée à proclamer que, dans les faits, ce rôle antalgique de la cure thermale existe, qu’il est démontré et scientifiquement prouvé. Il a sa place dans l’arsenal thérapeutique de la difficile prise en charge des malades douloureux chroniques. Et cela n’esl pas surprenant car, outre sa complémentarité à tous les autres traitements, il permet en lui-même d’agir à trois niveaux, tous essentiels dans la pathogénie de la douleur chronique : nociception, douleur, souffrance :
– action sur les facteurs nociceptifs par l’effet anti-inflammatoire des vapeurs et des gaz thermaux dont on peut trouver une image dans le dégonflement des doigts obtenu par le berthollet des mains; par l’effet décontracturant de la chaleur, la contracture étant une conséquence de la nociception mais pouvant devenir un facteur nociceptif à son tour dans le cercle vicieux douleur- contracture, par le rétablissement de la fonction articulaire grâce à la mobilisation en piscine, le type en étant l’épaule douloureuse chronique avec réduction de l’amplitude articulaire par adhérences péri-articulaires, qui devient indolore après rétablissement de la mobilité articulaire;
– action sur la douleur, c’est-à-dire sur l’accès à la conscience du message douloureux engendré par la nociception. Pour expliquer cette action, il faut recourir à la théorie du portillon (gâte control) selon laquelle le cheminement de l’excitation douloureuse peut être ralenti voire arrêté au niveau médullaire par le passage prioritaire d’influx nerveux sensitifs qui circulent plus vite que le message nociceptif en empruntant des fibres myélinisées de plus gros calibre. L’illustration en est le soulagement obtenu par le frottement de la peau (stimulation sensitive) autour d’une piqûre d’insecte. Les soins thermaux créent une stimulation cutanée étendue par le contact de l’eau chaude, l’application des produits thermaux, les massages et les douches. Il est également vraisemblable que ces stimulations cutanées dans un contexte agréable provoquent une sécrétion d’opioïdes endogènes;
– action sur la souffrance, c’est-à-dire sur le retentissement de la douleur. L’effet soignant du séjour thermal s’exerce aussi dans les domaines cognitif et affectif. Dans la sphère cognitive, l’éducation sanitaire reçue et la rencontre d’autres patients aident à comprendre la nature et le mécanisme d’une douleur rhumatismale qui peut perdre son caractère menaçant. Dans le domaine affectif, le séjour thermal peut créer un reconditionnement mental, en isolant la douleur de ses conséquences pénibles habituelles pour la lier à un vécu plus attrayant.
Nombre de malades douloureux chroniques bénéficient et devraient bénéficier plus encore à l’avenir de la médecine thermale. Une preuve en est la propension de curistes « non masochistes » à vouloir retourner en cure, au prix d’une contribution financière non négligeable de leur part puisqu’elle représente, rappelons-le, deux tiers à trois quarts des frais totaux de la cure, les organismes de prise en charge n’assurant quant à eux qu’une part minoritaire de ces frais (25 à 30 %), ce qui correspond approximativement au prix d’une journée d’hospitalisation en CHU.
Sachant les économies réalisées en consultations de médecins, d’hospitalisations, de soins et de médicaments — sans omettre les effets iatrogènes de ceux-ci—, le bilan financier apparaît positif pour la société et les organismes de prise en charge, sans compter la diminution de l’absentéisme (notamment chez les enfants scolarisés) et le mieux-être des patients (personnes âgées arthrosiques…). Certes la qualité de vie est un «paramètre» à manier avec grand soin, au quadruple sens de sa connotation scientifique, médicale, économique et éthique. Et il n’est pas question de le galvauder.
Affirmons simplement que la médecine thermale occupe et doit développer une place de choix dans la prise en charge des malades douloureux chroniques, au bénéfice de ces patients mais aussi de la société : sédation des douleurs, réhabilitation et meilleure qualité de vie sont des objectifs dignes d’une médecine thermale exigeante et rénovée. Un faisceau d’arguments scientifiques et l’expérience quotidienne le prouvent. Il reste à mieux le faire savoir.